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REPENSER LES « ETUDES CREOLES » (3ème PARTIE)

Raphaël Confiant
   REPENSER LES « ETUDES CREOLES » (3ème PARTIE)

Dans cette troisième partie de notre réflexion sur l’urgence qu’il y a à repenser les « Etudes créoles », nous chercherons à approfondir la question de cette dérive qu’il faut bien appeler le « patrimonialisme ». Toute cette frénésie collective, organisée tantôt en sous-main tantôt ouvertement, par l’Etat français, les collectivités locales, les associations de défense de tel ou tel pan de notre culture et appuyées par, désormais, l’ensemble des partis politiques (puisque semble-t-il, la Droite antillaise ne nie plus qu’il existe une « culture antillaise »). Avant d’y venir, il me paraît intéressant de comparer les conceptions européenne, étasunienne et asiatique du patrimoine. Tous les trente ans au Japon, on détruit__et cela depuis des temps immémoriaux__de magnifiques temples shintoïstes en bois pour les reconstruire à l’identique sans que cela choque quiconque, bien au contraire. Invité dernièrement dans une université du New Jersey (USA), j’ai fait la connaissance d’une éminente professeur de chinois, Blanche américaine à l’esprit apparemment ouvert, qui s’indignait de la façon suivante lors d’un repas : « Vous ne pouvez pas savoir le massacre architectural qui se déroule en Chine depuis que le capitalisme d’Etat y a supplanté le communisme stalinien. Tous ces nouveaux riches détruisent à tours de bras de magnifiques tombeaux, temples ou maisons traditionnelles pour les reconstruire à l’identique mais avec des matériaux modernes, ce qui leur donne un air de Disneyworld. ». Quoique spécialiste du monde chinois, cette dame professeur de haut vol est si profondément convaincue de la supériorité du monde occidental qu’elle est incapable de comprendre que l’Asie, l’Europe et les Etats-Unis n’ont absolument pas la même conception de ce qu’est le patrimoine. Pourtant, rien n’est plus simple :

. pour un Japonais ou un Chinois, ce qui est patrimonial ou « authentique », c’est ce qui est identique.

. pour un Européen, ce qui est authentique, c’est ce qui est ancien.

. pour un Etasunien, qui n’a qu’à peine deux siècles et demi d’histoire, ce qui est authentique, c’est le simulacre d’ancien reconstitué en parc à thèmes.

Ce qui explique que les Japonais peuvent détruire et reconstruire leurs temples shintoïstes (à l’identique donc) sans le moindre état d’âme alors que pour un Européen, il serait impensable, voire sacrilège, d’en faire de même pour le château de Versailles, le palais de Buckingham ou le Colisée. Pour l’Européen, ce qui compte, c’est l’ancienneté du bâtiment, le fait qu’il ait été patiné par les siècles et tout juste consent-il à les restaurer quand vraiment il ne peut pas faire autrement et que la chose risque de tomber en ruines comme ce fut le cas pour les fresques de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine du Vatican. Ce même professeur de chinois ajoutait : « Quant à la peinture, ne m’en parlez même pas ! Tous ces nouveaux riches ornent leurs salons cossus de reproductions de La Joconde ou de Guernica et sont fiers en plus de vous les montrer ! ». Toujours la même incompréhension : pour un Européen, il n’existe qu’une seule Joconde, celle qui est exposée au Louvre ; pour un Asiatique, dès l’instant où la reproduction de cette même Joconde est parfaitement identique à l’œuvre première, il n’y a aucun problème à la considérer comme authentique et patrimoniale. Cela n’à rien à voir avec une question de nouveaux riches, même si, par ailleurs, beaucoup de Chinois d’aujourd’hui ont un tel comportement. D’ailleurs, quand on voit le nombre de savantissimes experts en art qui se sont faits gruger face à de faux Degas, de faux Manet ou de faux Picasso, on devrait, en Europe, faire preuve de davantage de modestie face à la conception asiatique du patrimoine.

On en a d’ailleurs un exemple hilarant à 150km de Pékin dans une ville entièrement nouvelle dénommée « Fiorentina Village ». Là, on a reconstruit un Colisée flambant neuf, une Venise avec son Grand Canal où les jeunes mariés font des promenades en gondole, des « trattorias » avec terrasse où l’on peut déguster du café à l’italienne etc…Fiorentina Village est littéralement pris d’assaut par des dizaines de milliers de Chinois qui y achètent à tours de bras des produits de luxe italiens fabriqués dans les usines…du coin. Et le quotidien italien « La Repubblica » de s’indigner :

« Tout est factice au Fiorentina Village, une imaginaire cité romaine de la Renaissance, catapultée au cœur d’une mégalopole chinoise de 50 millions d’habitants…Mise en scène, grotesque bric-à-brac des plus chics vestiges de l’histoire, de l’art et de l’architecture du Vieux Continent… »

Et Nelson Chan, le directeur du Fiorentina Village, lui, de se marrer :

« On visite l’Italie pour ses monuments, ses magasins et sa cuisine, ce qui nécessite beaucoup d’argent et de temps. Ici, nous offrons la même chose, à deux pas de chez soi, et pour une somme modique. »

« Factice et grotesque » dit le journal italien, « la même chose » rétorque les Chinois : deux conceptions opposées de ce qui est authentique ou patrimonial. La conception étasunienne se situe, elle, quelque part entre l’européenne et l’asiatique. N’ayant qu’une courte histoire, les Etats-Unis proposent un simulacre d’ancien en construisant des parcs à thèmes : en Louisiane, le village cajun ; en Caroline du Nord, le village Cherokee ; en Arizona, le village cow-boy etc…Là sont reconstruits des bâtiments d’époque avec tout un personnel chargé de le faire vivre. Ainsi, dans la réserve Cherokee ai-je eu la désagréable surprise de voir celui que je croyais être un véritable Indien et qui venait de danser devant nous la danse du feu, avec ses plumes sur la tête, ses colliers, ses flèches et son arc, s’embarquer tranquillement à bord de son pick-up flambant neuf, vêtu cette fois en jeans, son portable collé à l’oreille ! Si ça se trouve, les plumes devaient avoir été fabriquées à Taiwan. Au village cow-boy, dans la périphérie de Tucson, toutes les demi-heures, dans la rue principale, est organisé un duel au pistolet entre deux cow-boys comme dans un western de Sergio Leone. Le guide nous a d’abord emmenés au saloon boire un whisky et écouter de la musique country avant de claquer des mains pour nous signaler que nous devions sortir pour assister au duel. Evidemment les pistolets étaient chargés à blanc !

Ce long détour n’était aucunement une digression, mais une manière oblique d’aborder une question qui a agité dernièrement le landernau martiniquais : celle du lycée Schoelcher dont les bâtiments sont devenus dangereux car s’effritant à cause du sable de mer utilisé lors de sa construction et parce qu’ils n’obéissent évidemment pas aux normes anti-sismiques modernes. La polémique concernant ce bâtiment a eu deux aspects intéressants :

. pour les uns, le lycée Schoelcher est un bâtiment patrimonial, symbole de l’accession des classes de couleur à l’instruction dont ces dernières furent longtemps privées, une sorte de contre-Séminaire Collège ou contre-Couvent de Cluny. Dans ce camp, deux positionnements : ou consolider l’existant (ce qui coûte une fortune) ou le reconstruire à l’identique (ce qui n’est pas moins onéreux). Dans les deux cas, le lycée Schoelcher doit ressembler exactement à ce qu’il a toujours été. Point à la ligne.

. pour les autres__et donc les dirigeants « patriotes » de la Région à l’époque, sous la mandature donc d’Alfred Marie-Jeanne (Mouvement Indépendantiste Martiniquais)__, il fallait le détruire et le remplacer par un bâtiment à l’architecture complètement nouvelle. Certains extrémistes allant même, dans la presse, jusqu’à écrire qu’ils n’avaient rien à faire d’un « lycée de mulâtres » qui avait longtemps empêché son accès aux enfants des classes laborieuses, ce qui n’est pas entièrement faux.

Le Conseil régional « patriote » commanda donc une maquette de ce nouveau bâtiment et le présenta au public comme étant une structure moderne, spacieuse, bien aérée et surtout anti-sismique. Sauf que, à mon humble avis, elle ressemblait à un « copié-collé » d’un quelconque lycée de…Garges-les-Gonesses ou de Carcassonne. Ce qui est, on l’avouera, un comble ! Tout en étant personnellement partisan de la mandature en place (et donc opposé au PPM), sur ce sujet particulier, je me suis senti obligé, comme d’autres, d’exprimer mon désaccord total. Car on n’allait tout de même pas refaire l’histoire et rejouer la lutte des classes autour de ce bâtiment ! Oui, historiquement, ce sont les « mulâtres » et autres « hommes de couleur libres » qui eurent accès les premiers à l’instruction. Oui, le lycée Schoelcher fut longtemps le symbole de la bourgeoisie « mulâtre ». Mais qu’y pouvons-nous ? Etait-ce une raison pour le jeter bas comme une sorte de mini-Bastille ? On est là en plein cœur de la question patrimoniale qui nous occupe. Faut-il aussi brûler l’Habitation Clément et détruire le Fort Saint-Louis ? La position la plus raisonnable ne serait-elle pas au contraire de nous approprier ces différents lieux dont la majorité des nôtres furent exclus durant des siècles ? Et quand je dis « s’approprier », je ne reste pas dans le flou, mais dans le concret le plus concret.

Exemple : le Blanc créole Bernard Hayot invite un jour Aimé Césaire à planter « l’arbre de la réconciliation » sur l’Habitation Clément. Magnifique initiative que le chantre de la Négritude, accompagné de son bras-droit Camille Darsières, accepte. Je n’ai rien contre, sauf que Césaire et Darsières auraient du avoir dit à B. Hayot : « D’accord pour la réconciliation ! D’accord pour venir planter cet arbre ! Mais nous exigeons qu’auparavant, vous fassiez reconstruire les cases à esclaves en « bois-ti-baume » qui se trouvaient non loin de la Grand’Case du maître blanc. Et nous exigeons aussi qu’outre la visite de cette Grand’Case et de ses meubles magnifiques soit proposée au touristes et aux visiteurs locaux, celle de la sordide Rue Case-Nègres ! ». Voici ce que j’appelle la réappropriation des lieux dits patrimoniaux ! Hélas, Césaire et Darsières, face aux flashes des photographes, se contentèrent de planter l’arbre en question avec leur hôte béké et de prononcer de beaux discours réconciliateurs, s’exposant du même coup aux vives critiques de ceux qui considérèrent qu’il s’agissait là d’une manière de trahison.

A-t-on entendu les créolistes lors de l’affaire du lycée Schoelcher ? Les a-t-on entendu lors de l’affaire de cet arbre de la réconciliation ? Point du tout. Enfermés dans leurs petites analyses de phonèmes, de systèmes graphiques, de systèmes aspectuo-temporels, de diglossie, de rituels hindous, de « bèlè » ou de « coup de main », incapables de s’extraire de leurs disciplines académiques (linguistique, sociolinguistique, anthropologie, sociologie, didactique etc.), ils n’ont pipé mot. Or, s’il y avait des gens qualifiés pour intervenir sur ce sujet, c’était bien eux ! Ils auraient dû se trouver en première ligne pour alimenter les différents débats et permettre de les éclaircir. Si un créoliste hésite ou a peur de définir ce qui est « patrimonial » (et donc « créole »), s’il préfère se murer dans sa tour d’ivoire universitaire, à quoi servent les « Etudes créoles » ? En fait, tout cela est révélateur d’un manque, qui fait l’objet de la présente chronique, un manque criant : celle d’une « pensée du fait créole ». Certes, pendant les trente dernières années, nous avions tous le nez dans le guidon, nous étions au four et au moulin. On comprend parfaitement qu’il était indispensable de décrire la phonologie du créole ou son système verbal, d’analyser la diglossie créole-français, d’améliorer le système graphique, d’étudier le « coup de main », le « bèlè » ou le culte hindou, de rédiger des dictionnaires et des grammaires, de mettre en place une didactique du créole. Tout cela, nous l’avons fait et bien fait, souvent dans des conditions d’extrême difficulté et parfois dans l’urgence (lors de la création du CAPES de créole en 2002, il a fallu dans l’année même rédiger et publier des « guides du CAPES de créole » pour les futurs candidats et onze guides virent le jour !). Nous avons fini par construire de toutes pièces une nouvelle discipline académique : les « Etudes créoles ». Elle possède aujourd’hui sa licence (3 ans) et son Master (2 ans) sur le campus de Schoelcher.

Mais une fois ce travail titanesque abattu, l’exigence critique dont parle Souleymane Diop, s’agissant de l’Afrique, ne devrait-elle pas être désormais au centre de nos préoccupations ? Et quand je dis exigence critique, je ne veux pas du tout dire se pencher une énième fois sur tel ou tel point particulier comme, par exemple, le système graphique. Je parle de la nécessaire élaboration d’une pensée globale du fait créole. Edouard Glissant a pourtant déjà magistralement ouvert des pistes qu’il s’agit pour nous soit de prolonger et d’approfondir, soit de questionner, soit de faire bifurquer, soit d’abandonner. Car tout est encore en chantier et seule notre paresse intellectuelle (ou notre suffisance) peut nous dissuader de nous y aventurer.

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