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UN VENT DE JOUJOU, CA CONTE ?

Jean Durosier DESRIVIERES
UN VENT DE JOUJOU, CA CONTE ?

Les «Rencontres caribéennes de l’oralité» se sont déroulées du 21 novembre au 2 décembre 2012, au Centre culturel de rencontre du Domaine de Fonds Saint-Jacques, à Sainte-Marie, petite commune de la Martinique, gardienne des plus grandes traditions orales de l’île. Dans ce lieu, le réel et le merveilleux se font chair dans la bouche de quatre princes de la parole venant des quatre vents de l’archipel antillais : Hillary Laforce (Sainte-Lucie), Raphaël Anne-Rose (Guadeloupe), Ras Mo (Dominique) et Dédé Duguet (Martinique). Joujou Turenne, fille d’Haïti, amie du Vieux Vent Caraïbe sans doute, venue de Montréal, s’érige en unique princesse parmi ses frères d’histoires. Et le conte peut commencer…

C’était le deuxième versant de lumière de la journée du vendredi 24 novembre, quand j’ai rencontré le «Chœur de conteurs» (Ras Mo, Dédé, Raphaël, Hillary et Joujou) en pleine répétition dans une petite salle du Centre culturel, après qu’ils ont passé deux journées à réfléchir, discuter, échanger et travailler en atelier. Il y avait une trinité d’étoiles pour guider leur souffle vers des esprits et des cœurs inassouvis: Félix Clarion avec ses notes vibrantes de guitare, Charlie Labinsky et Alfred Fantone déployant la large palette de leurs percussions aux mille fresques sonores. Une histoire portée par cinq voix ballotées par la mer et les vents, ça se morcèle sur le chemin de l’imaginaire des îles diverses que sont les nôtres, sans perdre pourtant le nord de son accord. Et samedi soir, quand je retrouve à nouveau le «Chœur de conteurs» dans le jardin du Domaine, c’était donc fête: fête des mots, fête des corps, fête des cœurs. Le temps propice au réveil magique du bestiaire familier: compère Lapin, compère Chien, compère Cabrit, et autre compère Chat. On pouvait danser, tanguer et nager avec eux, d’une rive à l’autre de l’imaginaire, le temps d’une enfance retrouvée. Cette enfance qui reviendra dimanche soir, à l’image de Ti Pinge1, enfant maltraité, restavèk, petite domestique, dont seule la solidarité à sa cause peut l’aider à se libérer des griffes de cette dame malfaisante…

L’enfance, c’est donc ce que m’apporte Joujou via ce souffle dominical et vespéral à Fonds Saint-Jacques ; souffle qui convie chaque spectateur à se projeter dans la magie de l’histoire, sa mise en scène chatoyante et son ancrage dans le réel, avant et après tout. Ti pinge, dans la bouche de notre conteuse, s’entend tel le beau conte d’un soir constellé de bonheur, traduisant aussi de façon simultanée une réalité constante que subissent Ti Marie, Altagrâce, Jalila, Gregory, Awa, Charouad, Maryam, Pablo, «violentés, négligés, abusés, mutilés, trafiqués, ignorés, brimés, bafoués, mal aimés» quelque part dans le monde: «en Haïti, en Algérie, en Colombie, au Mali, à New Delhi, en Gaspésie»… Il y a de l’engagement ici: ce mouvement de conscience saisissant l’imaginaire de l’artiste qui inscrit la perversion du réel dans la voix et l’encre afin de l’exorciser au mieux. Le cadre structurel de ce conte précis ne peut que consolider une telle précision:

  1. Le prologue «Honneur! Respect» de la conteuse postule l’origine du conte: de sa digne et longue lignée d’ascendants africains, américains et caribéens, jusqu’au vent de la mer.
  2. Le conte proprement dit: l’histoire de Ti Pinge, la petite restavèk, qui finit par avoir raison de la méchante «Madame M» grâce à la complicité de ses camarades.
  3. L’épilogue qui sensibilise le public à des histoires similaires qui, contrairement au conte, ne se terminent pas bien dans la réalité.

Puis j’ouvre deux autres recueils: Contes de Joujou et Contes à rebours2. S’érige toujours cet esprit d’engagement au début du second livre et à la fin de presque tous les récits, d’un ton didactique empreint parfois de lyrisme «messieurs, dames, société». On vacille dans l’univers littéraire et spectaculaire de Joujou entre la flamme de l’imagination, nous flambant du sentiment du dépaysement, de l’échappée dans le rêve, et l’éclat de la lucidité nous renvoyant à une certaine rupture de la commodité de notre esprit à établir la fusion avec la fiction, l’invention. Que l’on considère indifféremment «Krabier», «Chien et Chat» ou n’importe quel autre conte du recueil Contes à rebours, le lecteur flotte entre la voix de la conteuse – l’instance narrative – qui sème des illusions à tout vent et l’intrusion de l’auteure – l’instance créatrice – nous rappelant souvent le fonctionnement de cette catégorie narrative qu’est le conte. Ainsi, la conteuse nous fait sentir la lenteur, la progression de l’inondation qui menace Jacqueline dans «Krabier»; en revanche, l’auteure coupe court la gradation de cette principale péripétie: «Vous voyez bien que ce conte peut durer à l’infini. Nous allons donc accélérer la cadence. Disons que l’eau atteignait maintenant les jambes de Jacqueline.» Quant aux Chien et Chat qui désirent avoir des cornes comme bélier et autres bêtes à cornes afin de participer à la fête royale, «ils se sont fabriqué des cornes en carton», nous dit la conteuse, «et puisqu’on est dans un conte, ça a marché!» renchérit l’auteure. Cet effet de distanciation opéré par différents procédés dans ses contes me paraît assez contemporain évidemment et contribue au style singulier de Joujou, tant sur scène qu’à travers l’écriture.

Sur le plan scénique, divers jeux signifiants participent à l’amplification et l’originalité de ce qui se dit et rehaussent sans doute le sens du conte: danses et mouvements expressifs du corps, variations et vibrations de la voix, mélodies et rythmes des instruments, interpellation directe du public invité à réfléchir, usage et présence d’accessoires, tel cet éparpillement de tissus semblant créer, en fonte avec les lumières, une vision féérique. Néanmoins, il reste juste à notre conteuse, Amie du vent, le défi de nous porter à croire, par plus de dépouillement, à la présence de la mer et du vent qui l’accompagne et qui conte, lui aussi, mystérieusement…

Jean-Durosier Desrivières,
Trinité, Martinique, le 27 décembre 2012.

Notes

  1. Joujou Turenne, Ti Pinge, avec CD, illustrations de Karen Hibbard, Québec, Ed. Planète Rebelle, 2012, 64 pages.
     
  2. Joujou Turenne, Contes de Joujou. Le vent de l’amitié, album avec CD inclus, illustrations de Karen Hibbard, Québec, Ed. Planète Rebelle, 2010, 44 pages; Contes à rebours. Voyages dans un espace nomade, livre avec CD inclus, Québec, Ed. Planète Rebelle, 2009, 80 pages.

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