Sous le règne dictatorial de François Duvalier et de son fils Jean-Claude, en dépit des conditions misérables dans lequel vivait le peuple haïtien, il n'y avait ni assassinats en pleine rue ni kidnappings ni demandes de rançons exorbitantes.
Un soir, sur les 11h30, je me suis retrouvé en plein "black-out" à l'avenue Jean-Jacques Dessalines, la grande artère fort animée de Port-au-Prince. A l'époque, dans les années 60-70 du siècle dernier, ces coupures inopinées d'électricité étaient fréquentes et pouvaient durer une bonne heure, parfois davantage. Je n'ai pourtant pas eu peur. Non pas parce que je serais doté d'un courage particulier mais bien parce que les nombreuses personnes présentes en cet endroit étaient demeurées très calmes. Personne ne voyait le visage de son interlocuteur mais on continuait à bavarder comme si de rien n'était. A plaisanter ou à discourir. A se disputer même. Ne voyant pas revenir la lumière et ayant assez de faire le pied de grue, je suis rentré à pied à mon hôtel. Sans la moindre crainte.
Les politologues nous disent que l'Etat est le détenteur de "la violence légitime". C'est son rôle de faire régner l'ordre, de réprimer ceux qui portent atteinte à l'ordre public, de punir les délinquants etc. Sauf que ladite violence a des limites, généralement définies par une constitution. Mais que se passe-t-il quand un état ou plus exactement un régime foule aux pieds la constitution qu'il a lui-même rédigée ? L'Etat duvaliériste n'a jamais respecté les droits de l'homme et c'était lui qui faisait kidnapper des opposants par ses tontons-macoutes, pas les gangs comme c'est le cas aujourd'hui. On pouvait vous arrêter en pleine rue, sur votre lieu de travail ou le plus souvent chez vous. Il était rare que vous réapparaissiez, surtout si vous étiez incarcéré à la redoutable prison de Fort-Dimanche. Mais ces exactions se déroulaient le plus souvent ni vu ni connu et la presse internationale n'en était informée que bien après. L'internet et le téléphone portable n'existaient pas encore. Si bien que le voyageur, comme c'était mon cas, avait l'impression d'un pays très calme. Pauvre, très pauvre, mais calme.
Un jour que je m'étais attablé dans un bar, lors de mon deuxième voyage dans le pays, j'y avais oublié mon sac contenant mon passeport et mes travellers cheques (la carte bleue non plus n'existait pas encore) et, distrait ou fasciné par la vitalité qui m'environnait, je mis un bon quart d'heure avant de m'en rendre compte. Réalisant alors que je l'avais sans doute laissé accroché à la chaise du bar, je rebroussai chemin lorsqu'un gamin arriva en face de moi au pas de course en criant quelque chose que je ne compris d'abord pas. Mon oreille avait un peu de mal avec les multiples élisions du créole haïtien : "mwen" qui devient "m", "li" qui devient "l" etc... Je crus avoir affaire à ces petits mendiants qui vous harcelaient dès la sortie de votre hôtel et le repoussai d'un geste énervé. Je me trompais ! Le gamin me ramenait mon...sac. J'en ai été, on imagine bien, complètement sidéré. Dans quel pays, même riche, aurait-on vu pareille chose ?
En dictature, il est généralement interdit de s'attaquer aux étrangers, il est vrai. Le tourisme est une manne pour le pouvoir en place et pas question de ternir son image auprès de la communauté internationale. Américains et Canadiens visitaient en nombre cette Haïti qui les fascinaient à cause de toute cette littérature à sensation qui prenait le vaudou pour thème. Nous autres, Martiniquais et Guadeloupéens, y venions pour la même raison mais avec un but qui n'avait absolument rien à voir avec l'exotisme. A mon hôtel, le portier, les femmes de chambre et même un serveur du bar, au bout de deux jours me firent savoir discrètement qu'ils connaissaient un "ougan" (prêtre vaudou) et que si je leur remettais une somme, dont j'ai oublié le montant, en dollars et non en gourdes, ils me le feraient rencontrer. Quand ils comprirent que je n'étais pas venu pour ça, ils commencèrent à m'observer d'un air bizarre. Je devins même un peu suspect aux yeux de la direction lorsque le Père Joris Ceuppens, fondateur de Bon Nouvel, premier journal haïtien entièrement en créole, vint me rendre visite. Ce Belge flamingant (locuteur donc du flamand) avait été sensibilisé à la condition de sous-langue du créole, qu'il jugeait assez similaire à la sienne, et était un fervent apôtre de l'alphabétisation en créole contrairement à l'élite haïtienne, du moins celle qui était alliée au pouvoir duvaliériste.
Vint le moment où je désirai voir ce que les Haïtiens appellent "la province", le pays profond donc, celui qui se trouve hors des grandes villes. Je choisis d'embarquer dans un de ces autobus aux couleurs chatoyantes, arborant sur leur fronton, une devise ou une parole de l'Evangile, que je voyais aller-venir sans cesse. Ils étaient bondés, surchargés même, tant sur leurs toits que dans leurs cabines. Je trouvai difficultueusement place sur un banc au fond du véhicule, coincé entre une marchande au visage buriné mais fort joviale et un vieux monsieur au visage austère qui n'ôta pas son chapeau durant tout le voyage lequel dura trois heures et plus. Direction Cap Haïtien, tout au Nord ! Un peu plus de 250kms à parcourir avec des arrêts à l'entrée de chaque ville. Pour y déposer des passagers certes, mais aussi parce que les Volontaires de la Sécurité Nationale ("Tontons-Macoutes") avaient installé des sortes de barrages et fouillaient les véhicules. Dès de départ, à Port-au-Prince, les passagers me firent fête, voyant sans doute à ma dégaine que je n'étais pas un grimo (notre chaben en créole martiniquais) natif-natal, mais un grimo étranger. On m'offrit des fruits, de la cassave contenant de la farine de coco, à boire. Personne n'avait jamais entendu parler de la Martinique et on se gaussa gentiment de mon créole à la fois si proche et si différent. Une chaleur humaine dont je n'avais jamais l'expérience de ma vie.
Seul le vieux monsieur bien habillé et la tête couverte d'un chapeau en feutre demeurait silencieux.
Il semblait inquiet et au énième barrage, à l'entrée de la ville de St-Marc (ou peut-être de Gonaïves), je le sentis se raidir. Son coude s'enfonça brusquement dans mes côtes et il marmonna une excuse. Trois macoutes investirent l'autobus et se mirent à dévisager les passagers un à un, passagers qui étaient soudain figés. Je n'en menais pas large. Je tentai de prendre l'air d'un grimo natif-natal. En vain ! L'un des macoutes demanda ses papiers au vieil homme, tourna sa pièce d'identité dans tous les sens et la lui rendit d'un air dédaigneux. Puis ses yeux se posèrent sur ma personne. Je ne savais pas encore qu'il fallait baisser les miens. Il se saisit de mon passeport bleu (le passeport lie-de-vin de la Communauté européenne n'existait pas encore), le tourna aussi dans tous les sens, puis descendit du véhicule pour le remettre à son chef.
"Il ne sait pas lire !", me glissa le vieux monsieur d'un air malicieux.
Mon voisin parlait un français remarquable, celui plutôt vieille France, des lettrés haïtiens. Quand je lui demandai sottement pourquoi il n'avait pas vérifié les papiers des autres passagers, il sourit et m'apprit que très peu de gens possédaient des cartes d'identité. Et même que certaines personnes n'étaient pas déclarées à l'état-civil. Quand le macoute revint, je m'imaginai que c'en était fini de moi. Je serais embarqué, menotté et transporté au diable-vauvert, mais il me rendit mon passeport en le plaquant presque sur ma poitrine avant d'annoncer à la cantonade que l'autobus pouvait repartir. Ouf ! Pendant les vingt minutes qui suivirent, un silence régna parmi les passagers dont certains m'avaient semblé tétanisés, puis la jovialité reprit le dessus.
"Je suppose que vous allez visiter le palais du roi Christophe, n'est-ce pas ?" me fit mon voisin soudain loquace. Je fis "oui" de la tête, pas tout à fait remis de mes émotions. Puis, le visage du vieil homme se fit maussade. Sans raison apparente. Certes, il faisait très chaud à l'intérieur de ce camion dont l'arrière avait été transformé en autobus, de manière assez semblable aux "taxis-pays" martiniquais d'antan et la route, en mauvais état par endroits, faisait souffrir nos reins, mais la raison de sa maussaderie était tout autre. Il n'aimait pas la Martinique ! Pas du tout. Quand je lui demandai s'il y était déjà allé, il répondit sèchement par la négative et se renferma dans son mutisme de départ. L'autobus, à l'approche du nord, peinait à grimper les mornes abrupts, presque totalement dépourvus de végétation. En Haïti, un morne est une petite montagne. Rien à voir avec nos modestes collines martiniquaises. Je repensai alors à la scélératesse des nations occidentales qui, tout au long du 19è siècle, refusèrent de commercer avec ce pays que dirigeait des Nègres. Le combustible du 19è siècle était principalement le charbon de terre, pas encore le pétrole, mais Haïti ne pouvait en importer, sauf par contrebande et de manière forcément insuffisante. Alors, la population dut se rabattre sur le charbon de bois et donc couper les arbres. En pays tropical, la couche de terre fait à peine cinquante centimètres de profondeur et il suffit d'une grosse pluie, d'une lavalas comme on dit en créole haïtien, pour qu'elle soit ravinée et que la roche se retrouve à nu. En pays tempéré, ce n'est pas le cas. Lors de la construction de Disney World Paris, les bulldozers durent creuser un bon mètre cinquante avant d'atteindre le sol rocheux. Un dictateur l'avait compris. Celui qui avait dirigé le pays voisin, celui que les Haïtiens se plaisent à nommer la Dominicanie. Celui qui avait dans les années 30 du 20è siècle, fait massacrer près de 30.000 Haïtiens. Ce scélérat, Trujillo, avait pourtant eu une idée de génie : créer un corps de police forestière qui traquait tous ceux qui coupaient des arbres sans autorisation des autorités. Cette police, des brutes épaisses, ramenaient rarement des prisonniers. Mais le résultat était bel et bien là : au contraire d'Haïti, le couvert forestier de Santo-Domingo avait été largement préservé. Quand on survole Hispaniola, les pilotes aiment à demander aux passagers de jeter un oeil par le hublot au moment où l'avion passe la frontière, quasi-rectiligne, séparant les deux pays. Du vert, partout du vert, du côté Santo-Domingo ; du gris avec de rares tâches de vert du côté Haïti.
"La Martinique nous a fait un bien vilain cadeau !" me fit soudain mon voisin, m'arrachant à mes cogitations.
Interloqué, je ne sus quoi répondre. Le vieil homme semblait prêt à reprendre la conversation.
"Les Duvalier sont des gens de chez vous, non ?" continua-t-il sur un ton plus amène.
"Pas que je sache, non !"
"Leur souche se situe pourtant dans un village martiniquais qui a pour nom Le Lorrain...".
Je demeurai le bec coué. Etait-ce une plaisanterie ? Une façon de réchauffer l'atmosphère entre nous ? Aucunement ! Le vieux monsieur était tout ce qu'il y avait de plus sérieux. Il m'apprit même que François Duvalier n'aurait pas dû avoir été autorisé à se présenter à l'élection présidentielle de 1957 car son père (ou son grand-père, je ne me souviens plus) n'était pas haïtien. C'était interdit par la constitution ! Je n'en croyais pas mes oreilles d'autant que mon voisin ne pouvait pas savoir que j'étais moi-même originaire du...Lorrain. Etais-je dans un film de Bunuel ? N'étais-je pas tout simplement en train de rêvasser, fatigué par cet épuisant périple jusqu'au Cap Haïtien ? Non, j'étais dans la réalité. Ce fut à mon tour de me plonger dans un mutisme un peu boudeur. Je me promis de vérifier ses dires quand je rentrerais en Martinique.
Arrivé au Cap, il me salua bien bas, ôtant pour la première fois son chapeau et s'en alla rejoindre sa famille qui l'attendait d'un pas tranquille. Dès le lendemain, je fis le trajet habituel à dos de mulet jusqu'à l'extraordinaire citadelle du Roi Christophe, accompagné de jeunes gens qui gagnaient ainsi leur vie, non sans avoir jeté un oeil aux ruines du Palais Sans Souci détruit par un tremblement de terre. Une fierté, une immense fierté, m'habita durant toute la visite. Ce peuple s'était battu pour nous, les peuples caribéens, et même pour tous ceux des Amériques qui subissaient l'oppression. Pour les Inuits du Grand Nord canadiens jusqu'aux Mapuches du sud du Chili. Je compris dans ma chair la puissante exclamation de Césaire quand il dit qu'Haïti est le pays "où la Négritude s'est mise debout pour la première fois". Je pensai aussi au suicide du Roi Christophe.
Ce pays-là, je me mis à l'aimer d'assez déraisonnable manière...
(à suivre)
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