Ce texte n'est aucunement une manière d'éloge de la dictature. Celle des Duvalier, père et fils, a causé un tort si immense à Haïti qu'il n'est plus besoin de s'appesantir sur le sujet.
Je veux simplement porter un témoignage sur la profonde humanité du peuple haïtien, d'une part et de l'autre, marquer mon incompréhension sur l'état de déliquescence actuel du deuxième pays indépendant du continent américain (après les Etats-Unis) et de la première république noire du monde moderne, selon l'expression consacrée. Je ne suis allé que quatre fois au pays de Jean-Jacques Dessalines, toutes au 20è siècle. Cela fait donc très longtemps mais j'ai toujours suivi de près la vie politique et culturelle ce pays que chaque Caribéen porte en lui, même ceux qui s'émeuvent de l'actuelle vague d'immigration, vague certes sans précédent, dans notre Martinique. A ce sujet, je tiens à dire que parmi ces nouvellement arrivés, il y a de tout puisque les Haïtiens sont des gens comme les autres. Comme partout à travers le monde, il s'y trouve des bons, des méchants, des chercheurs d'une vie nouvelle, des désespérés, des trafiquants, des intellectuels, des honnêtes travailleurs etc...
Surtout des honnêtes travailleurs puisqu'un immigré haïtien ne demeure jamais les bras croisés et qu'aucune tâche, même la plus rude, ne lui fait peur. Ils sont ouvriers agricoles, maçons, femmes de ménage, petits boutiquiers ou "djobeurs". Honnête travailleur mais aussi honnête citoyen puisqu'on ne trouve, à ma connaissance en tout cas, aucun Haïtien à la prison de Ducos. Et si jamais il y en a, le nombre des incarcérés haïtiens doit être de toute façon très inférieur à celui d'autres communautés immigrées pourtant beaucoup plus réduites démographiquement. On peut comprendre l'exaspération de certains Martiniquais face à cette immigration, la plupart du temps clandestine, mais nous devons aussi comprendre que le nouveau millénaire est celui des déplacements massifs de population et qu'il est tout simplement impossible d'enrayer ce phénomène. Ni le fameux mur de Donald Trump ni les marines italienne, française ou espagnole ne sont en mesure de refouler les Latino-Américains dans le premier cas et les Arabes et Africains qui tentent de traverser la Méditerranée au péril de leur vie dans le second.
D'autant qu'une immigration haïtienne même massive ne menace aucunement notre "identité" puisque nous appartenons à la même culture créole. Mieux : leur présence nous aide à lutter contre ce qu'il faut appeler, écartant l'idée douteuse de "génocide par substitution" qui ressemble à celle de Grand Remplacement de l'extrême-droite européenne, d'une autre expression : le génocide par démartinicanisation ou décréolisation. Ce qui nous menace, en effet, ce n'est pas que nous risquons de cesser d'être des "Noirs" mais de cesser d'être des Martiniquais. C'est que notre langue et notre culture disparaissent. Que nous devenions complètement francisés, noir-américanisés, voire africanisés. Or, malheureusement, chez nos "vieux", l'assimilationnisme franco-centré est encore très vivace tandis que chez nos "jeunes", l'assimilationnisme noir-américano-centré pour certains, africano-centré pour d'autres a le vent en poupe. Entre ces trois étaux, notre culture martiniquaise, créole, qui entre dans son quatrième siècle, est désormais sur la défensive.
Les Haïtiens, eux, ont toujours su qui ils étaient. Leur armée, au cours de leur lutte de libération nationale à la fin du 18è/début du 19è siècle, s'appelait l'Armée Indigène. Et quand, il a fallu remplacer ce nom colonial qu'était Saint-Domingue, ils n'ont pas choisi Nouveau-Dahomey ou Nouveau-Congo à l'image des conquistadors européens qui ont créé partout des Nouvelle-Angleterre, Nouvelle-Espagne ou Nouvelle-France (le Québec d'aujourd'hui), mais bien celui d'Haïti/Ayiti. Ils ont redonné au pays son ancien nom amérindien, taino plus précisément, manière de proclamer à la face du monde "Nous sommes désormais les Indigènes de cette terre". Les néo-Indigènes...
Est-ce que défendre son ancrage en terre caribéenne signifie tourner le dos à l'Afrique ? Aucunement. La culture haïtienne a conservé des traits indéracinables du Pays d'Avant et cela ne concerne pas que le vaudou comme on le croit trop souvent. C'est également le cas de la Martinique quoiqu'à un degré moindre. Mais ces traits culturels se sont mélangés aux restes de culture amérindienne et aux apports français pour aboutir au bout de deux siècles à une culture et une langue originale. Qu'on les appelle "créoles" ou n'importe quoi d'autre, quelle importance ! Ce qui importe c'est qu'elles soient enracinées en terre caribéenne. Aimé Césaire avait eu cette expression géniale : "il faut domicilier l'Afrique aux Antilles" autrement dit tout faire pour renforcer les traits culturels africains et non caresser le rêve de Marcus Garvey de retourner en Afrique. Le mouvement de la Créolité a toujours été entièrement en accord avec cette idée de domiciliation.
Est-ce que défendre notre ancrage en terre caribéenne signifie tourner le dos à la France et sa culture ? Non plus ! S'il y a bien un pays où la langue française, à l'écrit en tout cas, a été portée au zénith, c'est bien Haïti en dépit du très faible taux d'alphabétisation, largement dû au fait que pendant tout le 19è siècle, l'état haïtien a dû rembourser à la France une pseudo-dette, en réalité une rançon, d'un montant faramineux : 150 millions de franc-or soit l'équivalent de 240 milliards de dollars. Chaque année, une part importante du budget de l'état haïtien fut consacrée au remboursement de cette "dette", argent qui aurait pu servir à construire des écoles, mais aussi des hôpitaux, des routes ou des usines. Malgré cette ignominie, l'intelligentsia haïtienne n'a jamais diabolisé ni la France ni sa langue au point qu'au début du 20è siècle, agacé, le grand intellectuel que fut Jean-Price Mars, auteur de l'admirable Ainsi parla l'oncle et fondateur du mouvement culturel appelé l'Indigénisme, en vint à dénoncer "le bovarysme culturel" des élites haïtiennes. Aujourd'hui, les plus grands écrivains francophones sont haïtiens ! Il suffit de voir les distinctions prestigieuses qui leur sont attribués.
Nous, Martiniquais, avons beaucoup à apprendre de l'expérience haïtienne.
Ce, sans doute trop long mais nécessaire détour, ne m'a pas éloigné de l'objet de cet article et de son titre : le 29 juillet 1969, je me trouvais, en effet, à Port-au-Prince et je ne savais pas que ce jour-là, on fêtait la création du corps des Volontaires de la Sécurité Nationale plus connus sous le sobriquet de "Tontons-macoutes". A l'hôtel où j'étais descendu la veille, son propriétaire, dont le patronyme était celui d'une province du sud de la France, me regarda d'un air effaré quand le lendemain matin, le 29 donc, la personne qui m'accompagnait et moi-même lui avions demandé comment se rendre au Palais National. Nous avions, en effet, admiré ce magnifique bâtiment sur photo et tenions à le voir en vrai. L'hôtelier nous dit d'aller tout droit, de continuer la même rue, mais sa voix nous sembla étrange. Son regard aussi.
Au-dehors, alors qu'il faisait grand soleil et qu'on n'était pas un dimanche, nous découvrîmes une rue absolument vide tout comme celles qui se trouvaient le long de notre chemin, soit celles qui lui étaient parallèles soit celles qui la coupaient. Un vide sidéral ! Un silence "total-kapital" comme dit le créole haïtien. Nous finîmes par arriver au but après une bonne demi-heure de marche. La blancheur immaculée du Palais National nous aveugla, sa magnifique architecture nous éblouit. Nous pressâmes alors le pas et stupéfaction ! Du bleu, du bleu, du bleu partout ! Une foule compacte d'hommes habillés en toile bleue semblable à celle des jeans. Elle était massée devant les grilles, fermées, du Palais National et tournait le dos à ce dernier. Ces hommes, parmi lesquels de rares femmes, bavardaient, rigolaient, buvaient au goulot de la bière ou du "clairin" (rhum).
Les lieux étaient, davantage que noir de monde, bleu de monde !
Sur le parvis du Palais, séparé des grilles par une large pelouse vide, une sorte d'estrade sur laquelle discourait un petit homme en costume-cravate et à lunettes aux grosses montures d'écaille, entouré d'une femme à peau claire, de dignitaires en costume-cravate et d'officiers galonnés. Son discours était retransmis par des haut-parleurs mais la foule en bleu qui entourait le palais ne l'écoutait pas. Quelques bribes de français grandiloquent parvenaient de temps à autre à nos oreilles, vite recouvertes par le brouhaha, en créole, des hommes en bleu. Intrigués et bien imprudents, nous continuâmes à nous approcher. Nous voulions voir de plus près le président à vie, François Duvalier et son épouse. Mais à peine avions-nous atteint les grilles du palais, qu'une nuée d'hommes en bleu se rua sur nous, nous bouscula et nous fit battre en retraite, sans pour autant nous frapper. L'un d'eux nous hurla :
"Dominiken, nou pa gen dwa maché sou twotwa Palé Nasional !" (Dominicains, vous n'avez pas le droit de marcher sur le trottoir du Palais National !")
Nous mîmes quelques secondes à bien comprendre à cause de ce fameux "nou" du créole haïtien qui signifie tantôt "nous" comme en martiniquais tantôt "vous" alors que le martiniquais di "zot" pour ce dernier. L'appellation "Dominiken" nous aida toutefois à comprendre que nous n'étions pas les bienvenus en ce 29 juillet, date de la création du Corps des Volontaire de la Sécurité Nationale autrement dit les Tontons-Macoutes. Nous fîmes demi-tour et regagnâmes au plus vite notre hôtel. A travers des rues toujours totalement vides de présence humaine ! Le soleil du début d'après-midi dardait, éclairant l'asphalte qui ressemblait à un miroir par endroit.
A l'hôtel, notre hôtelier sembla soulagé de nous voir revenir sains et saufs. Il nous remit prestement notre clé et nous indiqua qu'on pouvait encore déjeuner. Quelques Américains grassouillets étaient attablés au bord de la modeste piscine, certains fumant de gros cigares qui empestaient. Visiblement, ils n'avaient pas bougé de l'hôtel ce 29 juillet. Quelqu'un avait dû les avoir informés. Pourquoi l'hôtelier n'en avait pas fait de même avec nous, nous ne le sûmes jamais car nous n'avions pas osé le lui demander. Il semblait vivre comme terrorisé en permanence. Parlait à voix basse, n'échangeait que brièvement avec les clients et s'éclipsait dès que possible. Un employé de l'hôtel nous en révéla la raison quelques jours plus tard : mulâtre aisé, l'hôtelier se devait de faire profil bas dans un pays où le dictateur en place avait instauré le noirisme, déformation honteuse de la Négritude.
Le lendemain, le 30 juillet, la vie normale avait repris son cours et nous nous plongeâmes dans la magnifique et vibrante Haïti. Au vide de la veille, dans les rues, avait succédé le surpeuplement mais cela ne nous dérangea pas. Tout au contraire. En achetant Le Nouvelliste, plus vieil organe de presse francophone de la Caraïbe, nous apprîmes l'origine du vacarme qui nous avait tenus éveillés une grande partie de la nuit : les Tontons-Macoutes, enivrés, avaient sillonné les rues à bord de leurs jeeps, tirant en l'air ou hasard, voire en direction des maisons par jeu, jusqu'à mortellement blesser un bébé d'une balle perdue. Mais comme par enchantement, la population avait dès ce lendemain oublié cette sinistre mascarade et reprit ce combat permanent mais sans armes, sans violence, qu'était son existence quotidienne.
Oui, sans armes et sans violence. Nous nous sommes aventurés partout dans la ville basse, même à Cité-Soleil, cet effrayant bidonville, et jamais, à aucun moment, nous n'avons été agressés. Personne n'a essayé de nous voler en dépit de la misère ambiante. De temps à autre, nous étions seulement interpellés à l'aide de ce mot, "Blan", qui signifie "Etranger", tout comme "Neg" signifie "homme, individu, personne". Le créole martiniquais ne fait pas différemment : "Fout Neg-tala kouyon !" n'y signifie pas "Qu'est-ce que ce Nègre est bête !" mais "Qu'est-ce que ce type est bête !". Notre langue, que ce soit dans sa version haïtienne ou martiniquaise, a déracialisé les désignations ethniques.
Le Marché en fer nous a stupéfiés avec ses peintres dits "naïfs", ses sculpteurs, ses artisans, ses marchandes. Il y avait là une vitalité et une dignité tout à la fois qui contrastaient avec le triste spectacle de la marée bleue qui, la veille, fusils d'une main et bouteilles de clairin de l'autre, s'était employée à faire la démonstration de l'omnipotence de Papa Doc.
(à suivre)
Commentaires