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« Eve de ses décombres » de Ananda DEVI (Ile Maurice)

Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES
« Eve de ses décombres » de Ananda DEVI (Ile Maurice)

Un quartier déshérité : immeubles lépreux, gravats, ordures, usine désaffectée. La ville n’est pas loin. Depuis longtemps les parents sont au chômage, les mères ont démissionné, les pères dépourvus d’autorité boivent. Les enfants pavoisent ; ils sont les maîtres, les règles c’est eux qui les font. Quatre jeunes racontent la même histoire. Il y est question de frustration, de désespérance, de rage et de violence.

 

Clélio est un mauvais sujet ; mineur, il est déjà allé en prison. En guerre contre le monde entier, il se sent capable de tuer, n’importe qui, ou rejoindre son frère parti en France. Il analyse, désabusé, la société dans laquelle il vit.

Sad est un dur au cœur tendre, il fait partie d’une bande mais en secret, il lit Rimbaud. Celle qu’il aime est, aux yeux de la horde masculine, une fille plus que facile mais lui ne la possède pas et sous la boue, il chérit son innocence.

Eve ne possède rien, elle se donne à qui veut la prendre. Son corps est une monnaie d’échange, elle le malmène, le supplicie, le livre aux bourreaux. Elle ignore pourquoi elle ne s’aime pas. Elle éprouve la capacité de son corps à se souiller et à se meurtrir.  Elle dit que son esprit reste intact, rebelle, intègre. Elle se ment. Elle le sait. Masochiste, elle s’abaisse en vain et n’atteint jamais les limites extrêmes du reniement de soi-même. Heureusement, il y a Savita, apparemment différente et pourtant semblable.

Savita est née dans une famille misérable mais soucieuse de préserver sa dignité. C’est une bonne élève et une enfant sérieuse, « vivante » qui s’aperçoit que l’image quelle donne d’elle-même est mensongère. Elle fréquente Eve, en cachette. Les deux filles s’aiment, crime de lèse-majesté, la gent masculine écume de rage.

Au début de la seconde partie, Savita est retrouvée morte au fond d’une poubelle dans le dépôt à ordures de l’immeuble. Clélio est le coupable tout désigné. Mais le meurtrier est plus pervers que lui.

 

Le lieu clos où se déroule l’intrigue de ce récit sordide et terrifiant est Troumaron, un quartier déshérité à flanc de montagne qui domine la ville de Port-Louis dans l’Ile Maurice.

L’auteur Ananda DEVI, originaire de ce pays, attire l’attention du lecteur sur le fait qu’entre tristesse et cruauté, la ligne est mince et elle porte un regard perspicace sur une jeunesse déboussolée, borderline, victime de l’exclusion dont les parents ont déjà souffert avant elle. Tout cela écrit dans une langue belle et incisive qui fait mouche.

 

   Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES

             

Entretien avec Ananda DEVI

 

Ananda DEVI : Ce roman est littéralement né du titre et de l'image évoquée par le titre: la phrase "Eve de ses décombres" m'est venue comme un fragment poétique, dans un de ces moments de vacance où l'on laisse flotter librement ses pensées. A partir du moment où j'ai eu cette phrase dans ma tête, j'ai entrevu une jeune fille qui marchait seule, la nuit, dans une rue déserte, en boitillant. Sur le dos, elle portait un cartable, ce qui faisait d'elle une lycéenne. Ainsi, dès la première page du roman, le portrait d'Eve était esquissé. Ensuite, il a fallu lui donner un lieu, une histoire. Le roman s'est élaboré à partir du fait qu'elle était blessée et qu'elle cherchait une vengeance. Quelle est cette colère qui l'habite? Où va-t-elle ainsi? Le roman m'a donné la réponse.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Vos personnages sont de jeunes Mauriciens qui ressemblent beaucoup aux jeunes désenchantés des banlieues dans les pays industrialisés. Faut-il y voir le constat d’une sorte de « mondialisation » du sort qui est fait à la jeunesse en général?

 

A.D. : Oui, absolument. Cette histoire aurait pu se passer n'importe où. Elle parle d'une dérive, d'une telle absence d'ancrage que ces jeunes semblent emportés par une vie qui va tout droit vers le naufrage, sans savoir comment éviter les récifs. C'est l'aspect le plus terrifiant de ce terme "mondialisation" et de ses ramifications. C'est comme un fleuve en crue qui emporte tout sur son passage, détruisant les plus faibles. Ce sont des jeunes Mauriciens parce que le contexte identitaire est très présent, mais même la mixité des groupes communautaires pourrait se retrouver dans une banlieue française ou autre, et donc le fait qu'ils s'appellent Sadiq, Clélio, Savita et Eve n'ôte en rien l'universalité de l'histoire.

 

M.-N.R : Voulez-vous expliciter cette phrase extraite de votre roman : « Entre tristesse et cruauté, la ligne est mince.

 

A.D. : Cette phrase, qui est un jeu de mots autour du prénom de Sadiq/Sad (sadique / "sad" ou triste en anglais), résume à la fois l'état d'esprit des jeunes de la cité et celui des adultes: Sad veut faire partie des fous et des sages, il adopte ainsi le comportement rebelle des voyous et la mélancolie que lui apportent l'amour et la poésie. De même, Clélio, le frimeur, peut avoir envie de cogner sur tout ce qui bouge et peut se torturer en s'entaillant la chair au couteau. Quant aux adultes, ils sont dans cette ambiguïté permanente où ils sont les victimes de la société et où ils font de leurs enfants des victimes. Chacun souffre et fait souffrir. Cette phrase, qui est quasiment l'incipit du roman, est donc le leitmotiv de tous ses personnages.

 

M.-N.R : Et cette autre phrase prononcée par Clélio : « Parce qu’ils ont façonné leurs chaînes, ils se croient libres. »

 

A.D. : Clélio a un regard sans concession sur le monde qui l'entoure. Il voit les gens happés par leur course vers l'argent, leur course vers la réussite, leur course vers un univers d'apparence, et il sait qu'ils sont prisonniers de leurs besoins. Il établit ainsi un parallèle avec les esclaves dont il est le descendant et qui, s'ils sont arrivés sur l'île dans des chaînes, se sont mis un jour debout, se sont débarrassés de leurs chaînes et ont dit à leurs descendants, vous serez des hommes libres. Mais ce qu'il voit, c'est que, au lieu de devenir des hommes libres, ils se sont fabriqués d'autres chaînes, tout en se croyant libres.

 

M.-N.R. : Clélio stigmatise, par ailleurs, tout ce qui divise les Mauriciens. De quoi veut-il parler ? En quoi ces divisions empêchent-elles, comme il le dit, de voir que les enfants de Troumaron forment « une seule communauté universelle, celle des pauvres et des paumés » ?

 

A.D. : La quête identitaire peut devenir une telle obsession qu'elle empêche de voir la réalité en face. A force de se construire des divisions et des démarcations, les Mauriciens passent à côté des vrais problèmes et de leurs causes véritables. Faire de Troumaron un endroit où toutes ces communautés se retrouvent dans le dénuement le plus complet est une manière de faire voir que les causes de la pauvreté ne se trouvent pas dans l'identité, que cela ne concerne pas un seul groupe, que la responsabilité est partagée par tous. C'était volontairement ironique que de prendre à contre-pied ce vieux slogan mauricien, "la nation arc-en-ciel", et les images d'harmonie raciale qui permettent de vendre l'île aux touristes, en décrivant un lieu de ciment où tous les groupes se confondent dans une seule communauté, celle des "pauvres et des paumés".

 

M.-N.R. : Votre roman se finit dans le sang. Faut-il y voir, chez l’auteur le choix d’un dénouement romanesque efficace ou une vision pessimiste de l’existence humaine ?

 

A.D. : Ce n'était pas le dénouement que j'avais voulu au départ. Au moment où Eve se retrouve dans la maison du prof, j'aurais voulu la faire repartir sans tuer, même si elle est venue avec cette intention. Mais au moment où j'écrivais ces dernières pages, la fin s'est imposée. Il ne pouvait en être autrement. Malgré tout, je ne vois pas cette fin comme étant pessimiste. Il reste des portes ouvertes: Eve a tué, mais elle a, c'est indéniable, des circonstances atténuantes, même aux yeux de la justice. On peut penser que l'aveu écrit laissé par le prof permettra non seulement de disculper Clélio, mais également de donner à Eve la possibilité de s'en sortir. La dernière image, Eve dans les bras de Sad, laisse une chance à l'amour. La dernière phrase n'est pas une phrase pessimiste. Je n'ai pas voulu refermer toutes les portes autour de ces jeunes héros que j'ai tant aimés. Non, pour moi, il y a encore de l'espoir pour eux, parce qu'ils ont décidé de se battre, avec leurs armes, avec leur fragilité et leur force secrète, pour sortir de leurs décombres.

 

Propos recueillis par Marie-Noëlle RECOQUE

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