Surtout aux Antilles où nous avons développé un solide héritage homophobe, le terme créole "makoumè ne désignant pas seulement les homosexuels, mais signifiant aussi "lâche", "pleutre", "éternel hésitant" ou encore "femmelette". Cela en fait beaucoup à porter sur le dos d'une seule et même personne ! J'ai gardé en mémoire le souvenir cuisant d'insultes dont j'avais été accablé, il y a une vingtaine d'années de cela, quand j'avais osé cosigner un texte contre l'homophobie impulsé par l'écrivain Daniel ERIBON, texte qui avait obtenu une centaine de signatures et avait été publié dans LE NOUVEL OBSERVATEUR.
Le principal reproche fut celui de "m'occuper de choses de Blancs" parce que "l'homosexualité n'existe pas chez les Noirs". Ce mythe__car c'en est un !__persiste jusqu'à aujourd'hui et provient de notre histoire tragique. Ayant été, durant des siècles, dépossédé de son corps, l'esclave mâle s'est vu dans le même temps déposséder de sa masculinité et c'est tout naturellement qu'il se devait de reconquérir tous les deux. Et qui dit masculinité dit pouvoir sexuel, ce à quoi il a fallu associer le fantasme, développé par les Blancs, du "phallus nègre" démesuré et surpuisssant. Ce dangereux cocktail a fait le lit de l'homophobie antillaise qui, il est bon de le préciser, n'a jamais pris des formes violentes jusqu'à tout récemment. Dans les années 50-60, celles de mon enfance, il y avait toujours dans les communes des "mademoiselles" dont on se gaussait mais qui ne s'en formalisaient pas pour autant et menaient une existence à peu près normale. Ce terme n'est pas innocent comme le prouve le terme, récent lui, de "mamie" pour qualifier les homosexuels d'âge mûr : l'homosexuel est réduit à l'état de femme c'est-à-dire d'être inférieur à l'homme. D'où l'on perçoit immédiatement la relation étroite entre homophobie et misogynie.
S'agissant des femmes, le mot créole était "zanmi" ou "zanmiyez" et l'hostilité envers elle était beaucoup moins vive qu'envers les "makoumè". Cela, d'une part parce qu'il est quand même difficile d'accuser une femme d'avoir un comportement de...femmelette et de l'autre, parce que le monde des femmes était confiné à l'intérieur de la maison, dans le secret de cette dernière. Mais la principale raison était en fait que dans l'univers machiste plantationnaire et post-plantationnaire, il était presqu'impossible à une femme, fut-elle, une "zanmi", de refuser les avances masculines et même d'enfanter. Ici, on remarque une liaison étroite entre homophobie, misogynie et exploitation économique. Une amarreuse de canne, par exemple, qui repoussait un commandeur d'habitation, courait le risque de ne plus trouver d'embauche.
Et puis, nos pays antillais ont basculé dans ce que l'on appelle généralement la modernité, un tiers de nos populations a été contrainte d'émigrer dans l'Hexagone et les voyages sont devenus plus faciles et donc plus fréquents entre les deux rives de l'Atlantique. Ce choc culturel a comme effacé notre homophobie héritée de la plantation pour la remplacer par une homophobie occidentale, sans que pour autant soit abandonné le mythe du Noir qui n'est pas et ne peut être un homosexuel. Nouveau cocktail détonnant qui a commencé à produire des actes violents, certes beaucoup moins fréquents que dans l'Hexagone, contre les homosexuels. La tolérance (relative) créole a cédé le pas à l'intolérance (souvent décomplexée) occidentale.
Résultat : être "makoumè" et s'assumer comme tel aux Antilles de nos jours est devenu plus difficile, voire parfois dangereux, notamment depuis qu'un nouvel ingrédient est venu s'ajouter au cocktail : le machisme délirant des musiques modernes jamaïcaines et noires-américaines. L'exhibition permanente dans les clips du corps de la femme noire et, dans les paroles des chansons, un flot d'attaques violentes contre les homosexuels. Cette propension à développer une masculinité fantasmatique trouve sa source dans la domination du Noir par le Blanc à l'échelle mondiale cette fois et non plus au sein de la Plantation (d'ailleurs disparue dans sa forme classique).
On le voit donc : analyser l'homophobie antillaise n'est pas chose aisée, d'autant qu'à tout ce qui vient d'être dit, il faut ajouter aussi l'enseignement judéo-chrétien. Il faudrait donc réussir à en démêler tout à la fois les soubassements historiques, sociologiques, psychologiques et économiques et, à mon humble avis, l'erreur des mouvements antillais homosexuels ou pro-homosexuels est de ne pas se livrer à ce travail d'investigation. Ou alors de le faire de manière confidentielle dans, par exemple, des revues destinées au seul public concerné. Quant à nos politiques, cette question ne les a jamais intéressés, arguant du fait que nos sociétés sont en proie à des problèmes considérablement plus graves que l'homophobie. On remarquera d'ailleurs qu'il est impossible à un candidat, ouvertement homosexuel, de se faire élire à un quelconque poste aux Antilles, même à l'époque où la capitale de "la Mère-Patrie", tant vénérée par beaucoup, avait un maire homosexuel. "L'assimilation a des limites, cher monsieur !" m'avait lancé un jour, sans rire, un partisan pourtant acharné de la loi de Départementalisation/Assimilation de 1946.
Certes, nos pays font face à des problèmes gravissimes que le covid-19 est venu aggraver et il n'est pas question de nier cette réalité. Mais ignorer complètement l'homophobie, la misogynie, le racisme "intérieur" (entre Noirs, Mulâtres, Chabins, Indiens, Syriens etc.) et le racisme "extérieur" (contre les Blancs), ne rien faire contre ces fléaux ne contribue en aucune façon à faire faire accéder plus vite nos peuples à la pleine et entière souveraineté à laquelle ils ont droit que ce soit dans dix ans, dans trente ans ou dans cinquante ans.
En aucune façon !...
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