Ce roman Verre cassé (Collection Points n° P1418) est écrit sans le moindre point, ce qui ne nuit pas à la lisibilité du texte. Le récit est enlevé même si chaque page est truffée de références diverses, les principales étant des titres de romans que les lecteurs avertis détecteront au fur et à mesure. En dehors de l’aspect ludique du procédé stylistique, Alain Mabanckou attire notre attention sur le fait qu’en ce début de XXI siècle, un écrivain a forcément conscience de mettre ses pas dans ceux de ses innombrables prédécesseurs.
Alain Mabanckou, de toute évidence, a pris le parti de faire de ses personnages féminins la cause du malheur des hommes, ces pauvres créatures bafouées, au bout du rouleau. L’intrigue se déroule essentiellement dans un bar d’une ville d’Afrique, un bar ouvert à sa manière sur le monde car les clients ont souvent vécu à l’étranger.
J’ai rédigé la note de lecture qui suit à la manière d’Alain Mabanckou dans Verre casssé. Sans points, elle est émaillée, entre autres, de titres d’ouvrages écrits par des auteurs africains. Pouvez-vous les retrouver ?
avenue de l’Indépendance, l’Escargot entêté, autrement dit le patron du bar «Le crédit a voyagé» se félicite, l’époque des histoires que racontait la grand-mère grabataire est révolue ; aujourd’hui, il faut l’admettre, si les paroles s’envolent, les écrits restent ; sa hantise, c’est que rien ne subsiste de son bar dans la mémoire des hommes car avec le temps tout s’en va, il charge donc un de ses clients de consigner, au jour le jour, sur un cahier, ses rencontres avec les petit-fils nègres de Vercingétorix venant chercher consolation dans la dive bouteille,
le scribe s’appelle Verre cassé, autrefois il était un homme exemplaire et bon, un enseignant autodidacte mais compétent qu’on avait voulu muter dans l’arrière-pays parce qu’il buvait, c’était pour lui le commencement des douleurs mais il avait résisté, il ne croyait pas à la légende de l’errance, il n’avait pas vocation à être l’ivrogne dans la brousse ; aujourd’hui, devenu pilier de bar, pour combattre le spleen, il ne connaît qu’un remède, boire un petit coup, joyeuse déraison, après, dans sa tête c’est un feu d’artifice, bleu-blanc-rouge, les couleurs de l’oubli avant l’usure des lendemains ; notre homme voudrait bien aussi connaître à nouveau le plaisir source de joies avec une prostituée du quartier Rex mais aucune jeune ne veut de lui, il est trop sale, trop pantelant ; Verre cassé en suit une, toute décatie, dans sa cabane, son envie déjà plus que virtuelle lui passe, elle le jette dehors, refuse même d’être payée, agonies, l’évocation tourne à la scatologie, quatre heures du matin, Verre cassé vomit au pied d’un manguier et sur la lancée soulage ses intestins, un passant l’oblige à ramasser ses excréments, ville cruelle, l’arbre aussi verse des larmes, mais que lui est-il donc arrivé à lui Verre cassé, pour s’égarer ainsi dans l’impasse de la déchéance, seul le diable le sait,
Verre cassé trouve facilement matière à raconter car, dans le bar, c’est la fête des masques qui tombent un à un, les autres ivrognes lui confient spontanément leurs déboires dans un hoquet, désastre, parlez leur du désastre,
l’Homme aux Pampers s’est retrouvé en prison accusé à tort de pédophilie par la femme infidèle, violenté plus souvent qu’à son tour par ses compagnons de cellule, il porte plusieurs épaisseurs de couches sur son derrière béant, humide et bourdonnant de mouches, état honteux,
l’Imprimeur a fait la France, il y a épousé une indigène, résultat des courses, il a connu la saison des fous dans un asile psychiatrique, cherchez la femme, la Blanche ne vaut pas deux Noires, blanche ou noire, c’est kif-kif ,
dans ce bar hanté de saoulards, le défoulement prend vite une tournure obscène - truculente diront les amateurs - Robinette y défie ces messieurs dans un concours à qui pissera le plus longtemps, Rabelais au Congo, alors tout, tout, tout, vous saurez tout sur le zizi, la championne trouve son maître en la personne de Casimir, au terme d’une compétition publique qui s’éternise tant les deux concurrents ont de la ressource en matière de miction, inutile de leur jeter la pierre car Dieu seul sait comment ils dorment,
l’Escargot entêté est un homme instruit, «voyageur en littérature», il récite en boucle La Mort du loup d’Alfred de Vigny et a su déceler chez Verre cassé «le petit ver solitaire qui ronge ceux qui écrivent», mais il n’y a pas que le démon de l’écriture qui ronge notre scribe, l’histoire finit mal
Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES
Avez-vous trouvé ? Le commencement des douleurs et L’état honteux de Sony LABOU TANSI / L’ivrogne dans la brousse de Amos TUTUOLA / Ville cruelle de Mongo BETI / Agonies, L’impasse et La source de joies de Daniel BIYAOULA / La joyeuse déraison d’Eugène EBODE / Seul le diable le savait de Calixthe BEYALA / La fête des masques et Femme infidèle de Sami TCHAK / La saison des fous de José E.AGUALUSA / Au jour le jour, Les petits-fils nègres de Vercingétorix/ L’usure des lendemains , La légende de l’errance / Les arbres aussi versent des larmes / Et Dieu seul sait comment, je dors et Bleu-blanc-rouge d’Alain MABANCKOU