L’auteur - Claude Moïse est historien et analyste politique, spécialiste de l’histoire des Constitutions haïtiennes.
Membre d’honneur de la Société haïtienne d’histoire et de géographie, membre du comité scientifique de la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme en Haïti (Université Quisqueya). Claude Moïse a fait des Constitutions haïtiennes le champ privilégié de son travail d’historien. On lui doit une active contribution aux débats sur la question constitutionnelle (1997, 2007, 2015) et aux travaux de commissions sur la réforme constitutionnelle (2007, 2009, 2017). De ses nombreuses publications on relève : « Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti » ; T.1 « La faillite des classes dirigeantes, 1804-1915 », Montréal, CIDIHCA, 1988 ; T.2 « De l'occupation étrangère à la dictature macoute, 1915-1987 », Montréal, CIDIHCA, 1990 ; « Une Constitution dans la tourmente », Montréal, Les Éditions Images, 1994. « Le Pouvoir législatif dans le système politique haïtien. Un aperçu historique », CIDIHCA, Montréal, 1999. Claude Moïse se signale également par son engagement dans des organisations de promotion du mouvement citoyen en diaspora comme en Haïti (Collectif Paroles, Initiatives démocratiques, Trase yon lot chimen pou Ayiti) et par plusieurs essais d’analyse politique. Enseignant à la retraite, ancien éditorialiste en chef du quotidien haïtien Le Matin (2004-2008), Claude Moïse a été représentant d’Haïti au Conseil exécutif de l’UNESCO (2009-2011). Il est l’auteur, aux éditions du CIDIHCA et de l’Université Quisqueya (Montréal/Port-au-Prince, 2020), du livre « Les trois âges du constitutionnalisme haïtien. Indépendance, occupation étrangère, démocratie : rupture et continuités ».
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Les démarches engagées par le président d’Haïti pour la production d’une nouvelle constitution marquent un aboutissement calamiteux.
Que je sache, Jovenel Moïse élu en 2016 a prêté serment sur la Constitution de 1987 qu’il devra, sous peine de parjure, s’obliger à respecter. Il y est dit en effet à l’article 135.1 que « le président de la République … prête devant l’Assemblée nationale le serment suivant : Je jure devant Dieu et devant la Nation d’observer et de faire observer fidèlement la Constitution et les lois de la République, de respecter et de faire respecter les droits du peuple … » L’article 136 lui fait obligation de « veiller au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions … » Ses attributions définies à la section B du Chapitre III (articles 137 et suivants) rappellent que « le Président n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution » (article 150).
Qu’a-t-il fait depuis son assermentation le 7 février 2017?
La liste est longue de ses dérives gouvernementales et inconstitutionnelles; elle débute par son refus de publier dans Le Moniteur (août 2017) les résultats des élections indirectes pour la formation des assemblées municipales et s’étend jusqu’à la formation d’un CEP fantoche auquel est confiée la haute mission non seulement d’organiser des élections mais également un referendum sur un nouveau projet constitutionnel.
Après avoir fait le vide, le Président Moïse, ô acide ironie ! a donc beau jeu de prétendre rétablir la norme principale d’encadrement de l’État en faisant appel au peuple pour décider d'une nouvelle Charte qu'il a fait concocter par ses agents et dont il est seul à prétendre apprécier la conformité aux caractéristiques historiques et socioculturelles de ce peuple. Nous sommes en face d’un despote, celui qui impose sa volonté, ses fantaisies et ses caprices à tout un peuple dans l’ignorance absolue de toutes les lois et de tous les droits individuels et collectifs qui pourraient entraver son pouvoir.
J'ai assez travaillé sur la problématique constitutionnelle haïtienne pour ne pas continuer à m'y intéresser notamment en période de crise. L'histoire nous attend au tournant des deux prochaines échéances - après celle du 7 février 2021 dont on n'a pas fini d'évaluer les effets - : ce referendum du 27 juin et les élections générales prévues en septembre. Ce sont autant de défis qu'il faudra relever et qui nous offrent déjà l'occasion :
Jovenel Moïse a donc achevé de conduire l’État haïtien à une faillite retentissante, alors que le pays dégénère en des crises multiples (économiques, sociales, sécuritaires, institutionnelles, etc.) Sur quelle base légale renouveler le personnel politique, reconstituer les pouvoirs de l’État alors que les dispositions prévues à cet effet ont été détruites? Où se trouve la voie?
Il y a longtemps que la Constitution de 1987 fait l’objet de sérieuses critiques de spécialistes. Des rapports circonstanciés ont été produits dont celui qui a conduit le Président Préval à soumettre au Parlement en septembre 2009 une proposition d’amendements telle qu’indiqué aux articles 282 à 284. Le dernier, œuvre de la Commission spéciale de la Chambre des députés, a mobilisé de 2017 à 2019 d’importants secteurs de la société civile et politique. Il est paradoxal que Jovenel Moïse qui jouissait d’une écrasante majorité à la Chambre basse n’a pas cru bon d’en profiter pour faire aboutir les travaux parlementaires vers un projet de réforme conformément aux dispositions de la Charte. Le voici aujourd’hui qui s’avise, en dehors de tout droit et en dépit de l’interdiction formelle de la constitution qui régit le pays, d’appeler à la ratification par voie référendaire d’un projet de nouvelle constitution.
Jovenel Moïse croit trouver la voie en avançant par de petits coups d’État justifiés par ce que dans son camp on appelle « la nécessité du moment ». Serait-ce alors la constatation que la gouvernance du pays est maintenant en dehors des normes alors que l’Exécutif est dirigé par un Président élu qui a prêté serment « d’observer et de faire observer fidèlement la Constitution et les lois de la République … » ?
L’argument officiel offert par la camarilla de Jovenel Moïse en cette fin d’année 2020 est qu’il existe déjà un large consensus pour un changement constitutionnel, mais qu’aucun accord n’existe sur la meilleure manière de le faire. D’où l’aménagement d’un projet de nouvelle constitution avec son comité spécial, son CEP fantoche, son referendum.
Aborder naïvement la question du referendum, entrer indigné et tête baissée dans le débat sur le projet constitutionnel de Jovenel, c’est faire l’impasse sur tout le processus qui a abouti à cet acte comparable à un coup d’État. C’est faire le jeu de cet apprenti dictateur et en quelque sorte légitimer ce referendum que l'on doit rejeter comme l'aboutissement de quatre années d'une gouvernance toxique qui s'est acharnée à anéantir tous les acquis constitutionnels du mouvement démocratique. Pour le mouvement citoyen et démocratique il s’agit d’un acte criminel d’une très grande gravité ; imposé dans cette conjoncture de confrontation aigüe et d’insécurité persistante, elle crée un moment intense de provocation favorable à l‘action des gangs, des massacreurs et des kidnappeurs. Serait-ce là sa stratégie de la terre brûlée?
Quoi qu’il en soit, depuis longtemps et dans plusieurs secteurs on accepte de prendre en considération les effets destructeurs de la grave et interminable crise de la transition post Duvalier et d’y inclure la question constitutionnelle. Depuis plus de 20 ans, on la retrouve inscrite en bonne place dans tout projet de pacte national, de conférence nationale ou de transition de rupture. Comment y parvenir ?
Il n’est au pouvoir de quiconque, pas plus du Président de la République que de tout autre institution de l’État d’y procéder sans un large consensus qui engage les forces vives de la nation. Produire une nouvelle constitution la mieux adaptée possible ne suffira pas à cerner le drame du pays sans une concertation nationale pour un examen rigoureux et sévère des causes de nos échecs et la recherche d’une voie de sortie durable.