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Un regard d'Italie sur "Madame ST-Clair, reine de Harlem"

Alba PESSINI
Un regard d'Italie sur "Madame ST-Clair, reine de Harlem"

   La revue STUDI FRANCESI de l'Université de Turin (Italie) publie sous la plume d'Alba PESSINI l'article ci-après consacré au dernier roman de Raphaël CONFIANT, "Mme St-Claire, reine de Harlem", publié aux éditions Mercure de Frace (Paris) en 2016. A noter que l'ouvrage vient d'être republié en livre de poche FOLIO-Gallimard...

La renommée littéraire de Raphaël Confiant n’est plus à faire, sa production (il compte à son actif plus de trente ouvrages de fiction ainsi que des essais) témoigne de sa fièvre d’écriture sur des sujets les plus variés pointant souvent l’objectif sur les minorités, sur les plus démunis qui constituent le tissu de la société créole. C’est le cas du couli, figure protagoniste du roman La panse du chacal de 2004, qui était déjà présente mais de façon plus dérobée dans d’autres romans, notamment Eau-de-café (1991). Les Chinois, la plus petite communauté au sein de la société martiniquaise, sont célébrés dans Case à Chine (2007). Confiant n’a de cesse de décliner l’histoire de son île natale; avec la publication des deux premiers volumes (2012 et 2014) d’une saga familiale, celle des Saint-Aubert, des «gens de couleurs libres», il retrace les événements sociaux et politiques qui ont marqué la Martinique dans la première moitié du siècle dernier.

Son dernier roman en date Madame St-Clair Reine de Harlem (2015) est la narration, basée sur une histoire vraie, de l’existence de Stéphanie St-Clair, martiniquaise immigrée à New York, qui dans le courant des années vingt s’est frayée une place dans le monde de la pègre pour devenir «Queenie», la reine de la loterie clandestine. Ce personnage s’est imposé à l’écrivain «par pur hasard», comme il le souligne dans un entretien accordé à Philippe Tryai, cependant la rencontre ne l’a nullement laissé indifférent et il est parti sur ses traces cherchant à comprendre: «Comment une petite négresse de la Martinique ne parlant pas anglais, émigrée sans le sou, a-t-elle pu parvenir à en imposer non seulement aux redoutables gangsters noirs américains, mais aussi au Syndicat du crime, c’est-à-dire à la mafia irlandaise, yiddish et surtout italienne? Les Al Capone, Lucky Luciano et autres Meyer Lansky! Oui, comment?». Partie de son île à l’âge de vingt-six ans et après une halte d’une année en France, Stéphanie s’installe à New York, à Harlem, où les débuts sont difficiles, elle doit s’imposer en tant que femme mais aussi en tant que noire dans un milieu de gangsters. Dans une Amérique qui vit à l’heure de la prohibition, elle apprend à se défendre et ne laisse à personne, pas même à ses amants, le droit et la possibilité de contrôler sa vie. Ceux qui ont essayé de la duper comme quelques-uns de ses associés n’en ont pas mené large. Elle doit constamment surveiller ses arrières et ne pas fléchir ni face à ses concurrents ni face à la police avec laquelle elle arrive parfois à conclure de petits accommodements. Si Queenie ne se laisse pas facilement aller à la violence, cette dernière fait cependant partie de son existence, c’est souvent le seul moyen dont elle dispose pour survivre et conserver la place qu’elle a péniblement obtenue. Cette violence, Madame St-Clair l’a aussi subie et pas des moindres, celle du KKK dans une nuit de cauchemar, d’horreur où s’enfuyant de New York pour avoir crevé un œil à Duke, son amant en titre, elle se trompe de bus et se retrouve dans ce territoire où les Noirs deviennent des cibles vivantes. Cette nuit-là, Stéphanie assiste impuissante aux meurtres des hommes noirs qui occupaient le bus, ils «[…] furent pendus pour les uns, brûlés vifs pour les autres» (p. 86), puis c’est au tour des femmes: «Les Klansmen ne prirent pas le temps de me dévêtir. Ils déchirèrent ma robe et ma culotte et à tour de rôle s’enfoncèrent en moi avec une rage qui faisait briller leurs yeux sous leurs cagoules» (p. 87). C’est à ce moment-là aussi que se forge chez la protagoniste l’idée de ne pas partager le destin des Noirs de ce pays et de vouloir pour elle-même autre chose que de la résignation et de la soumission: «[…] Voilà que je me trouvais confrontée à ce qu’il y avait de pire pour les tout aussi prétendus descendants de Cham. Les vieilles nous enjoignirent de tenir bon, que ce ne serait qu’un mauvais moment à passer. Qu’ainsi nous avions l’occasion d’expier nos péchés. […] Jamais je ne me sentis aussi éloignés des Nègres américains qu’à ce moment-là» (p. 86).

L’auteur confie l’histoire de cette vie mouvementée à Stéphanie elle-même sous forme de récit à son neveu Frédéric (tantôt à la première tantôt à la troisième personne). D’ailleurs, qui mieux qu’elle pouvait être à même de nous faire partager l’atmosphère d’une époque, d’un milieu, d’un territoire comme celui de Harlem où elle vécut. C’est dans les bouleversements sociaux et politiques de l’Amérique des années vingt que Queenie va connaître les grands hommes de la «Black Renaissance», comme Marcus Garvey qui «[…] juché sur un banc à Central Park, en plein New York, voulait unifier tous les Noirs du monde et prêchait, non sans conviction, le retour des descendants d’esclaves américains sur la terre mère d’Afrique» (pp. 69-70). Stephanie St-Clair va s’installer dans le quartier le plus cossu de Harlem, Sugar Hill, et entretenir de très bons rapports de voisinage avec des intellectuels et des poètes: W.E.B. Dubois ou encore Countee Cullen avec lesquels elle aime échanger des propos, apprendre par cœur et réciter les poèmes de ce dernier. La vie de Stéphanie est mouvementée tant d’un point de vue professionnel (la guerre des mafias) que du côté amoureux. Le seul homme qui réussira vraiment à l’envoûter s’appelle Sufi Abdul Hamid, militant musulman qu’elle épouse et pour lequel elle se convertit. Tout n’est pas acceptable pour Queenie, surtout qu’une autre prenne sa place; cela vaudra à l’imam de l’Universal Holy Temple of Tranquillity une balle dans la peau et quatre années de prison à la Martiniquaise de Harlem.

Au moment de quitter ce monde Stéphanie fait un bilan lucide de toutes les vies qu’elle a vécues et de l’image qu’elle voudrait laisser: «J’ai habité des personnages différents à des périodes différentes de ma très longue existence. Négrillonne pauvre à la Martinique, fille supposée de quelque roitelet africain à Marseille, gangster celtique au quartier de Five Points au sein des quarante voleurs, petite main de la mafia sicilienne, collecteur de paris de la loterie de Harlem, puis banquière et enfin reine de Harlem […] Cela en fait des vies mon cher neveu! Je n’en renie aucune. Je suis même fière de chacune d’elles. Si tu tiens à garder le souvenir de moi qui à mon avis est le plus exact, sache que j’ai été et suis encore martiniquaise, française, irlandaise, noire américaine, italienne, harlémite, mais surtout cher neveu, surtout-surtout, une femme» (p. 323).

Au fil des pages, Stéphanie St-Clair fascine le lecteur (en bien ou en mal) tout comme elle a dû séduire l’écrivain par son courage, sa morgue, la capacité qu’elle a de tenir tête aux plus grands truands, de s’imposer, tant qu’elle peut, dans un univers masculin et misogyne.

 

Source : https://studifrancesi.revues.org/4506

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