Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

Raphaël Confiant : « Personne n'habite au fond une seule identité »

Propos recueillis par Hassina Mechaï
Raphaël Confiant : « Personne n'habite au fond une seule identité »

L'auteur martiniquais publie un nouveau roman, « Du Morne-des-Esses au Djebel ». Plongée dans la guerre d'Algérie de trois soldats antillais dans une guerre d'indépendance nationale.

Fanon a été la grande figure antillaise liée à la guerre d'Algérie. Mais, derrière ce totem de la lutte nationale algérienne, se cachent tous les soldats, appelés ou professionnels, venus des Antilles sur les terres africaines afin de défendre l'empire français. Dans son nouveau roman, Raphaël Confiant suit le parcours de trois personnages. Juvénal Martineau, mulâtre issu d'une famille bourgeoise, sorti de Saint-Cyr et qui acceptera de servir jusqu'au bout. Malgré tout. Puis son camarade officier, Ludovic Cabont, issu d'une humble famille noire, mais à qui une intelligence vive permettra d'intégrer aussi Saint-Cyr. Cabont finira par passer du côté de « l'ennemi » fellaga, et par prendre le maquis contre ses anciens camarades. Enfin, Dany Béraud, sorbonnard appelé sous les drapeaux et qui rejoindra le combat algérien.

Ces trois personnages sont pris dans le paradoxe historique de devoir défendre une réalité coloniale algérienne alors qu'ils viennent eux-mêmes d'une société martiniquaise qui n'en finit pas de se diviser en strates coloristes issues de la colonisation. Leur monde explosera aux violences de la guerre. Pourtant, Raphaël Confiant ne verse dans aucun angélisme. Il dit tout autant la violence et le racisme de la société algérienne, le rejet des Noirs et de celui qui est Autre. Vaste roman historique, Du Morne-des-Esses au Djebel balance entre la Martinique, la France métropole et l'Algérie. Dans ces allers-retours ordonnés, s'esquisse alors une tragédie dont aucun des personnages ne sortira indemne.


close
volume_off

 

La langue de Raphaël Confiant offre également un kaléidoscope de créolité, arabe, berbère, le tout tenu dans une narration efficace et fluide. Entretien.

Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi d'aborder cette approche de la guerre d'Algérie via les Antilles ?

 

Raphaël Confiant : La guerre d'Algérie est bien oubliée aux Antilles alors qu'il y a eu des centaines de soldats martiniquais, actifs ou appelés, qui y ont participé. L'image de Fanon a occulté tous ces soldats qui n'ont malheureusement pas été entendus. J'ai voulu donner à voir ce qu'il y a derrière la grande image de Fanon. On peut encore les voir aux monuments aux morts le 11 novembre, le 14 juillet, la vareuse bardée de médailles glanées en Algérie. Personne ne sait vraiment en Martinique dans quelles conditions ils les ont obtenues. En réalité, ils les ont glanées dans les mêmes conditions que les troupes françaises. Mes sources sont historiques, mais sont surtout humaines. J'ai donc rencontré ces hommes. La plupart ne regrettent pas d'avoir participé à cette guerre et estiment avoir fait leur devoir. Il y a eu très peu de déserteurs martiniquais. Qu'ils aient eu des remords ou des regrets après, je l'ignore, car ils ne me les ont pas exprimés. Mais j'ai rencontré des soldats professionnels, pas des appelés. Ces derniers, en France notamment, ont pu par la suite exprimer leur rejet de cette guerre.

Vous ouvrez le livre par une scène horrifique d'un viol de masse suivi d'un massacre de masse commis par les soldats français dans un village algérien. Pourquoi ?

Je n'ai pas inventé cette scène. Je tenais à ouvrir le livre sur un fait réel pour plonger dans la violence coloniale. J'aurais pu raconter la découverte des soldats de la baie d'Alger, la blancheur de la ville. Mais cela aurait été une carte postale exotique idyllique. Je me suis basé sur les biographies de soldats français qui ont servi en Algérie. J'ai fouillé des mois entiers dans ces ouvrages. Parmi ces livres, le livre d'un soldat de Normandie qui raconte cette scène. J'en ai été stupéfié. J'ai vu là toute la violence coloniale. Plus largement, beaucoup des scènes rapportées ne sont pas inventées. Quand on jette un des suspects par-dessus l'hélicoptère, je n'ai pas inventé ce fait rapporté par l'un des témoins rencontrés.

 

Lire aussi Le documentaire « Fanon, hier, aujourd'hui » au cinéma

Vous suivez la trajectoire de trois personnages, Cabont, Martineau et Béraud. Sont-ils des archétypes de positionnements qui ont pu être pris durant cette guerre ?

Je me suis inspiré de la trajectoire de trois personnes qui ont été en Algérie durant cette guerre. L'une d'elles est encore vivante. J'ai connu ces personnes et, au cours des années passées, alors que j'avais déjà l'idée d'écrire ce roman, à leur contact, j'ai pu engranger des choses sur leur séjour en Algérie, leur participation à la guerre. Ces trois personnages représentent effectivement des archétypes. Il y a celui qui exécute les ordres dans l'armée, qui est content et ne se pose pas trop de questions, qui est un bon soldat français. Ensuite, celui qui est dans l'armée française et qui finit par passer du côté FLN. Et enfin l'étudiant martiniquais à Paris qui est mobilisé et hésite à déserter ou pas. Il finit par déserter.

 

Vous décrivez bien l'environnement social et familial de ces trois personnages. Est-ce pour souligner que cet environnement a eu une influence sur leur positionnement en Algérie ?

Chacun de ces personnages vient d'un milieu social particulier où le rapport à la France est différent. L'origine des soldats ne pouvait pas ne pas jouer sur le rapport à l'Algérien. Arrivant dans cette société algérienne, un nouveau rapport à l'Autre se crée, mais ce rapport à l'altérité est forcément formaté par l'origine sociale. L'officier Cabont vient d'une campagne perdue martiniquaise appelée Le Morne-des-Esses, sa mère est ouvrière agricole, coupant la canne à sucre. Martineau a un père avocat bourgeois mulâtre. Et enfin Dany vient d'une famille socialement mixte. Il faut aussi tenir compte de l'aspect ethnique. Certains Antillais pouvaient passer pour des Algériens, ce qui induit un rapport différent à la société coloniale algérienne. Celui qui est noir est immédiatement vécu par l'Algérien comme étranger alors que l'Antillais métissé pouvait se fondre dans la population.

Lire aussi Littérature : la fièvre picaresque de Raphaël Confiant

Le trauma à l'esclavage que chacun de ces personnages porte différemment a-t-il aussi structuré leur compréhension de la question algérienne ?

À leur époque, la question de l'esclavage était taboue. Elle n'a été mise sur la place publique aux Antilles qu'à partir des années 1980. Avant même, le mot même d'esclavage était tabou. Les familles comme l'école n'enseignaient pas cette histoire. Mais cela n'empêche pas que les stigmates de l'esclavage sont là. Les rapports entre les grands propriétaires terriens blancs, ou béké, et la masse de la population sont la marque de l'esclavage. Les rapports de l'esclavage subsistent dans le réel. Quand ces soldats arrivent en Algérie, ils ne peuvent pas ne pas voir que les pieds-noirs correspondent dans leur grande majorité aux békés. Ils observent la même dichotomie qui existe en Martinique. Si le mot « esclavage » n'est pas prononcé, l'impression d'une domination coloniale est évidente pour ces soldats français.

Vous montrez que, dans l'armée, le racisme est virulent. Pourtant, les personnages martiniquais ne semblent pas réagir aux remarques racistes qu'ils subissent…

La société antillaise est une société extrêmement racialisée épidermiquement. En créole, nous avons des termes pour désigner chaque couleur de peau, même la plus invisible aux yeux de l'étranger. Nous sommes aussi habitués au mépris racial. Quand on est habitués à cette racialisation des rapports humains, on ne fait plus attention au mépris raciste.

Mais ces soldats pensaient-ils trouver dans l'armée l'illusion d'une vraie égalité ou d'une vraie citoyenneté ? Vous montrez au contraire qu'au sein de l'armée une division coloniale s'opère aussi…

Il faut distinguer les soldats des officiers. Les deux personnages sortent de Saint-Cyr. Le soldat français même le plus mal disposé envers les Noirs sait qu'ils sont officiers. Cela est vrai pour les officiers antillais, mais également maghrébins ou africains noirs. Mais, au niveau des officiers entre eux, il y avait un plafond de verre. Le grade le plus élevé auquel pouvait prétendre un Antillais était lieutenant-colonel. On pouvait avoir fait toute sorte de guerres, le grade s'arrêtait là. Le racisme se manifestait là aussi. On ne peut pas nier qu'un soldat antillais qui arrive en Algérie a l'impression de retrouver sa propre société. Les plus conscients d'entre eux ne pouvaient pas ne pas être troublés, même si la majorité d'entre eux ont dit avoir fait « leur devoir ».

Lire aussi Raphaël Confiant : « L'œuvre de Fanon renvoie l'Algérie à un échec »

Dans un contexte algérien, ces soldats antillais ont-ils trouvé dans les Algériens plus méprisés qu'eux dans la hiérarchie coloniale ?

Absolument. Cela tient au fait que nous sommes à la hiérarchie ethnique de la société antillaise. Quand le soldat antillais arrive en Algérie, il est en position supérieur par rapport à l'Algérien. À partir de ce moment-là, son comportement vis-à-vis de l'Algérien n'est plus le même. Il ne peut que difficilement fraterniser avec un « inférieur ». Très peu ont pu le faire d'ailleurs. La barrière culturelle et religieuse a également joué son rôle.

Mais vous montrez aussi que la société algérienne est également traversée par ce racisme, négrophobie et antagonisme Berbères-Arabes…

J'ai voulu donner une image sans complaisance de la société algérienne. Elle est évidemment sous le feu de l'armée française et de la colonisation, mais il ne s'agissait pas de l'angéliser. Dans cette société algérienne où vivent aussi des Noirs, ces derniers sont perçus de façon péjorative. Mais de la même manière que le Noir est perçu de façon péjorative en Martinique. Les Martiniquais n'ont aucune leçon d'antiracisme à donner aux Algériens. L'Algérien dit « kahlouch » (noir), mais cela correspond à une forme de racialisme dans la société martiniquaise. Quoi qu'il en soit, je ne voulais pas angéliser la victime. Des exactions ont été commises sur une société qui n'est pas angélique. Mais existe-t-il des sociétés angéliques ?

Vous n'émettez pas l'hypothèse que le racisme de la société algérienne ne serait que la résultante du racisme colonial…

Je parlerais plutôt de racialisme, car si 1,5 million d'Européens ont été esclavagisés dans les Barbaresques, ils étaient blancs. Cervantes a été trois ans esclave à Alger. Le racialisme existait aussi dans l'arabo-islamique. L'arabo-musulman pratiquait l'esclavage aussi bien envers les populations blanches que les populations noires. Ce n'est pas comparable au racisme de Gobineau, au racisme européen. D'ailleurs, si l'Afrique noire a aussi adopté l'Islam, c'est parce que les Noirs ont compris qu'il suffisait qu'ils se convertissent à l'islam pour cesser d'être esclaves. Dans le système européen, aux Antilles par exemple, on ne peut pas cesser d'être esclave. Sauf si le maître, par bonté, affranchissait l'esclave, ce qui était très rare.

Lire aussi Tierno Monénembo : « Ce roman est un éloge à l'Algérie »

Vous évoquez la figure de Fanon. Vos personnages découvrent son œuvre, mais par le biais de ces écrits sur l'Algérie. Pourquoi ?

N'oublions pas que Peau noire, masques blancs, qui reste le seul livre consacré par Fanon à la Martinique, sort à Paris en 1952 et n'est évidemment pas diffusé aux Antilles et n'a pas grand écho en France non plus. Les livres perçus comme communistes, socialistes ou révolutionnaires, ceux de l'éditeur de Maspero notamment, n'étaient pas commandés aux Antilles. On suppose que c'était sur injonction de la préfecture. Même les livres de Césaire étaient difficilement trouvables. J'étais alors lycéen, je peux vous assurer que dans aucune librairie de Fort-de-France on ne trouvait Cahier d'un retour au pays natal de Césaire. Donc le livre de Fanon a fortiori était introuvable. Ces soldats antillais en 1954 ignorent tout de Fanon. Ils le découvrent via ses articles dans El Moudjahid ou son action pour l'indépendance algérienne.

Vous avez vous-même connu l'Algérie postindépendance. Est-ce que cela vous a aidé à écrire ce roman ?

J'y ai vécu à l'époque de Boumédiène. C'était l'Alger mecque des révolutionnaires, selon le mot d'Amilcar Cabral, qui disait que, quand on est musulman, on va à La Mecque et que, quand on est révolutionnaire, on va à Alger. J'ai vécu Alger où se retrouvaient l'OLP, l'IRA, les Black Panthers, avec une effervescence révolutionnaire à Alger absolument extraordinaire. Ce fut une parenthèse enchantée, au sortir d'une guerre féroce et avant une guerre civile sanglante.

À Alger, j'ai compris que la société martiniquaise n'avait rien de particulier. Nous avons tendance, nous Antillais, à croire que notre société est particulière en raison de l'esclavage et la déportation d'Afrique. Mais j'ai vu à Alger aussi une autre forme de particularité et de complexité. Cela m'a permis de comprendre ma propre société.

Lire aussi Todd Shepard : « En France, la figure de l'homme arabe est obsessionnelle »

Comment jugez-vous le hirak ? Y retrouvez-vous quelque chose de cet esprit révolutionnaire ?

Oui, mais de façon différente. Cette jeunesse est extraordinaire. Elle est pacifique et déterminée, mais, surtout, elle se détache des mythes du passé. Le FLN a trop capitalisé sur cette guerre de libération sans rien faire pour créer une société plus juste. Sans renier ce passé, cette jeunesse regarde plus le futur que le passé. Elle m'impressionne par son ouverture sur le monde, par son calme. Le hirak est un espoir, enfin.

Au fond, toute votre œuvre n'interroge-t-elle pas la présence de l'Afrique en Martinique, mais aussi de la Martinique en Afrique ?

L'image de l'Afrique reste ténue en Martinique dans la population, malgré quelques mouvements panafricanistes. Césaire avait tenté de densifier cette part africaine de la société martiniquaise. Comme d'autres écrivains. L'Afrique reste un non-dit pour la population. Il est important pour un écrivain de revivifier ce rapport à l'Afrique. La Martinique y gagnerait à se stabiliser identitairement, car nous vivons dans une espèce d'insupportable incertitude identitaire. Nous réconcilier avec toutes les parts de nous-mêmes contribuerait à nous rendre plus sereins par rapport aux défis que nous devons affronter. Or, la sérénité est la chose la moins présente dans notre société du fait même de notre histoire. Nous sommes faits de multiples apports culturels sur un fond africain, et cela reste difficile à gérer. Chaque groupe ethnique se réfugie dans une prétendue identité unique. Or, cela n'existe pas en Martinique. Nous avons aussi une part d'Inde, une part autochtone caribéenne, européenne. Il est tellement plus facile d'habiter une identité unique que plusieurs. Mais personne n'habite au fond une seule identité.

* « Du Morne-des-Esses au Djebel », de Raphaël Confiant (Caraïbéditions).

 

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.

Pages