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REPENSER LES « ETUDES CREOLES » (2ème PARTIE)

Par Raphael Confiant
 REPENSER LES « ETUDES CREOLES » (2ème PARTIE)

Nous avons vu, dans la première partie de cette analyse, qu’il est devenu impératif aujourd’hui de sortir des approches technicistes du fait créole pour enfin penser ce dernier au sens philosophique du terme. Si en effet, la linguistique, la sociolinguistique, l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la didactique ou encore la littérature ont été, et sont encore, éminemment utiles pour la connaissance et la réappropriation d’une culture créole dénigrée depuis bientôt quatre siècles, nous ne pouvons plus nous contenter de celles-ci. Continuer, en linguistique par exemple, à travailler sur le système verbal du créole (Temps-Mode-Aspect) ou, en sociolinguistique, à multiplier les enquêtes de terrain pour connaître le sentiment de telle ou telle couche de la population à l’endroit du créole, ou, en anthropologie, à décrire et expliciter les rituels religieux vaudou ou indo-créoles, ou encore en psychologie à décrypter le « malaise créole », comme l’a fait magistralement Raymond Massé dans l’ouvrage du même nom, est certes nécessaire, précieux même, mais ne permet pas aux « Etudes créoles » d’aller plus avant et de proposer une pensée originale qui pourrait contribuer à comprendre ce monde désormais globalisé dans lequel nous sommes plongés.

L’immense apport de ces différentes disciplines a eu pour effet pervers de nous ligoter à une vision de conservation, de sauvetage, de la langue et de la cultures créoles, perçues comme menacées, ce qui est le cas, mais sans pour autant nous offrir les moyens de relier ce que nous protégions/conservions avec tant d’admirable abnégation au mouvement du monde actuel. Nous avons insidieusement glissé sur la pente de la muséification et de la patrimonialisation (mot devenu à la mode) de notre culture sans vraiment nous interroger sur leurs présupposés conceptuels et surtout leurs conséquences au plan pratique. Chacun s’est donc employé à « sauver le créole », à « défendre le bèlè ou le gwo-ka », à « préserver le culte hindou », le « jardin créole » ou « la pharmacopée créole » au grand plaisir de mouvements ou de partis politiques d’obédience identitariste ou nationaliste peu portés, hélas, sur la réflexion critique. D’où le risque de devenir les gardiens du musée de nous-mêmes !

Là encore, il faut nous tourner vers l’Afrique et faire preuve pour une fois de modestie. Nous avons cru être les fers de lance de pensée moderne et post-moderne avec l’indigénisme (Jean-Price Mars), la Négritude (Aimé Césaire), l’Antillanité et la Créolisation (Edouard Glissant), l’Américanité (Vincent Placoly), la Créolité (Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant) ou l’Indianité (Ernest Moutoussamy, Francis Ponaman, Camille Moutoussamy). Si tous ces mouvements de pensée ont été fort utiles chacun en leur temps et s’ils ont connu un retentissement international disproportionné par rapport à la taille de nos îles et de nos populations__ce qui est, il est vrai, un réel motif de fierté__, il importe désormais que nous sortions de notre tour d’ivoire. Les Antillais et les Noirs américains (de W.E. Dubois à Cornell West en passant par Allan Locke) n’ont pas été les seuls à proposer à ce qu’on appelait jadis Tiers-monde, et qu’on nomme aujourd’hui le Sud, de nouvelles formes de pensée. La décolonisation conceptuelle s’est opérée aussi ailleurs. Le monde arabe, l’Afrique noire et l’Inde, confrontés à des formes de colonisation, certes différentes des nôtres et s’appliquant à des sociétés ataviques (et pas « créoles » c’est-à-dire « bricolées » de toutes pièces au sens que donne Levi-Strauss à ce terme), ont elles aussi donné naissance à des mouvements d’idée brillants, révolutionnaires et qui ont surtout eu davantage d’impact sur leurs réalités. Il importe, quand on a pour objectif, de mettre en chantier une approche philosophique du fait créole, de nous y intéresser afin de voir dans quelle mesure ils pourraient nous aider à prendre du recul par rapport à nos propres mouvements d’idées, à les critiquer et à les refonder.

S’agissant de la critique de la patrimonialisation de la culture créole qui nous occupe, le philosophe ivoirien Augustin Dibi Kouadio (2011) nous met sur cette voie lorsqu’il écrit :

« C’est lorsque la culture elle-même n’est plus seulement conservée, sans cesse évoquée et continuellement répétée, mais lorsqu’elle se laisse gagner par l’inquiétude du négatif grâce à la critique, que naît l’instant de la philosophie. »

Qui oserait, en effet, dans le monde antillais ou noir américain se hasarder, par exemple, à interroger la place démesurée qu’occupe le fait musical dans nos cultures ? Pourtant, au risque d’être cloué au pilori (ou d’être contraint de boire la ciguë), nous ne saurions faire l’impasse sur cette question. Ayant eu la chance de vivre, dans les années 50, les derniers feux de la « société de plantation », cela sur la petite « habitation » et la minuscule rhumerie de mon grand-père maternel, au fin fond d’une campagne du Lorrain, je peux témoigner que la musique n’était absolument pas omniprésente dans notre vie quotidienne. Ce sont la radio et la télévision, inventions de « Blancs », qui en sont la cause. L’image donc du Noir antillais ou africain chantant et dansant à longueur de journée, acharné à frapper sur un tamtam__ce qui correspond à la désastreuse vision de Senghor selon laquelle « la raison est hellène et la musique est nègre »__est donc complètement fausse. Il y avait, au contraire, des moments bien précis pour la pratique musicale : moments souvent religieux en Afrique noire ; moments festifs aux Antilles (samedi soir pendant la récolte de la canne où les « majò » s’affrontaient au « ladja », carnaval etc.). Rétrospectivement, je suis frappé par le silence qui régnait dans mes campagnes d’enfance des quartiers Macédoine et Morne Carabin. On dira certes que c’est la société moderne qui a omniprésentifié la musique puisqu’elle est tout autant présente dans les salles d’attente, les aéroports, les supermarchés, qu’à la radio, à la télévision ou sur l’Internet et que ce phénomène touche toutes les sociétés, y compris l’Occident. Oui, sauf que ni l’Euro-américain, ni l’Arabe, ni le Chinois, ni le Japonais ni l’Indien ne sont perçus comme des êtres chantants et dansants. Seul le « Noir » l’est…

Et le pire, c’est que ce dernier s’emploie lui-même à conforter cette image infantilisante, incapable qu’il est de prendre du recul par rapport à ses propres pratiques culturelles et à s’autocritiquer. Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diop ((2011) écrit à ce sujet :

« Il reste qu’il y a toujours à construire le monde véritablement multiculturel contre l’eurocentrisme et ses nouveaux avatars. Aujourd’hui, la forme principale de l’eurocentrisme n’est pas l’affirmation d’une culture que ses valeurs mettraient en position de dicter sa norme à toutes les autres. C’est celle qui donnerait à l’Occident le privilège exorbitant d’être la seule culture capable de faire un retour critique sur soi. »

En clair, lorsque nous refusons de questionner la place (exagérée) qu’occupe la musique dans nos cultures créoles, noires américaines, sud-américaines etc…, nous nous interdisons cet indispensable « retour critique sur soi » qu’évoque S. B. Diop. Qui, en Martinique et en Guadeloupe, par exemple, s’insurge contre le fait que la Une de l’édition magazine (du week-end) du seul et unique quotidien existant dans ces îles, édition qui tire dans chacune d’elles à 50.000 exemplaires, soit systématiquement attribuée du 1er janvier au 31 décembre, à des chanteurs, musiciens ou mannequins ? Personne ! Dans le même temps, les mêmes qui ne s’en offusquent pas font circuler sur l’Internet des courriels listant les découvertes faites par les « savants noirs ». Or, à quoi sert-il de proclamer que c’est un Noir qui a inventé l’ascenseur, l’alternateur électrique, la photocopieuse ou que sais-je encore si jamais on ne célèbre ces dites personnes ? Si on se contente de mettre toujours en exergue les musiciens (et les sportifs) « noirs » ? Exemples : c’est un ingénieur martiniquais qui a dessiné les plans du plus grand paquebot du monde, le « QUEEN MARY II ». Connaissez-vous son nom ? Connaissez-vous son visage ? Son parcours ? Absolument pas ! Le quotidien de la Martinique s’est bien gardé de le mettre en couverture de son édition magazine. Ce serait un mauvais exemple pour la jeunesse, n’est-ce pas ? Il vaut mieux cent fois toujours promotionner un batteur de tamtam, un zouk-loveur, rappeur ou le dernier mannequin de mode ; c’est une jeune chercheuse guadeloupéenne qui a inventé le procédé permettant la conservation (et donc la commercialisation) du jus de canne à sucre. Avant cela, même au frigo, au bout de deux jours, ce jus surit. Grâce à son invention, votre brique de jus de canne se conserve dix jours sans aucun problème comme pour le jus d’orange ou de pomme. Or, connaissez-vous son nom ? Son visage vous est-il connu ? Que non !

Qu’on me comprenne bien ! Je ne nie pas l’immense apport de la musique dans la lutte menée par nos peuples pour résister d’une part à la déshumanisation esclavagiste (Noirs), puis engagiste (Indiens et Chinois). C’est le tambour__jadis honni par la bourgeoisie mulâtre__qui a permis de rassembler les combattants des innombrables révoltes de la période esclavagiste et qui joue le même rôle s’agissant des grévistes de l’époque moderne. C’est la biguine__comme l’a montré le beau film de G. Deslauriers et P. Chamoiseau__qui, à Saint-Pierre notamment, a su faciliter le passage de nos ancêtres de l’enfer des plantations au pavé des bourgs et des villes. Et c’est encore le zouk (hélas dévoyé aujourd’hui) et l’immense Kassav qui ont su synthétiser tout cela et nous offrir cette musique-médicament (et non point somnifère comme l’ont interprété certains !) qui a accompagné notre entrée dans une modernité que nous ne contrôlions pas. Ce sont les voix enchanteresses d’une Jocelyne Berorard ou d’un Patrick Saint-Eloi qui, pour la première fois, ont su chanter l’amour dans notre « éperon naturel » qu’est le créole alors que jusque là, la « romance » était réservée à la langue française. Non, je ne rejette pas du tout la musique ! Je rejette son omniprésence. Ce qui est tout à fait différent. On devrait pouvoir comprendre que de même que personne n’a envie de lire un livre tous les jours ou d’aller au cinéma chaque soir, on n’a pas envie non plus de subir en permanence un tintamarre de musique (le plus souvent mauvaise).

Toujours dans le droit fil du regard critique sur soi et cela dans un tout autre domaine : avons-nous bien interrogé le culte de la « pawol » propagé par le discours identitariste créole ? N’aurions-nous pas quelque peu exagéré son importance ? Loin de moi l’idée de faire de la « raison graphique » (Jack Goody) l’élément indispensable à toute culture qui se respecte. Pour preuve, en tant que créoliste, j’ai publié un livre de proverbe, deux livres de contes et le seul dictionnaire à ce jour de « titim » (devinettes et énigmes créoles) et en tant que romancier, dans le droit fil du mouvement de la Créolité, je me suis voulu, comme Chamoiseau, Pépin, Pineau et bien d’autres, un « marqueur de paroles ». J’ai donc le plus grand respect pour l’oraliture créole et en créant avec Marcel Lebielle dans les années 80, la toute première « Nuit du conte créole » avec l’association « Kontè sanblé, cela à Morne-des-Esses, j’ai participé au mouvement de revitalisation de celle-ci. Pourtant, cela ne m’empêche pas de me poser des questions. Le culte exagéré de la « pawol » n’a-t-il pas été un frein à l’indispensable réflexion critique sur le fait créole ? Comme l’écrit le philosophe béninois Paulin Hountodji (1977) :

« L’esprit est trop occupé à préserver le savoir pour se permettre de le critiquer…Le fait de recourir à un support matériel libère la mémoire qui peut se permettre d’oublier, d’exclure provisoirement, de mettre en cause, d’interroger, étant sûre, d’avance, de pouvoir retrouver au besoin, à tout instant, ses acquis antérieurs. »

En effet, l’oraliture ne s’autocritique jamais. Elle ne le peut tout simplement pas, trop occupée qu’elle est à se conserver, à perdurer. Ceux donc qui la défendent__et je continue à en faire partie__ne devraient donc pas la dresser sur un piédestal et se complaire dans la répétition, tels des « raras » de la semaine sainte, du mot « Pawol-Pawol-Pawol ». D’autant que les sociétés non ataviques que sont les sociétés créoles n’ont jamais été des sociétés de stricte oralité comme ce fut le cas de certaines sociétés d’Afrique noire, de Polynésie ou du monde précolombien. Certes, l’écrit a été jusqu’à tout récemment d’usage restreint (il était l’apanage des « maîtres »), mais il n’en était pas moins présent, omniprésent même. Certes, les dominés vivaient majoritairement dans l’oralité, mais ont-ils pour autant ignoré la puissance de l’écriture ? Absolument pas ! Le fameux révolutionnaire de Saint-Domingue, Boukman, sans doute un esclave musulman, le démontre par son surnom même : « Book-man » ou « l’Homme-livre ». Et quel plus bel hommage à l’écriture que cette déclaration de Boisrond-Tonnerre lorsque le 31 décembre 1803, le général Jean-Jacques Dessalines, en présence de ses officiers réunis aux Gonaïves, le chargea de rédiger l’Acte d’Indépendance de ce pays qui, le lendemain, abandonnerait sa dénomination coloniale de « Saint-Domingue » pour recouvrer son antique dénomination taino d’ « Haïti » :

« Pour rédiger cet Acte, il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume. »

Parchemin…Ecritoire…Encre…Plume…On est loin, là, très loin, de « Pawol-Pawol-Pawol » et de l’exaltation infantilisante de l’oralité. Ces quelques réflexions jetées en vrac n’ont pour but que d’inciter les créolistes reconnus (ou réputés) à sortir un peu de leur approche techniciste. Qu’un jeune étudiant de Master, voire un doctorant, concocte son petit questionnaire, délimite son petit terrain, sélectionne ses petits informateurs pour faire sa petite enquête sociolinguistique, fort bien ! Qu’un créoliste confirmé en fasse de même me semble être un signe (inquiétant) de stagnation intellectuelle. Perdre son temps à fabriquer une énième version de la graphie du créole relève également de la même attitude dérisoire. Désormais, les créolistes confirmés devraient nourrir de plus hautes ambitions et la plus haute d’entre celles-ci est justement d’élaborer une pensée critique du fait créole et c’est pourquoi la philosophie, discipline qui coiffe toutes les disciplines techniques, devient un recours indispensable. Je sais bien que le terme « Philosophie » est miné, qu’il a été créé dans la Grèce antique et que cette dernière la considérait comme la preuve de sa supériorité sur ceux qu’elle appelaient les « barbares ». Je sais bien que par la suite, les philosophes occidentaux (Hegel au XIXe siècle, Heidegger au XXe) ont affirmé que seul les Européens avaient la capacité de se livrer à l’exercice philosophique. Eh bien, si on ne veut pas de ce terme, « pensée » me convient tout à fait. Mais pensée critique et autocritique évidemment. Pas pensée du ressassement, du conservationionisme ou du patrimonialisme, toutes choses utiles à tel ou tel moment, mais qu’il faut toujours s’employer à dépasser. Un créoliste n’a pas, par exemple, à célébrer les « Journées du patrimoine » tout droit sorties du cerveau de quelque administratif ou politique pour qui la culture n’est qu’un moyen de divertir la population ou de l’utiliser électoralement.

Les « Etudes créoles » se doivent désormais de porter un regard critique sur elles-mêmes. Les créolistes réputés ne devraient plus gaspiller leur énergie dans des débats technicistes, qui n’offrent que des solutions partielles ou ponctuelles, mais bien au contraire, avec modestie mais audace, s’efforcer de bâtir une pensée du fait créole, seule manière d’affirmer la « Présence créole » au sein de ce monde de plus en plus globalisé.

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