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MON CHER EDOUARD GLISSANT,

Ernest Pépin
MON CHER EDOUARD GLISSANT,

« Il ne s’agit pas d’écrire des livres mais de faire une œuvre », voilà une des phrases que j’ai apprises de toi. Elle a le tranchant net d’une injonction et l’exigence d’une forme d’honnêteté envers l’art et la pensée. Si aujourd’hui je la cite, c’est pour rappeler que jamais tu n’as jamais triché ni avec la littérature, ni avec les autres. Cette éthique léguée par les aristocrates aux pieds nus qui, confrontés à la géhenne des habitations, trouvaient le moyen de rehausser l’homme en eux a toujours fait geste et sens dans la raideur de ton parcours. Je dis « raideur » comme j’aurais pu dire « solitude » ou peut-être « hauteur » au sens créole du terme.

Tant de titres, pierres semées ou éclats d’un soleil de la conscience, ont illustré ce cheminement qu’aujourd’hui nous sommes requis par la poésie, le roman, l’essai de te dire honneur et respect !

Honneur et Respect non pas seulement pour la quantité mais surtout pour la qualité. La pensée ne supporte aucune arithmétique car elle relève du pur jaillissement et de la lumineuse coulée où le chaos se métamorphose en une esthétique de l’imprévisible. L’imprévisible n’est pas la supposée folie du hasard. Il s’apparente plutôt à une orientation (aimantation ?) qui dans le désordre de l’inédit ou de l’invu organise la beauté des formes neuves par lesquelles nous sommes sommés de (re) lire le monde.

Honneur et Respect pour tant d’aventures où le dit loin de s’éparpiller se rassemble en vérité drue et projette par-delà l’archipel de la Caraïbe l’énergie de toutes les mers, de tous les courants, de tous les glissements de plaques tectoniques pour tenter de saisir la diversité-monde. J’entends par là ces vibrations de la pensée créatrice lorsqu’elle s’élabore en poétique des poétiques.

Il est des mots qui depuis ont pour moi un autre sens. Je ne puis dire « acomat » sans ressentir cet ensouchement et cette mobilité qui font que les ombres et les lumières bougent comme les notes d’un free-jazz. C’est d’un laboratoire qu’il s’agissait alors et j’ajouterai même d’un laboratoire prophétique. « Discours antillais » cette masse défragmentée d’un réel intenable et pourtant révélé à cause de son opacité. « Malemort », cette épopée d’une érosion au cours de laquelle l’antillais renonce à des fixités antérieures pour ruser avec ses rêves ou rêver avec ses ruses. Etc.…Etc.…

Et toujours dense, l’écriture comme une lenteur suractive, une patience bouillonnante, une force libératrice. J’entends ses cadences baroques. Je vois ses sinuosités lucides. Et de toute cette musique du composite émerge un sens résolument diffracté du réel. Défaire l’harmonie pour chercher le noyau dur de l’acte d’écrire à travers l’immense défi des imaginaires.
Car c’est de cela qu’il a toujours été question : de dévoiler d’une manière presque « barbare » les illusions de l’UN, les masques de l’universel, l’ivresse meurtrière des identités ataviques, la cécité d’un humanisme. Sans pour autant prétendre à un quelconque éloge, cette écriture là, fille du divers, donne à lire les frottements, les entrelacements, les fascinations d’un monde où les frontières sont de plus en plus impuissantes et de plus en plus absurdes.

A charge pour nous de comprendre que l’imaginaire loin d’être une fantaisie ou un caprice des peuples est au contraire l’outil le plus efficace pour désamorcer les pièges tendus par les conformismes, les atavismes, les racismes et tout ce qui procède de l’exclusion de l’homme par l’homme. D’où l’importance de Faulkner, de Victor Segalen, de Saint-John Perse, totems de territoires fertilisés par l’imaginaire des ailleurs et la connaissance intime des diversités. Ils sont, avant tout, des magiciens qui convertissent une « intuition » du monde en « intention » du monde.

Mais qu’avons-nous réellement à faire de la conscience du divers ? Ne serait-ce pas là la nouvelle coquetterie de notre temps ?

Répondre à cette question c’est tout de suite lancer le foudroiement de la Relation comme principe d’une humanité hantée par les dominations, les exploitations, les coupures hiérarchisées, les oppositions irréductibles, les fractures…La Relation eut-on dit « cicatrisante » et plus encore salutaire en ce qu’elle impose, par-delà les langues, un langage poreux à toutes les expressions de l’humain.

Répondre à cette question c’est comprendre qu’il n’est plus de confort intellectuel immuable, plus de certitudes blindées, plus de dominants de droit colonial, plus de lecture unique du monde, de sens unique de l’histoire et qu’il faut opposer à ces monstruosités la relativité et l’instabilité créatrices du vivant. Ceux qui observent le surgissement de la Chine, les tentations impériales de la Russie, la montée de l’Inde, l’incessant tangage du Moyen-Orient, la précarité de l’hégémonie des USA, les résistances éparses et les flux migratoires savent que le monde cherchera désormais son équilibre non pas dans un centre mais dans un décentrement généralisé des possibles. Des guerres de civilisations sont en veille. Elles nous invitent à repenser les vieux clivages alors même que la planète se réchauffe et que l’écosystème se fragilise. Nous n’en sommes plus à détecter nos failles mais à affirmer une pensée solidaire de la mondialité. L’économisme hautain et aveugle a fait son temps et la gestion des ressources nous condamne tous à une redéfinition (nécessairement culturelle) de nos représentations et de nos prétentions. Et c’est là que la Caraïbe a son mot à dire parce qu’elle a toujours tâtonné dans les marges, toujours bricolé des syncrétismes, toujours douté de la validité des prétendues grandes puissances, toujours récolté les imprévus en des « adaptations » innovantes. Peu importe qu’on les appelle « créolité » ou « créolisation » ! Ce qui vaut c’est qu’elle tente de proposer une anticipation féconde de la pensée du monde.

Tout-monde as-tu dit et voilà, pour ceux qui veulent entendre, une saisie non conquérante des « tremblements » actuels et des circularités contemporaines. Il faut te rendre cet hommage d’avoir su broyer les héritages multiples pour ressentir frémissements du futur, d’avoir bousculé les immobilités pour libérer des traces, des élans et des questionnements tendus vers l’alliance des peuples. Découvrir les fastes de l’en-dessous tel un archéologue des royaumes perdus, forcer le langage à advenir à la relation, nouer d’improbables connivences, dénouer les imaginaires, nous entraîner dans des plongées suffocantes, tel est ton incessant labeur d’écrivain.
Il est des « penseurs » qui ne savent que penser. Toi, tu sais vivre ta pensée comme une générosité. A preuve, en ce qui me concerne, Carifesta à Cuba, le Parlement des Ecrivains, le Prix Carbet, l’Institut du Tout-Monde. Toutes ces présences partagées qui sont la manifestation d’un savoir-vivre et d’une élégance du vivre-savoir.

Tu ne souffleras pas les bougies de tes ans mais celles du grand livre de ton œuvre. Ce par quoi tu es jeunesse !
En cette heure où je suis loin de toi (et si proche !), reçois cette lettre comme l’expression d’une gratitude.

JOYEUX ANNIVERSAIRE !

 

Ernest Pépin

Cayenne le 15 septembre 2008

 

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