En 1927, la première anthropologue afro-américaine, Zora Neale Hurston (1), entreprend de rencontrer pour l’interroger le dernier survivant connu (2) de la dernière cargaison humaine d’un bateau négrier – le Clotilda (3). Il vit alors depuis près de soixante-dix ans en Alabama, une terre demeurée étrangère et hostile. Zora devient une amie à laquelle il se confie lors de moments privilégiés.
Arrivé sur le sol américain en 1860, Olualé Kossola est Yoruba de l’ethnie Isha. Il évoque les us et coutumes en vigueur sur la terre africaine, certaines particulièrement barbares frappent l’imagination. Il raconte sa capture par les cruels soldats et amazones du puissant roi du Dahomey, qui le vend au Blanc. Il ne savait pas ce qui l’attendait comme en témoigne l’anecdote suivante : « On faillit me laisser sur la terre, dit-il, mais quand je vois mon ami Keebie partir à l’eau, je veux aller avec lui. Alors je crie, ils font arrière pour me prendre aussi. » Il raconte le pénible trajet parcouru, à pied, de son pays jusqu’à Ouidah et les journées passées dans une prison appelée barracoon (4), où sont retenus les Africains sélectionnés pour la traite, dans l’attente d’un bateau négrier.
Il fait ensuite le récit des 70 jours nécessaires à l’éprouvante traversée de l’Atlantique avec au cœur la souffrance d’avoir dû quitter les siens pour une destination inconnue, accrue par la douleur des nouvelles séparations imposées lors des ventes à l’arrivée. Réduit en esclavage, exploité, maltraité pendant plus de cinq années en Alabama, il rêve de son pays de naissance. La guerre de sécession s’achève. Avec d’autres Africains du Clotilda, libres mais sans pays et sans terre, Kossola, baptisé Codjo Lewis, projette de retourner en Afrique mais bientôt le projet est reconnu irréalisable. Ils vont ensemble créer une communauté atypique, le bourg situé près de Mobile appelé African Town, rebaptisé ensuite Plateau (5).
Kossola prend femme. Le couple s’entend bien. Il a six enfants chéris par leurs parents. Mais si les Africains sont déshumanisés par les Blancs, ils sont aussi méprisés par les Noirs nés en Amérique : « Mes enfants, ils les traitent de sauvages et d’ignorants, ils racontent qu’on est de la famille des singes. » L’existence ne sera pas tendre avec Kossola qui se retrouvera seul à la fin de sa vie. Sa mémoire est aussi implacable que son traumatisme du déracinement est grand. A la manière d’un griot, il raconte ses souvenirs et il aime s’exprimer en paraboles (6).
« L’histoire du dernier bateau négrier raconté par Cudjo » est la première publication de Zora N. Hurston sous forme d’article. Zora Neale Hurston appartient alors au mouvement culturel de la Renaissance de Harlem qui exalte l’Afrique comme le fait le poète Countee Mac Cullen dans Heritage. Elle-même a créé le néologisme de « Negrotarians » en 1925. Certains souvenirs évoqués par l’Africain Oluale Kossola seront sans doute difficiles à intégrer dans ce contexte de retour aux sources. C’est seulement 90 ans plus tard, en 2018, que sera publié aux USA, donc à titre posthume, le livre dont il est rendu compte ici.
Zora Neale Hurston y fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle en restituant les détails d’une enquête qui a dû être pour elle, déstabilisante. Nous sommes en 1927. Agée de 26 ans, elle pense appartenir à un monde de « frères » et « sœurs » noir.e.s, à « un peuple » victime des seuls Blancs. Elle doit se rendre à l’évidence, à travers le récit de Codjo, elle découvre que les Africains ne constituent pas sur leur continent, un unique peuple homogène, ils appartiennent à des groupes ethniques qui peuvent se considérer étrangers les uns aux autres, voire même ennemis donc capables d’être des acteurs actifs du commerce généré par la traite transatlantique initiée par les Européens (7).
Elle explique dans un autre ouvrage: « Le fait incontestable qui me resta en travers de la gorge était celui-ci : ceux de mon peuple m’avaient vendue, et les Blancs m’avaient achetée. /…/ Cela m’a permis de saisir la nature universelle de l’avidité et du désir de gloire. » (Des pas dans la poussière, éditions de l’Aube, 2006)
L’écrivaine Alice Walker (8), qui a rédigé l’avant propos de cet ouvrage, considère Zora Neale Hurston comme sa « mère en écriture ». En 2018, elle avoue que la lecture de Barraccon (9) a constitué pour elle, une épreuve. Pourquoi ? Parce que sont décrites « les atrocités que les peuples africains se sont infligés entre eux » bien avant que nombre d’hommes, de femmes et d’enfants soient transportés captifs vers l’enfer de la plantation. Mais en tant que descendante d’Africains, elle réalise à quel point, comme Codjo, elle se sent seule dans son pays natal, qui lui reste étranger. Lui manquent ce qu’elle appelle sa vraie culture, son vrai peuple et surtout « un lien singulier avec une autre vision de l’univers ». Mais lucide, elle ajoute : « Nous comprenons aussi que tout ce qui nous manque, comme c’était le cas de Cudjo Lewis, a disparu à tout jamais. »
Marie-Noëlle RECOQUE DESFONTAINES