Le député de la Guyane a tancé la Fnac et son rayon Littérature des Antilles. Pour sortir de la polémique, notre chroniqueur préconise un classement inventif.
À côté de la dispute entre Trump et le Danemark au sujet du Groenland, et de celle entre Macron et Bolsonaro au sujet du climat, l'été 2019 restera marqué par une autre polémique, plus locale mais non moins passionnante : celle qui vient d'opposer la Fnac à Gabriel Serville, député de la Guyane, à propos du classement des auteurs français d'outre-mer. M. Serville s'est ému en effet d'avoir trouvé Maryse Condé et Raphaël Confiant parmi les auteurs étrangers, sous la rubrique « Antilles », plutôt qu'au rayon littérature française. Interpellée sur Twitter, l'enseigne a invoqué la commodité des clients et la place qui manque, tout en reconnaissant que l'idéal serait une sous-catégorie dédiée aux Antilles françaises. Guère convaincu, M. Serville a protesté que les Antilles françaises devraient être traitées « comme les autres régions de France ». J'imagine les sueurs froides des libraires, s'ils devaient déménager bientôt tout le rayon !
Bonjour @Fnac merci de m’expliquer quel cheminement vous a amené à classer les auteurs Antillais et Guyanais dans « Roman étranger » pic.twitter.com/mUhL1gDbtu
— Gabriel Serville (@GabrielServille) 17 août 2019
L'affaire aurait pu en rester là, mais c'était sans compter Patrick Chamoiseau, cité par M. Serville comme écrivain martiniquais lésé : intervenu sur Twitter, l'auteur de Texaco a défendu la Fnac et dénoncé rudement la « mentalité de colonialiste » de ceux qui voudraient assimiler les outre-mer à la France. Ambiance. Bref, Nantes est en Bretagne, mais les écrivains français des Antilles sont étrangers. La France est un pays compliqué.
La Fnac a raison.
Il faut avoir une mentalité de colonialiste ou une pathologie, assimilationniste pour considérer sans précautions que les nations sans État, dites "d'Outre-mer", sont intrinsèquement la France. https://t.co/FZMDTBSGHc— Patrick CHAMOISEAU (@PCHAMOISEAU) 22 août 2019
Je me garderai de prendre parti dans ce rugueux débat, mais j'y vois une illustration de la difficulté qu'il y a à bien classer les livres, vieille question épineuse qui oppose depuis des siècles les amateurs de littérature. Le rangement d'une bibliothèque personnelle a toujours été un sujet controversé, avec de nombreux courants et écoles antagonistes ; voyez là-dessus les Notes brèves sur l'art et la manière de ranger les livres, de Perec.
Dans une librairie, la question est encore plus délicate et la liberté plus réduite. La plupart des libraires optent pour un système hybride à cinq critères : le format (les poches, à leur place), la fraîcheur (les nouveautés, sur les tables), la nationalité (littérature française, anglaise, américaine, italienne...), le genre (romans, poésie, théâtre) et la collection (la Pléiade, toujours à part). C'est compliqué, mais on s'y retrouve. Le critère de la nationalité n'en pose pas moins des problèmes, comme en témoigne l'affaire Serville-Fnac. Pensons aussi aux librairies belges, avec leur rayon fétiche d'écrivains belges : ont-elles raison d'y inclure les écrivains belges qui résident en France, ou devraient-elles le réserver aux purs Belges de Belgique ? Autre question, Nabokov. Son œuvre est toujours classée en bloc dans la littérature américaine. « Je suis un écrivain américain », admettait l'auteur de Lolita, mais « né en Russie et formé en Angleterre où j'ai étudié la littérature française avant de passer 15 ans en Allemagne ». Casse-tête !
Il faudrait rêver, peut-être, à des classements farfelus, que leur fantaisie placerait à l'abri des critiques. Des rubriques vagues, subjectives, tendancieuses : littérature impressionniste, romans transgenres, récits minimaux, comédies métaphysiques. Des regroupements par affinités, à base de généalogies supposées : littérature proustienne, borgésienne, kafkaïenne, wodehousienne. Des rayons d'écrivains sportifs, d'écrivains malades, d'écrivains pince-sans-rire, d'écrivains collabos, d'écrivains suicidés. J'imagine les conversations délirantes entre libraires et clients désarçonnés. « – Vous avez le dernier Modiano ? – Oui, là-bas. – Au rayon des Nobel ? – Non, aux romanciers timides. – Et Le Rivage des Syrtes, c'est aux romans oniriques ? – Non : dans les écrivains à pseudo, avec Sollers et Céline. » Voilà qui renouvellerait le stock des blagues classiques du milieu. (« La cliente : – Vous avez des nouvelles de Maupassant ? Le libraire : – Il est mort, Madame. ») Les clients mécontents de la situation contestable d'un volume auraient le droit de le transporter dans une rubrique plus adéquate, comme font les écrivains eux-mêmes quand ils déplacent discrètement leurs ouvrages pour les mettre en vedette.
Avec ce système, les écrivains français seraient ventilés aux quatre coins des boutiques, mélangés aux écrivains du monde entier ; quel stimulant foutoir ce serait ! M. Serville dans sa Fnac n'y retrouverait pas ses petits. Il crierait victoire, peut-être : les Antilles françaises seraient traitées « comme les autres régions de France »... n'importe comment.