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Raphaël Confiant sur Aimé Césaire : "Une traversée paradoxale du siècle" [Interview]

Raphaël Confiant sur Aimé Césaire : "Une traversée paradoxale du siècle" [Interview]

En 1993, le romancier martiniquais Raphaël Confiant publiait "Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle". Une analyse sans concession du parcours littéraire et politique du cofondateur de la négritude. Dans un entretien à La1ere, il revient sur sa démarche.

Il y a vingt-cinq ans, Raphaël Confiant a déjà de nombreux romans à son actif, en créole et en français, dont "Eau de café" (publié chez Grasset en 1991 et qui obtient le Prix Novembre), et un essai intitulé "Eloge de la créolité" (en collaboration avec Jean Bernabé et Patrick Chamoiseau aux éditions Gallimard) qui pose les bases d’un nouveau courant intellectuel et littéraire, en particulier aux Antilles.
A l’époque, on trouve déjà des milliers de livres, de mémoires, de thèses et d’articles en toutes langues sur Aimé Césaire, mais, comme le dit Raphaël Confiant dans un ouvrage de plus de 350 pages qui paraît en novembre 1993 (aux éditions Stock, réédité par Ecriture en 2006), « il n’en existe pas un seul qui en amorce une vision critique. Presque tous frôlent en fait l’hagiographie. » En ce mois d’avril 2018 où l’on commémore un peu partout les dix ans de la disparition du grand poète, le constat de Confiant reste encore d’actualité. De fait, à notre connaissance, personne n’est allé aussi loin et avec autant de minutie dans l’étude de l’itinéraire, par ailleurs exceptionnel, du "Nègre fondamental". Pour La1ere, le romancier martiniquais revient sur son livre, considéré en son temps comme iconoclaste.

En 1993 vous avez été le premier chercheur à dresser sans complaisance l'inventaire de l'icône Aimé Césaire, alors âgé de 80 ans, en évoquant sa "traversée paradoxale du siècle". Pourquoi paradoxale?
Raphaël Confiant :
Le mot "paradoxal" désigne l'incompatibilité logique qu'il y a, à mon humble avis, entre le fait de se réclamer de l'Afrique, de la civilisation dite "noire", bref de la négritude, tout en étant celui qui, en 1946, fut le rapporteur de la loi de départementalisation/assimilation qui eut pour effet de transformer les "quatre vieilles colonies" - Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion - en "départements français d'Outre-mer". Car enfin, le processus d'assimilation visait en fait à effacer, à digérer toute trace d'africanité pour progressivement imposer la francité ou plus largement l'européanité. Il y a donc chez Césaire une sorte de grand écart, ce que j'ai appelé "paradoxe", entre, d'une part, la revendication littéraire, philosophique et culturelle de la négritude et d'autre part, la réalité d'une loi qui instaurait la "blanchitude". Alors je sais qu'on me dira que la revendication d'assimilation date de la deuxième moitié du XIXe siècle, que la "classe mulâtre" l'avait ardemment voulu ou demandé etc..., et que Césaire n'est que l'aboutissement d'un long processus, ce que j'ai répété d'ailleurs dans mon livre. Sauf que problème : quand un assimilationniste réclame l'assimilation, il n'est pas en contradiction avec lui-même, il est logique avec lui-même. A l'inverse lorsqu'on se réclame de la négritude et qu'on est l'auteur du féroce "Discours sur le colonialisme" et qu'on rapporte une loi d'assimilation, il y a un vrai paradoxe.
 

Césaire n'était-il pas tout simplement réaliste sur le plan politique, la départementalisation ayant permis des avancées sur les plans social, économique et éducatif par exemple, par rapport aux pays africains ? Cela en se replongeant dans le contexte de l'époque, où la majorité des Antillais et Guyanais n'étaient pas en faveur de l'indépendance, ce qui avait d'ailleurs découragé Frantz Fanon comme de nombreux autres militants antillais qui avaient choisi notamment de mener la lutte en Algérie au côté du FLN contre la France...
Ce que l'on peut objecter à Césaire, ce n'est aucunement de n'avoir pas demandé l'indépendance puisque même son ami Senghor fut d'abord favorable à l'Union française, mais de n'avoir pas pris la mesure du fait que le statut de département d'Outre-mer pouvait être un carcan. Oui, il fallait sortir du statut de colonie, mais on aurait fort bien pu, comme le voulait d'ailleurs son collègue à l'Assemblée nationale, le député guadeloupéen Paul Valentino, imaginer une autre forme de relation avec la France. L'alternative n'était donc pas du tout, comme on le  croit aujourd'hui, entre "colonie" ou "département d'Outre-mer". Mais pour cela encore aurait-il fallu que Césaire s'intéressât aux îles anglophones et hispanophones de la Caraïbe, toutes proches de la Martinique et dont on dit qu'il ne les a jamais visitées.

Effectivement un autre paradoxe de Césaire c'est qu'il ne semblait pas intéressé par son environnement caribéen, sauf Haïti. Et puis il y a son étonnant rapport - ou sinon rejet - à la langue et la culture créoles. Comment expliquez-vous ce dernier point pour quelqu'un qui était quand même viscéralement attaché à sa terre natale ?
Dans mon livre, "Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle", j'écris que Césaire avait deux patries en fait : une patrie sentimentale, l'Afrique, et une patrie intellectuelle, la France. Il n'a donc jamais pris l'exacte mesure de la créolisation et s'il savait bien sûr de quoi il s'agissait, il s'en méfiait fortement. Pourquoi ? Parce qu'il y voyait une forme de bâtardise ou d'abâtardissement, ce en quoi il a parfaitement raison. Ce qui nous oppose à lui, nous de la créolité, c'est le fait que nous assumons notre bâtardise pour la très banale raison qu'on ne peut pas refaire l'histoire : les Gaulois ont été colonisés par les Romains, les Berbères par les Arabes, les Davidiens de l'Inde par les Aryens etc... On a mille exemples de ce type dans l'histoire humaine et si la déportation des Africains en Amérique en est l'un des plus horribles, des plus atroces, il s'inscrit dans l'histoire plurimillénaire des colonisations de toutes sortes.




Donc dès lors qu'on ne peut pas refaire l'histoire, il faut soit retourner vivre en Afrique, choix parfaitement respectable, soit assumer sa créolité, son antillanité, sa caribéanité, son américanité, peu importe le nom qu'on lui donne. Et donc assumer la langue et la culture créoles nées du fracas de l'histoire!


On dit qu'en dépit de vos divergences vous rencontriez fréquemment Césaire et que d'ailleurs vous préparez un livre de vos entretiens. Est-ce dans vos projets ? Par ailleurs quels souvenirs gardez-vous de l'homme ?
En fait, j'ai très tardivement rencontré Césaire. Il avait déjà plus de 80 ans et c'est un jeune auteur martiniquais, Jean-Marc Rosier, qui a pris l'initiative de cette rencontre. Rencontre que j'appréhendais beaucoup car les "césairolâtres" avaient caricaturé mon livre. Or, Césaire m'a accueilli comme un fils ! Un fils rebelle, mais un fils tout de même. Il m'a tout de suite lancé dès qu'il m'a fait asseoir dans son bureau de l'ancienne mairie de Fort-de-France : "Au moins vous, vous m'avez lu !". J'y ai vu un compliment à mon endroit et une critique voilée envers les césairolâtres, toute cette cour d'ignares qui l'entourait et qui n'avait qu'une idée en tête : capter son héritage à leur profit. Il me disait aussi, sur un ton taquin : "Vous savez, Confiant, la créolité n'est qu'un département de la négritude". Mais moi, je ne me démontais pas et rétorquais : "Pour moi, la négritude est une province de la créolité au contraire. Pardonnez-moi, je n'aime pas le mot 'département'". Et nous éclations de rire !... Oui, Jean-Marc Rosier avait enregistré nos entretiens et comme en plus d'être écrivain, il s'occupe de K-éditions, j'avais décrypté ceux-ci et nous comptions les publier sous le titre "Conversations avec le Nègre fondamental". Sauf qu'à sa mort, l'un de ses fils m'a téléphoné pour me dire que la famille exigeait de voir le manuscrit avant toute publication ! J'ai refusé évidemment et donc ce manuscrit ne sera jamais publié. Je garde de Césaire l'image d'un homme habité à la fois par une puissante intellectualité mais dans le même temps d'une sourde fragilité. Voire même d'une insondable tristesse...

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