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REPENSER LES « ETUDES CREOLES »

Raphaël Confiant
REPENSER LES « ETUDES CREOLES »

Après quarante années de recherches, de publications et de mises en pratique, les Etudes créoles demandent aujourd’hui à être repensées. Cela ne signifie pas que l’immense savoir accumulé depuis lors serait désormais nul et non avenu, bien au contraire. Les deux disciplines-phares qui l’ont rendu possible__la linguistique et l’anthropologie__ont permis, entre autres, une description fine du système phonologique des différents créoles, une mise en exergue de leurs particularités syntaxiques, l’établissement d’un système graphique, la rédaction de dictionnaires etc... pour la première et la recension quasi-exhaustive de l’oraliture créole (contes, « titim », proverbes etc.), l’étude de rituels communautaires (« coup de main », veillée mortuaire, « sousou » etc.) et des pratiques magico-religieuses (vaudou, quimbois, hindouisme créole etc.) pour la seconde. Par la suite, la didactique a pris le relais de la linguistique et de l’anthropologie puisqu’il n’est plus aucun pays créolophone dans lequel la fameuse « introduction du créole à l’école et à l’université » demeure lettre morte. En Haïti et aux Seychelles, le bilinguisme/trilinguisme (créole, français, anglais) est même devenu une politique d’Etat.

Il est temps d’aller plus avant. Ceci exige d’abord de ne plus se cantonner, voire s’enferrer, dans les problématiques linguistiques, anthropologiques ou didactiques sans pour autant s’en délester. En matière de linguistique créole, par exemple, les velléités de remodelage/restructuration de l’actuelle graphie du créole, presque universellement acceptée, à quelques détails près, sont rien moins qu’une perte de temps. Batailler à perte de vue à propos de tel ou tel graphème qui permettrait prétendument de lire plus facilement le créole est tout simplement dérisoire. En matière d’anthropologie, se frictionner à propos de suffixes (notamment « ion » et « ité ») l’est tout autant. Il n’y a aucune opposition entre « créolisation » et « créolité » pour la simple raison que le premier renvoie à un processus ininterrompu (comme l’ « hominisation ») tandis que le second renvoie (comme l’ « humanité ») à un état ou plutôt à des états différents, historiquement datés, du processus de créolisation.

Ainsi, très grossièrement, s’agissant de la Martinique, on peut identifier au moins quatre « états de créolité » : créolité pré-plantationnaire (1635-1660-70) ; créolité plantationnaire (1670-1950-60) ; créolité post-plantationnaire (1960-2000) ; créolité mondialisée/globalisée (2000 à nos jours).

En matière de didactique, il n’y a plus lieu de s’enfermer dans le bilinguisme/trilinguisme créole-français ou créole-français-anglais comme dans les années 80 du siècle dernier. Edouard Glissant a suffisamment clamé que désormais, nous vivons dans « l’écho de toutes les langues du monde ». Et nous savons que le monde qui vient ne sera plus euro-américano-centré. Les débats sur l’anglais précoce, l’espagnol précoce ou le créole première langue d’enseignement à la maternelle relèvent donc du futile. Il faut que nos enfants apprennent désormais une grande langue non indo-européenne : chinois, japonais, arabe, hindi ou swahili.

Bref, il faut que les créolistes se mettent à « penser le fait créole » au-delà des traditionnelles approches technicistes de la linguistique, de l’anthropologie et de la didactique. « Au-delà » ne signifiant point « hors de », mais « plus avant », répétons-le. Ce point est important car le renouveau que nous appelons de nos vœux a déjà été brillamment ouvert par le poète Monchoachi, sauf que chez lui, il y a une prise de distance trop grande, voire dangereuse par endroits, avec la linguistique. Reproche qui peut être adressé également au grand ancêtre de la pensée créole que fut Glissant. Par exemple, quand ce dernier écrit que « le créole organise la phrase en rafales », c’est joliment dit, très excitant même, mais malheureusement cela ne veut rien dire du point de vue linguistique. Après le tout-linguistique, le tout-anthropologique et le tout-didactique, évitons donc de tomber dans le tout-poétique !

Fort de toutes ces différentes approches, il convient maintenant de penser. Et penser revient à prendre de la distance critique et donc à faire de la philosophie étant entendu que cette dernière ne saurait renvoyer seulement à ce que l’Occident a défini comme tel (cf. « La philosophie parle grec » de Heidegger). Descartes avait vu juste en voyant dans la Raison « la chose la mieux partagée au monde », sauf que dans son univers mental du XVIIe siècle, ce « monde » ne faisait référence qu’à l’Europe. Ici, toutefois, il faut s’arrêter un instant et ne pas confondre philosophie et croyances collectives (sagesses populaires, cosmogonies, théogonies etc.). C’est dans ce piège que sont tombés les promoteurs d’un intéressant projet intitulé « Humanités créoles » au tournant des années 2000. A juste titre, ceux-ci demandaient la création d’une matière obligatoire portant cette dénomination de la classe de 6è à la Terminale. En effet, s’il est important que tout élève martiniquais connaisse la veillée mortuaire, les contes, le « bèlè » ou le « coup de main », si l’instauration de cette matière est parfaitement justifiée, celle-ci ne saurait aucunement être confondue avec la philosophie du fait créole que nous souhaitons voir mettre en chantier. A ce propos, nos cousins africains ont trente ans d’avance sur nous : ils ne confondent plus l’ethnophilosophie et la philosophie. Dès 1977, le philosophe béninois Paulin J. Hountondji critiquait la notion de « philosophie africaine » dans son ouvrage « Sur la « Philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie ».

Ecoutons-le :
« Il y a toujours place, aujourd’hui comme hier, pour une bonne sociologie des représentations collectives. La critique de l’ethnophilosophie n’enlève rien à la prégnance, à l’omniprésence et au caractère contraignant de ces représentations. Elle met en garde simplement contre la tentation de les prendre pour ce qu’elles ne sont pas : une philosophie. La cosmogonie dogon, les cosmogonies, théogonies, anthropogonies africaines méritent d’être étudiées pour être comparées, non à la philosophie occidentale, mais aux mythologies des autres cultures, y compris celles de l’Occident. »

Cette analyse s’applique tout à fait aux sociétés créoles. Il est tout simplement risible de comparer la « sagesse » contenue dans les contes créoles à la « sagesse » d’un Sénèque, Kierkegaard ou Schopenhauer dans le but, au demeurant fort honorable, de prouver que nous autres, Créoles, possédons aussi une philosophie. Il faut comparer la « sagesse » des contes créoles à celle des contes auvergnats, limousins ou bretons. Se pose donc la question de savoir comment construire cette pensée critique du fait créole. Comment bâtir une véritable philosophie du fait créole. Là encore, il faut se tourner vers les penseurs africains et notamment le Ghanéen Kwasi Wiredu (1980, 1997, 2004) qui se bat pour une « décolonisation conceptuelle » du continent noir, ce qui, chez lui, passe par une « réhabilitation des langues africaines ». La distinction qu’il opère entre les « tongue-relative statements » et les « tongue-neutral statements » est précieuse : il s’agit de faire la différence entre les « propositions linguistiquement marquées » c’est-à-dire qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une langue ou d’une famille de langues donnée, d’une part et de l’autre, les « propositions linguistiquement neutres » c’est-à-dire qui sont seules susceptibles d’avoir, sous certaines conditions, une validité universelle et donc transculturelle. Et Kwasi Wiredu de lancer en conclusion d’un colloque à Nairobi : « Philosophes africains, apprenons à penser dans nos langues ! ».

S’agissant du créole, on ne peut que souscrire aux analyses et propositions du Ghanéen comme à celles du Béninois citées plus haut. Nous avons de brillantissimes linguistes du créole, de grands anthropologues et sociologues des mondes créoles, d’éminents didacticiens, des poètes et romanciers créolophones de valeur etc…, mais désormais le fait créole mérite d’être philosophiquement appréhendé. L’Afrique nous a montré la voie.

Faute de quoi nous continuerons à mariner, pour paraphraser Césaire, dans la calebasse de l’île-Linguistique, l’île-Anthropologie, l’île-Sociologie, l’île-Littérature ou l’île-Didactique.

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