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Rencontrer le "dey" dans la forêt du Morne Carabin

Raphaël Confiant
Rencontrer le "dey" dans la forêt du Morne Carabin

 Le serpent fer-de-lance de nos campagnes et forêts martiniquaises a recommencé frapper, nous avertit le Centre Hospitalier Universitaire. 

 Il y a déjà, à la date d'aujourd'hui, davantage de piqures ou de morsures que pendant toute l'année dernière. L'endroit où il grouille le plus, semble-t-il, est le Morne Carabin, sur les hauteurs de ma commune de Grand-Anse du Lorrain, à l'endroit même où gamin (ce devait être en 1958 ou 59), j'ai rencontré "la foudroyante géométrie du trigonocéphale" (Aimé Césaire). Nous n'habitions pas très loin de la forêt et dans notre cour de terre battue, nous apercevions les sommets ennuagés et mystérieux de ces montagnes aux noms tout aussi mystérieux de Petit Jacob et Grand Jacob. Pourtant, personne ne nous interdisait de drivayé, nous, la marmaille, comme nous l'entendions, hormis jusqu'au Morne L'Etoile où était censé habiter un redoutable manntò ou sorcier aux pouvoirs extraordinaires. 
 
D'ailleurs, personne ne disait jamais "le serpent" ou "sèpan-an". Mais toujours: "bet-long lan" (la bête longue). Appellation censée l'écarter du chemin des humains, vieille croyance d'origine caraïbe ou africaine sans doute. Nous, la marmaille, n'en avions donc point peur et dès le devant-jour, notre labalet (fronde) en main, nous partions chasser la tourterelle dans les bois. Oiseau farouche à l'époque qui, de nos jours, par je ne sais quel miracle, s'est acclimaté à nos bourgs et nos villes. A la vérité, nous étions de médiocres chasseurs et quand nous croisions les vrais, munis de fusils, ils ne manquaient jamais de nous réprimander. Non pas parce que nous risquions de croiser quelque bête-longue, mais parce que nous pourrions nous perdre dans l'épaisseur de ces bois où la lumière du jour peinait à filtrer. 
 
La bête-longue était partout mais personne n'en parlait. 
 
Parfois, lassés de rentrer bredouille, lorsque nous tombions sur quelque éminence pentue, nous jouions au kalibantjo, pratique aujourd'hui disparue. Cela consistait à s'asseoir à califourchon sur une feuille sèche de cocotier et à nous laisser glisser tout en bas avec le risque de nous "péter" le front ou un membre, ce qui parfois arrivait. Nous consacrions beaucoup de temps à ce jeu jusqu'à ce que l'un de nous s'inquiète de la chute du jour, toujours trop brutale sous nos latitudes. A l'école primaire du Morne Carabin, nous ne comprenions pas de quoi voulait parler notre maitresse lorsque dans quelque poème ou texte, elle nous expliquait le crépuscule. Nos parents avaient un joli mot pour cela: labadijou (la barre du jour). Et pour la chute du jour: "labadijou kasé" (la barre du jour s'est cassée). Expression qui exprimait parfaitement le brusque passage de la "claireté" à la "noirceur". 
 
Une toute fin d'après-midi donc, peu avant ledit passage, nous apercevons un petit morne couvert d'herbes hautes et à son sommet un goyavier chargé. Pas n'importe lequel ! Celui qui offre des goyaves à la chair blanche. Les plus succulentes à notre goût. Nous décidons alors de l'escalader. Je suis en tête suivi de mes cousins et amis. La pente étant raide nous nous aidons des hautes herbes dont nous nous saisissons à pleines mains pour progresser. Soudain, à mi-pente, en les écartant, je fais face à deux yeux terribles, verts sombres, qui me fixent, et je vois un long tuyau noir de jais enroulé sur lui-même. Je me projette en arrière, ma tête cognant celle du petit camarade qui me suit lequel fait tomber le suivant et ainsi de suite jusqu'à ce toute notre bande se retrouve tout en bas du morne comme sonnée.
 
Nous ne disons rien. Nous ne prononçons pas un seul mot. Même pas "bête-longue".
 
De retour à la maison, nous avions droit à notre raclée quotidienne, short-kaki baissé jusqu'aux genoux pour recevoir quelques coups bien sentis de cravache en corde de mahault sur l'arrière-train. Chaque famille en possédait un, accroché derrière la porte de la cuisine généralement. Ce qui ne nous empêchait pas, dès le lendemain, de repartir à la chasse et cela durant toutes les grandes vacances qui duraient trois mois en ce temps-là. 
 
"Sakré bann ti sirè !" (Bande de petits emmerdeurs !) s'énervait notre tante surtout que c'était l'heure d'allumer la lampe à pétrole, l'électricité n'étant pas encore arrivée au Morne Carabin, et que la nôtre faisait souvent des siennes. 
 
Au matin, j'avouai que nous avions rencontré un serpent. Un gros, très gros et très noir avec des yeux vert sombre. Aucun adulte ne me crut et l'un d'eux me réprimanda même pour avoir employé le mot interdit, "serpent". Je n'avais pas dormi de la nuit. Je revoyais le long tuyau enroulé dont une partie s'était soudainement dressée pour me fixer mais curieusement sans hostilité. Sans manifester la moindre intention de me frapper. Cela ne me rassurait pas du tout. Je devais, au cours de ma vie d'adulte, le revoir les quelques fois où il m'arrivait de faire un cauchemar.
 
Le lendemain, notre bande, oublieuse des dangers de la forêt proche était déjà repartie en vadrouille, "an gabandaj" disaient les grandes personnes dans leur langage créole énigmatique qu'ils nous interdisaient d'employer, chose dont nous n'avions cure dès que nous nous étions éloignés de la maison. Mais désormais, nous étions plus prudents et nous avions remisé le kalibantjo aux oubliettes. Nous préférions traquer les sirik qui pullulaient aux abords des petites rivières qui descendaient du Petit et du Grand Jacob.
 
Et puis, une dizaine de jours plus tard, un chasseur de bêtes-longues renommé est passé chez nous, exhibant triomphalement un bocal contenant un liquide jaunâtre et à l'intérieur, une énorme tête de serpent très noir.
 
"Tala sé an dey ! Man fini tjwé'y talè-a. I té pann adan branch an piébwa." (Celui-ci est un serpent-deuil ! Je viens de le tuer alors qu'il était suspendu à la branche d'un arbre).
 
Il se rendait au bourg du Lorrain, à la gendarmerie plus précisément, où il espérait en tirer une meilleure récompense que les 50 francs habituels. Les serpents-deuil étant très rares en comparaison des gris, des verts et des jaunes. Il ajouta qu'aucun remède, ni de "vieux Nègre" ni de Blanc, ne pouvait en guérir la piqure: 
 
"Sa pé tjwé an bef adan an bat-zié !" (Il peut tuer un boeuf en un clin d'oeil !)
 
Je ne suis plus jamais retourné jouer dans la forêt des Mornes Jacob. Mes petits camarades en rigolèrent et me traitèrent alors de "kakayè" (pleutre), de "piòpiò" (pleurnichard), de "gòglè" (bêta), de "kapon" (lâche), d'"abòfiò" (borné), de "lapia" (lâcheur), d'"ababa-moustafa" (idiot), de "lèkètè" (incapable) et d'"enpiok" (handicapé). Nous parlions, en ce mitan du siècle 20è du nom, une langue qui n'existe plus. Une langue d'une richesse inouïe. 
 
Une langue dont j'ai toujours eu le plus grand mal à faire mon...deuil.

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