Pour Ana, la rédaction d’une nouvelle constitution présente l’opportunité de mettre fin à une justice discriminatoire accentuée par la pandémie de Covid-19, et qui a été récemment dénoncée par Amnesty International dans une lettre ouverte au gouvernement Chilien.
Le Chili vit un événement démocratique majeur. Le 25 octobre 2020, les citoyen.ne.s chilien.e.s se sont prononcé.e.s en faveur de la rédaction d’une nouvelle constitution. Sur les 155 citoyen.e.s élu.e.s pour la rédiger, 7 sont Mapuche : un peuple autochtone qui représente 12% de la population et dont les droits ne sont pas reconnus par l’actuelle constitution, héritée du régime de Pinochet. L’enjeu de cette nouvelle constitution : créer un état plurinational pour reconnaître les territoires ancestraux et les systèmes de gouvernement des peuples autochtones. Suite à un premier reportage publié ici en octobre 2020, nous continuons à suivre le parcours de Veronica, qui a organisé durant toute la campagne des rencontres en visioconférence avec des candidat.e.s Mapuche à cette assemblée citoyenne.
Tout a débuté avec l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, en octobre 2019. Tout, ou presque. Cette mesure, qui a déclenché de violentes émeutes dans les grandes villes du pays, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour une nation marquée par les divisions sociales, ethniques et politiques depuis la fin de la dictature de Pinochet.
Les revendications portées par les manifestant.e.s ont débouché sur un vaste mouvement national en faveur d’un meilleur accès à l’éducation, aux soins, à la retraite… pour l’ensemble des femmes et des hommes du pays.
En octobre 2020, 78% des votants ont dit “oui” à une nouvelle constitution lors d’un référendum proposé par l’actuel président Sebastián Piñera pour tenter de mettre un terme à une année de répressions sanglantes.
Pour réaliser l’importance de cet événement, il faut comprendre qu’une Assemblée constituante est rarissime dans un pays. En France, les deux dernières ont eu lieu en 1789 ou 1848. Fait notable dans le cas du Chili, cette Assemblée est constituée à 100% de citoyens directement élus.
“Il n’y aura pas de députés en fonction, ni de délégué syndical ou fonctionnaire en exercice. Pas de cumul. Un vrai renouvellement démocratique.” pointe franceinfo
Veronica, qui lutte depuis la France pour faire entendre la voix de son peuple, a organisé durant toute la campagne des rencontres en visioconférence avec des candidats à cette élection, qu’elle voit comme un passage obligé :
“ J’invite mes frères, mes sœurs et toutes celles et ceux qui nous regardent durant ces rencontres à voter en conscience, en se renseignant au maximum sur les candidat.e.s avant de choisir. Ont-ils ou elles jamais été sur le terrain, soutenir ceux et celles d’entre nous qui ont été incarcérés injustement ? J’invite chacun.e à effectuer des recherches sur les parcours et profils des candidat.e.s et à être vigilant.e.s, car nombre d’entre eux se présentent depuis le confort de leur bureau, mais n’ont jamais été sur le terrain, à une manifestation ; et ils et elles reçoivent de l’argent du gouvernement chilien pour aller dans son sens”.
Veronica a choisi de donner la parole à des candidat.e.s qui se sont démarqué.e.s par leur engagement de terrain, et qui portent des revendications communes : Adan Romero Cheuquepil et Ana Llao.
“C’est un moment historique auquel j’ai décidé de participer. Je suis conscient que cette élection est surtout symbolique et que la nouvelle constitution n’amènera pas immédiatement les changements structurels que nous souhaitons; mais maintenant que cette opportunité nous est donnée, tout l’enjeu est de ne pas laisser ces postes vacants” – Adan Romero Cheuquepil.
Pour Adan Romero Cheuquepil, il est important de réinscrire cette élection dans le temps long, et de comprendre qu’il existe un certain nombre de traités historiques qui attestent de la préexistence de la nation Mapuche sur l’État chilien.
En 1641, le Parlement de Quilín a marqué pour la première fois la reconnaissance par les Espagnols d’un territoire Mapuche, depuis le Fleuve Rio Bio Bio jusqu’au Rio Toltén. En 1833, ce territoire, qui fait 10 000 000 ha et porte le nom d’Araucanie, est officiellement inscrit dans la Constitution chilienne.
“Mais, dans la seconde moitié du XIXème siècle, tout bascule : l’Armée chilienne commence à occuper l’Araucanie dans un processus dit de “pacification” de la zone. En réalité, l’objectif est simple : prendre le contrôle du territoire pour y déployer une agriculture intensive dédiée à l’exportation. En 140 ans, nos terres ont été réduites à 5% de leur superficie initiale et notre culture mise à mal, dans une forme de “chilenisation” qui amène aujourd’hui à un exode massif des Mapuche vers les villes. Ce processus d’assimilation forcée teinte l’actuelle constitution d’une forme de néocolonialisme à laquelle il est temps de mettre un terme” – Adan Romero Cheuquepil.
Pour Adan, la présence des Mapuche au sein de l’Assemblée Constituante est l’opportunité d’ouvrir le débat sur la création d’un état plurinational.
La création d’un état plurinational apparaît comme un point de convergence entre les programmes des candidat.e.s à cette Assemblée. Inscrite depuis 2009 dans la constitution bolivienne, elle inspire au Chili car elle ouvre la voie à l’autodétermination des peuples autochtones, dans le respect de la diversité des cultures et de l’unité de l’État.
Pour Adan Romero Cheuquepil, l’état plurinational est un premier pas vers l’autodétermination : “la libre détermination est la forme juridique qui me semble la plus juste pour que nous puissions prospérer dans la forme que nous choisissons » – Adan Romero Cheuquepil.
Une conviction que partage Ana Llao, également candidate à l’Assemblée constituante.
« J’adhère au concept d’État plurinational car bien que nous revendiquions notre droit à la différence – de langue, de croyances et de culture – il y a des sujets qui concernent tous.tes les chilien.e.s comme l’accès à l’eau, qui est privatisée. Mais in fine, notre objectif est l’autodétermination ».
Ana n’a jamais fait partie d’un parti politique, mais a choisi de se présenter sur conseil de ses proches, parce qu’elle lutte depuis des années contre les incarcérations arbitraires de Mapuche.
Pour Ana, la rédaction d’une nouvelle constitution présente l’opportunité de mettre fin à une justice discriminatoire accentuée par la pandémie de Covid-19, et qui a été récemment dénoncée par Amnesty International dans une lettre ouverte au gouvernement Chilien :
“Nous rappelons aux autorités chiliennes que 19 des personnes en grève de la faim sont en détention provisoire, et que la présomption d’innocence s’applique pour elles” – Erika Guevara-Rosas, directrice pour les Amériques à Amnesty International.
Chaque année, des dizaines de Mapuche tombent sous le coup de la loi antiterroriste, souvent pour des crimes qu’ils n’ont pas commis. Parmi eux, Alberto Curamil, placé en détention provisoire pendant plus d’un an suite à une accusation de vol à main armée – et dont il a été acquitté en décembre 2019.
Alberto, qui a reçu depuis la prison le prix Goldman de l’environnement pour avoir lutté contre l’implantation de deux projets hydroélectriques sur le fleuve Cautín, a choisi de ne pas se présenter comme candidat à cette Assemblée constituante car elle émane, selon lui, d’un État oppresseur.
“Je respecte celles et ceux qui s’engagent dans ce processus constitutionnel mais je pense que l’oppression de mon peuple va continuer, constitution ou pas, pour les Mapuche. Dans tous les cas, ce sont les intérêts économiques des entreprises qui exploitent notre territoire qui priment”.
Depuis notre entretien, Alberto Curamil a reçu sept coups de chevrotine lors d’une manifestation de soutien à un werken (un messager) dont la maison a été incendiée par des latifundistas (propriétaires terriens).
Au niveau national, le scrutin a été marqué par l’abstention (57,5%), la victoire des candidat.e.s indépendant.e.s et des partis de gauche (33,22% des suffrages), et une large victoire des femmes “rééquilibrée” par le principe de parité en vigueur durant cette élection.
Les 15 et 16 mai dernier, ni Adan, ni Ana n’ont remporté le nombre de voix nécessaires pour rejoindre l’Assemblée constituante ; mais les revendications qu’ils portent font écho à celles des vainqueurs :
Les vainqueurs ont désormais un an pour se mettre à l’ouvrage. L’enjeu, pour eux, va être de ne pas céder aux pressions politiques et aux tentatives de récupération des partis, pour pouvoir continuer à porter la cause des Mapuche sur la scène nationale. Une mission qui s’annonce difficile pour un groupe qui représente 5% de l’Assemblée ; chaque nouvelle proposition de texte devant être votée par deux tiers de la constituante.
« Un reportage de Nora Guelton, autrice et co-fondatrice des Eco-histoires, un réseau transdisciplinaires de créateurs.ices engagé.e.s dans la transition écologique, sociale et solidaire »
Crédit photo couv : La population a érigé un œil géant avec du sang sur la statue principale de la Plaza Dignidad (ancienne Plaza Italia), pour commémorer les plus de 400 victimes de traumatismes oculaires de la police. Santiago, Chili, 18.10.2020 – erlucho