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Jean Bernabé, figure du panthéon intellectuel martiniquais et caribéen

Raphaël Confiant
Jean Bernabé, figure du panthéon intellectuel martiniquais et caribéen

 

   Lors de l'hommage rendu au Pr Jean BERNABE à la B.U (Bibliothèque Universitaire du campus de Schoelcher) ce mardi 17 avril, le tout premier intervenant fut le proche compagnon d'armes de celui-ci à savoir Raphaël CONFIANT qui durant une quinzaine d'années assura la direction-adjointe du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) et qui en fut le responsable des publications.

   Voici le texte de son intervention...

    Je voudrais tout d'abord remercier Patrick ODENT-ALLET de m'avoir convié à cet hommage à Jean BERNABE et comme le temps qui est imparti à chaque intervenant est limité, je vais m'en tenir aux deux points qu'il a souhaité que j'aborde avant d'en ajouter un de mon cru. Puisque nous nous trouvons au sein de la bibliothèque universitaire, je tiens à rendre également un hommage solennel à Marie-Françoise BERNABE qui durant des décennies a œuvré avec une détermination sans faille pour faire du réseaux des bibliothèques universitaires des Antilles et de la Guyane l'outil performant qu'il est devenu et qu'il continue d'être. A ce titre, je considère qu'à côté des Pères fondateurs de notre université, Marie-Françoise BERNABE en est l'une de nos Mères fondatrices.

   Jean BERNABE donc et l'"ELOGE DE LA CREOLITE"... 

   Il en est avec Patrick CHAMOISEAU et moi-même l'un des rédacteurs et d'entrée de jeu, je tiens à dissiper un mythe : nous n'avions jamais eu dans l'idée de créer un nouveau mouvement littéraire. BERNABE était, en 1988, moment où notre ouvrage est publié chez Gallimard, un universitaire et un linguiste reconnu, Patrick CHAMOISEAU venait de faire un coup d'éclat avec son roman "CHRONIQUE DES SEPT MISERES" et moi, j'avais publié cinq livres en créole à compte d'auteur, aucun éditeur local ne voulant prendre pareil risque, avant de publier mon premier roman en français, "LE NEGRE ET L'AMIRAL" qui, lui aussi, avait eu un certain écho. Ce qui nous rassemblait de manière plutôt informelle c'était ce que nous appellerions plus tard la Créolité à savoir ce sentiment diffus, parfois confus, mais très prégnant, d'être une nouvelle facette de l'humanité d'où la toute première phrase de notre livre "Ni Amérindiens ni Africains ni Européens ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles". 

   Ce qui s'est passé c'est qu'un Festival Culturel antillais de la Seine Saint-Denis, en France, nous avait invités chacun à intervenir une quinzaine de minutes lors d'une table-ronde sur la littérature. Or, au lieu d'écrire quelque chose chacun dans notre coin, nous avons eu l'idée de rédiger un texte en commun à partir de quelques pages d'un essai qui me trottait dans la tête depuis des années et que j'avais intitulé "ELOGE DE LA CREOLITE". Nous avons donc travaillé d'arrache-pied, mêlant la puissance stylistique de CHAMOISEAU, la rigueur universitaire de BERNABE et ma propension, à l'époque (car j'ai changé depuis), à faire à tout prix converger littérature, linguistique, anthropologie, histoire, politologie etc. Au jour dit, en Seine Saint-Denis, nous assommons littéralement notre public avec la lecture durant une heure et demi de notre texte, à tour de rôle, cela à la grande irritation des organisateurs. 

   De retour en Martinique, CHAMOISEAU a l'idée de proposer à son éditeur, GALLIMARD, notre texte lequel l'accepte et le publie même en bilingue (français-anglais). Et le Mouvement de la Créolité était né ! Nous n'avions évidemment pas supposé non plus qu'il connaîtrait un tel succès international et qu'il serait traduit en diverses langues parmi lesquelles le japonais. Il est aussi étudié dans nombres d'universités étasuniennes, canadiennes, anglaises et allemandes, mais pas françaises et cela pour des raisons qu'il me serait trop long d'expliquer ce soir.

      Je crois beaucoup aux demandes sociales. La Créolité était une demande profonde de la société martiniquaise après l'Assimilationnisme, la Négritude et l'Antillanité. Elle a correspondu à un moment de notre histoire et a donc bien évidemment vocation à être dépassée, chose à quoi s'emploie de jeunes auteurs brillants tels qu'Alfred ALEXANDRE, Jean-Marc ROSIER, Serghe KECLARD ou encore Mérine CECO. Il faut dire pour terminer sur la relation entre BERNABE et l'"ELOGE DE LA CREOLITE" que celui-ci était un fervent admirateur d'Aimé CESAIRE, Patrick CHAMOISEAU d'Edouard GLISSANT et moi, du grand écrivain haïtien FRANKETIENNE. C'est ce qui explique que notre texte soit dédié à ces trois géants de la pensée. A ce propos, une anecdote me revient à l'esprit : cela se passait dans les années 80-90 du siècle dernier quand il y avait encore des distributions de prix aux élèves et que lesdits prix étaient des livres et non des iphones ou des tablettes comme aujourd'hui. BERNABE et moi avions été conviés à remettre des prix dans un collège du sud de la Martinique et on nous avait placés assez loin l'un de l'autre parmi les invités. Je le voyais de dos qui jetait un œil de temps à autre à un ouvrage qu'il avait sorti de son sac, un peu ennuyé par les discours grandiloquents des organisateurs. Cela m'avait fait sourire car j'en avais fait de même. A la fin de la manifestation, je lui ai demandé à voir le titre de l'ouvrage. C'était "CAHIER D'UN RETOUR AU PAYS NATAL" ! Et BERNABE de m'expliquer que ce texte avait été pour lui une sorte de viatique pendant ses études à Paris et qu'il continuait à l'être des années plus tard. Il avait lui aussi souri quand je lui avais montré le titre de l'ouvrage que je lisais ; "ELOGES" de Saint-John PERSE. De ce jour, nous avions pris l'habitude de nous charrier, lui me disant "PERSE sé papa'w !" et moi lui rétorquant "CESAIRE sé papa'w !".

   Cela me permet de faire la transition avec le deuxième point que m'a demandé de traiter Patrick ODENT-ALLET à savoir la relation qu'entretenait BERNABE avec CESAIRE. D'entrée de jeu, je dirais qu'elle était quasi-filiale, faite d'admiration et de respect du côté de BERNABE et d'égale admiration mêlée d'affection du côté de CESAIRE. Assez souvent, BERNABE me disait "Je vais voir CESAIRE aujourd'hui. Ou ka vini épi mwen ?" et moi, de répondre systématiquement par la négative. C'est que tout linguiste qu'il était, BERNABE était fasciné par la puissance de la littérature, singulièrement de la poésie. On oublie trop souvent d'ailleurs qu'il fut un grand analyste littéraire qui a exploré la notion de diglossie littéraire à travers les œuvres de Jacques ROUMAIN et Simone SCHWARZ-BART notamment.  BERNABE fut aussi un grand fabricant de concepts : "déviance maximale", "langue indigène du récit", "langue indigène de la réalité", langue co-maternelle", "lexique à trous" , "recréolisation", "procuration linguistique"et j'en passe.

   C'est donc cette grande proximité de BERNABE avec CESAIRE qui a permis à CHAMOISEAU et moi-même de mieux appréhender le rapport qu'entretenait le fondateur de la Négritude avec la langue créole. Alors que nous le percevions comme un anti-créole au vu de ses déclarations à Jacqueline LEINER à l'occasion de la réédition, en 1979, de la revue "TROPIQUES", BERNABE a eu cette intuition géniale : CESAIRE est un "anté-créole", nous fit-il écrire dans l'"ELOGE DE LA CREOLITE", et non un "anti-créole". Le préfixe 'anté" renvoyant au fait que la génération de CESAIRE, dont il faut rappeler qu'il est né en 1913, n'avait pas et ne pouvait pas avoir comme préoccupation première la prise en compte et encore moins la défense et illustration du créole bien qu'il fût à l'époque la langue maternelle de la quasi-totalité des Martiniquais, ce qui aujourd'hui, à vue d'œil, ou plutôt d'oreille, n'est plus le cas que pour environ la moitié d'entre eux. BERNABE nous a donc permis d'éviter un anachronisme qui eût été fâcheux. En effet, la préoccupation première de la génération de CESAIRE était de revaloriser comme il l'a fait magistralement le mot "nègre" et ce que l'on appelait alors "le monde noir". 

   Après la publication de l'"ELOGE DE LA CREOLITE" et les critiques qui tout naturellement s'ensuivirent, Jean BERNABE nous avait aussi permis de contrer l'accusation d'essentialisme que renfermerait, aux dires de certains, le suffixe "ité" de Créolité, lui préférant le suffixe "tion" de Créolisation censé indiquer un processus, une dynamique historico-culturelle. BERNABE avait alors fait appel aux concepts d'"hominisation" et d'"humanité", le premier désignant le passage du singe à l'homme et le second le nouvel état de ce dernier, qu'il mit en parallèle avec ceux de "créolisation" et de "créolité". La créolisation désigne alors le passage de l'état quasi-animal d'esclave à celui d'être humain à part entière et donc la créolité désigne, elle, l'identité qu'a réussi à se forger ce dernier. En clair, il n'y a aucune contradiction entre les concepts de "créolisation" et de "créolité". J'ai résumé bien sûr cette idée de manière un peu trop schématique sans doute car cela demanderait de trop longs développements, mais c'est une bonne occasion pour certains d'entre nous de relire Jean BERNABE et pour d'autres de le découvrir.

   Enfin, pour terminer, j'ajouterai un dernier point en plus des deux que m'avait proposés Patrick ODENT-ALLET. Je veux dire mon indignation, ma double indignation, suite au décès de Jean BERNABE il y a un an de cela. D'abord, l'Université n'a pas jugé bon de publier le moindre communiqué saluant son œuvre intellectuelle, mais aussi ce qu'il a construit au sein de notre établissement à savoir Radio CAMPUS-FM, l'UTL, le CIRECCA, l'ISEF devenu ICEFI etc...Cela est bas, cela est mesquin. Ensuite, alors que plus de 150 participants, dont beaucoup de collègues étrangers, ont signé une pétition, lors d'un colloque consacré à Jean BERNABE il y a quelques mois, pour demander que la Faculté des Lettres et Sciences humaines portent son nom, certains s'y opposent mordicus pour des raisons fallacieuses alors même que ces médiocres (dont certains doivent d'être à l'université grâce à lui) n'arrivent même pas à la cheville de Jean BERNABE et que dans vingt ans, dans cinquante ans, dans un siècle, personne ne saura qu'ils ont existé alors que Jean BERNABE, lui, est définitivement inscrit dans l'histoire de nos grands hommes tels Joseph ZOBEL, Aimé CESAIRE, René MENIL, Frantz FANON ou Edouard GLISSANT. De toute façon, l'histoire saura donc rendre justice à Jean BERNABE !

   Je vous remercie de m'avoir écouté...

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