Isaac est né d’une mère libanaise, chanteuse. Il éprouve une passion quasi incestueuse pour elle. Une femme narcissique, qui aime la gloire et plaire aux hommes, aux hommes riches car à ses yeux, « le bonheur sans argent n’existe pas ».
Son fils la désespère, la déçoit ; elle lui demande : « Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au bon dieu pour avoir un fils comme toi ? » C’est une mère qui refuse à son enfant la moindre attention. « Elle ne me parlait pas, dit-il, comme à un fils, son fils ! Le ton de sa voix était le même, exactement le même que celui employé pour se débarrasser de ceux qu’elle a décidé de ne plus aimer. » Ce manque d’amour maternel le ronge et le culpabilise. Son obsession tourne à la haine, à l’envie de la tuer. « Tant que je n’aurai pas essuyé mes mains dans son sang, proclame- t-il, je ne serai pas un homme, je ne pourrai pas marcher la tête haute. » Il ne la tuera point.
Isaac, enfant, vit dans un pays africain secoué par coups d’état et guerres civiles. Il est élevé par sa grand-mère, une commerçante débrouillarde qui sait prévoir les pénuries de pagnes hollandais, de riz. Elle critique le monde dans lequel elle vit : « Depuis tant d’années que nous sommes indépendants quel est le résultat ? Les choses ne font qu’empirer ! » Elle méprise les étrangers et les bâtards à commencer par le père d’Isaac, un métis afro-libanais. Elle sait tout de même être tendre, à l’occasion, avec son infortuné petit-fils.
La vie d’Isaac est un enfer. Parce que métis, on le dit, prétentieux, « enfant de la honte », on le roue de coups, on le menace de mort. Parce que mince, efféminé, on le harcèle : « Es-tu vraiment un garçon ? Si ça se trouve, tu nous racontes des blagues. Montre voir… »
Denis Boucolon décrit une vie de famille déstructurée, un pays violent, une société xénophobe, intolérante à tout ce qui ne répond pas à des normes ancestrales. Isaac grandit. Son attirance pour les hommes s’affirme.
Lycéen puis étudiant, Isaac vit désormais en France, « le dur monde des blancs » ; on le prend pour un Antillais. Il raconte le choc culturel, l’exaltation de se sentir libre. Livré à lui-même, il traîne dans les rues : « Mon dieu, comment est-ce possible, un boulevard aussi loin du soleil que le boulevard Rochechouart ! » Isaac décrit ses nombreuses rencontres. Il cherche à faire pour survivre de petits métiers auxquels il renonce vite. L’auteur décrit ses difficultés à nouer des relations positives, sa solitude, sa souffrance persistante. Imperceptiblement, il change.
Le jeune homme tente un dernier appel au secours en direction de sa mère qui le renvoie à son choix de vie, le sommant de l’assumer avant de lui ordonner de ne plus l’importuner : « Tu m’écoutes, au lieu de renifler comme une fillette ? Considère-moi comme morte ! Dis-toi que tu n’as plus de mère et vis ta vie ! »
Isaac décide d’entrer dans l’armée. Conspué par une chambrée homophobe, il trouve refuge dans la lecture, dans la drogue. De retour à la vie civile, à Paris, il va glisser dans le monde de la prostitution homosexuelle. L’auteur ne renseigne pas sur le déclic qui pousse son personnage à se vautrer dans des rapports glauques, déshumanisants. Il n’est pas question d’amour ni même de plaisir physique. Isaac lui-même ne comprend pas son obstination à être le partenaire d’un vieillard blanc qui le dégoûte à tel point qu’il craint un jour de le tuer. Il ne le tuera point. Le jeune Africain établit confusément un rapport entre sa volonté d’être souillé, exploité sexuellement par un blanc, avec l’histoire coloniale de son pays car, dit-il, « depuis que le monde est monde, les miens vous servent de carpette ».
Etudiant, diplômé, il rentre en Afrique bien décidé indépendamment des discriminations infligées par ses compatriotes à se sentir légitimement au bon endroit. « Partout où vivent les Noirs, se dit-il, partout je suis chez moi. Je n’ai pas à leur demander de m’accepter, ça m’est égal qu’ils me rejettent. » Sa mère consent enfin à jeter sur lui un regard intéressé. Elle lui lance : « Donc, tu nous es revenu enfin ? Finies tes bêtises ? Diplômé, sérieux, grand et fort… Enfin j’ai un soutien ! » Juste avant de s’éclipser. L’avenir d’Isaac reste improbable.
Le récit de Denis Boucolon est dense, à l’occasion dérangeant, avec une approche psychologique fine des personnages. Son style parfois cru voire obscène, fouette. Mon mari est capable est son premier roman (2). La quatrième de couverture le décrit « haletant et sombre », incarnant « avec une rare force littéraire une vision lyrique et tragique de l’amour bafoué et d’une Afrique à la dérive ».
Le roman est une fiction mais on le devine nourri d’une souffrance intime, d’un affect poignant lié de toute évidence à la propre expérience et à la crise identitaire de son auteur. Denis Boucolon (3) a vécu sa jeunesse en Afrique mais il est le fils de deux Caribéens, l’Haïtien Jean Dominique (4) et la Guadeloupéenne Maryse Boucolon, dont le nom de plume est Maryse Condé (5).
Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES