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Problématique de la langue créole à l'Université de Perpignan

Problématique de la langue créole à l'Université de Perpignan

     A l'occasion du 10 mai, date choisie par la France pour commémorer l'abolition de l'esclavage, l'Université de Perpignan via domitia et le Pr Victorien Lavou Zoungbo avaient convié le créoliste martiniquais Raphaël Confiant à donner, par le biais du Net, une conférence sur les langues minorisées.

    On trouvera plus bas le texte de cette conférence qui fut suivie d'une heure de questions par un public composé d'Antillais, d'Africains, de Sud-Américains et d'Européens. Dans quelque temps, nous en publierons la version orale qui comportera donc lesdites questions...

***

Bonjour à toutes et à tous,

  Je me trouve donc de l’autre côté de l’Atlantique, à la Martinique, dans l’archipel des Antilles, en ce jour si important pour tous les peuples qui ont eu à subir des siècles durant l’oppression esclavagiste, cela tant dans l’Ancien Monde que dans le Nouveau. Particulièrement, ceux d’origine africaine ! Toutefois, si ce 10 mai et la Loi Taubira sont d’une indéniable importance, à la Martinique, nous préférons célébrer le 22 mai qui met davantage en lumière le rôle des esclaves dans leur libération.

   Je tiens tout d’abord à remercier l’Université de Perpignan via Domitia et en particulier le professeur Victorien Lavou Zoungbo de m’avoir invité à m’exprimer devant vous. Mon sujet a trait aux langues minorisées, sujet qui ne peut que vous parler puisque vous vivez en terre catalophone ou partiellement catalophone. Sujet aussi d’une brûlante actualité puisque comme vous le savez, l’Assemblée Nationale adopté il y a deux semaines une loi visant à la promotion des langues régionales et minoritaires, dite Loi Molac, du nom de son rapporteur, loi qu’aujourd‘hui, 61 députés ont décidé de contester devant le Conseil constitutionnel. Nous y reviendrons…

   Je suis un créoliste c’est-à-dire quelqu’un qui a passé sa vie à étudier la langue créole, notamment dans ses aspects lexicographiques (j’ai ainsi publié le premier et seul dictionnaire du créole martiniquais à ce jour), littéraires et traductologiques. Actuellement, je suis professeur émérite à l’Université des Antilles. Mais parallèlement à cette activité de recherches, j’ai aussi été un écrivain créolophone et un militant de la langue créole, ce que je suis encore, notamment à travers deux sites-Internet. Je ne saurais donc parler du sujet qui m’est imparti qu’à partir de mes expériences personnelles, n’ayant qu’une connaissance livresque des situations linguistiques européennes et africaines. Cependant, comme vous ne l’ignorez pas, quelle que soit la situation linguistique sur laquelle on se penche, on est amené à manier les mêmes concepts en les adaptant à chaque situation. Ceux de domination linguistique, violence symbolique, intériorisation de la domination, normalisation et standardisation et j’en passe seront présents dans ma communication ou, plus exactement, concrètement illustrés de manière à éviter les généralisations et l’abus de théorisation qui, à mon sens, nuit parfois gravement à la santé mentale de nous autres, universitaires.

   Pour entrer dans le vif du sujet, je dirai d’abord que je suis issu d’une population à qui on a coupé la langue, tant au sens métaphorique que concret de ce terme. Je n’insisterai pas sur l’aspect concret car de nos jours, chacun a entendu parler des sévices terribles que faisaient subir aux Africains déportés aux Antilles et transformés en esclaves dans les plantations de canne à sucre les colons français pour la plupart originaire des provinces nord-ouest de la France. Je m’en tiendrai à l’aspect métaphorique de cette mutilation même si interdire à quelqu’un ou à une population de parler sa langue revient en fait à la mutiler presque physiquement.

   Au tout début du 17è siècle donc, soit près d’un siècle et demi après Christophe Colomb, les Français se décident à tenter l’aventure de la traversée de ce que l’on nommait à l’époque la Mer des Ténèbres et aujourd’hui l’océan atlantique. Ils débarquent en 1625 à l’île de St-Christophe, puis dix ans plus tard, en 1635, à la Guadeloupe et à la Martinique, qu’ils tentent d’occuper en y chassant la population autochtone, les Kalinagos ou Caraïbes. Ces premiers colons amènent avec eux des Africains qui leur serviront d’esclaves domestiques pendant les 50 premières années de la colonisation c’est-à-dire jusqu’en 1670-80, moment où arrive la canne à sucre qui bouleversera le destin des îles antillaises. 50 premières années au cours desquelles surgira un nouvel idiome, le créole, né de la cacophonie linguistique insulaire dans laquelle il y avait deux langues amérindiennes (l’arawak et le kalinago), divers parlers du Nord-Ouest de la France ou langues d’oïl, en particulier le normand et plusieurs langues ouest-africaines comme l’éwé parlé dans l’actuel Bénin, le fon, le bambara ou le wolof parlé, lui, au Sénégal.

   Première idée fausse dont il faut se défaire : les colons français ne sont pas arrivés aux Antilles avant les Africains mais en même temps. Ce fut, longtemps avant eux, également le cas des Espagnols puisqu’à bord des caravelles de Colomb se trouvaient quelques esclaves dits « ladinos » c’est-à-dire des Africains ayant été déportés en Espagne et qui s’étaient tant bien que mal adaptés à la langue et au mode de vie ibériques. Ce point, rarement souligné est important car un certain discours suprématiste blanc créole a tendance à dire : « Nous sommes arrivés d’abord aux Antilles et en Amérique, puis dans un second temps, nous vous avons fait venir ». Discours insinuant que les Blancs seraient plus légitimes, plus « américains», plus « créoles » que les Noirs. Cela est tout simplement faux !

   Deuxième idée fausse : ces colons ne parlaient pas le français puisque c’est justement en 1635 que Richelieu décida de créer l’Académie française afin de normaliser la langue, cela à travers la création d’une orthographe et la rédaction d’un dictionnaire. Le créole est donc partiellement issu de ces parlers d’oïl et n’est aucunement une déformation du français comme on l’entend ou le lit trop fréquemment.

   Mais le créole est aussi né du contact de ces parlers d’oïl avec les langues des autochtones caraïbes d’une part et des esclaves domestiques africains de l’autre. Sommés de cohabiter au sein de territoires exigus, ces trois populations ont dû forger de toute pièce un langage commun, le créole, sans que l’on puisse dire ni que ce dernier soit une langue amérindienne ni une langue européenne ni une langue africaine. Il tient en fait des trois et d’ailleurs le mot « créole » provient du latin « creare » qui signifie « créer ». Le créole n’est donc pas une langue « atavique » comme le français, le wolof, l’arabe ou le chinois, pour reprendre le qualificatif d’Edouard Glissant, mais une pure création du processus colonial.

   Troisième idée fausse : le créole n’est pas une déformation volontaire du français par des maîtres blancs pour se faire comprendre de leurs esclaves puisque le français n’existait pas encore et tout cas pas sous une forme normalisée, sans même parler du fait que la majorité des colons était au départ des pauvres hères, des paysans ou des serfs venus chercher fortune aux Amériques. Les seuls nobles étaient les cadets de famille qui, dans le droit d’ancien régime, ne bénéficiaient pas d’héritage au décès de leurs pères. Enfin, l’école gratuite, laïque et obligatoire ne sera mise en place que trois siècles plus tard, à la toute fin du 19è siècle, ce qui signifie qu’une majorité de colons était analphabète.   

   Quatrième idée fausse : le créole n’est pas non plus une malencontreuse déformation du français pas les esclaves africains ayant du mal à comprendre la langue de leurs maîtres et donc incapables de le parler puisque cette langue a surgi avant la canne à sucre, avant la plantation et donc avant l’instauration du système esclavagiste.

   Trop d’idées fausses circulent, sur l’Internet en particulier, à propos des langues créoles et nous, créolistes, avons le plus grand mal à les démonter, nos articles et livres n’étant lus que par la communauté scientifique malheureusement. Comme celle que je viens de découvrir dans le magazine martiniquais « Antilla » qui interviewe le chef d’un groupuscule « noiriste » lequel déclare doctement que « le martiniquais » (il refuse l’appellation tri-séculaire de « créole » !) provient du…kikongo. Sauf que des Congolais, il n’y en a eu en Martinique qu’après l’abolition de l’esclavage, à compter de 1853, et de que 1635 à 1853, l’écrasante majorité des Africains déportés provenaient du Sénégal, au nord, au Dahomey (actuel Bénin) au sud, peuples qui ne parlaient évidemment pas le kikongo mais le wolof, le peuhl, le bambara ou l’éwé. Vous ne m’en voudrez donc pas de profiter de l’occasion qui m’est donnée aujourd’hui pour les renvoyer dans les cordes. Dans toute réflexion sur les langues, il faut veiller à ce que l’idéologie n’empiète pas sur l’examen scientifique des faits historiques et sociologiques, chose qui, dans le cas du créole en particulier, n’est pas toujours facile, je l’avoue.

   Continuons…

   Si le créole n’est pas né au sein de l’esclavage, dans la plantation de canne à sucre mais avant cette dernière et s’il fut la création commune des trois populations coexistant de manière belliqueuse au cours des 50 premières années de la colonisation (1635-1680), par contre, une fois le système plantationnaire établi, à la toute fin du 17è siècle donc, il devint la langue des esclaves noirs mais sans que jamais les Blancs devenus « Békés » ne cessent de le parler et cela jusqu’à la date d’aujourd’hui. Une fois enrichis grâce au juteux commerce du sucre de canne, les Békés firent venir durant deux siècles et demi des dizaines de milliers d’Africains, pour la plupart du Golfe du Bénin comme je viens de l’indiquer. Vous n’ignorez pas que l’Afrique est la région du monde où se parlent le plus grand nombre de langues et les esclaves se trouvaient par conséquent dans l’impossibilité de communiquer entre eux. D’ailleurs, dès que les maîtres se rendaient compte que certains esclaves parlaient la même langue, ils s’empressaient de les séparer en les revendant, par exemple, à d’autres plantations.

   Coupé de sa langue maternelle africaine, l’esclave n’a d’autre choix que de s’investir dans celle que parlent ceux__Noirs comme Blancs__ qui arrivèrent aux Antilles avant lui à savoir le créole. C’est qu’au bout de deux générations, des Noirs commencèrent à naître dans les îles et furent appelés « esclaves créoles » par opposition aux « esclaves bossales » nés en Afrique. Point important : le mot « génération » au 17è et 18è siècles n’a pas le même sens ou plus exactement la même durée que de nos jours. A cette époque l’espérance-vie des Noirs était d’environ 30 ans et celle des Blancs 45, ceci pour dire que les générations se succédaient beaucoup plus vite qu’aujourd’hui. Les maîtres jouèrent longtemps sur cette opposition entre « esclaves créoles » et « esclaves africains » pour empêcher les mouvements de révolte. J’en profite d’ailleurs pour énoncer une cinquième idée fausse : il y a toujours des Africains aux Antilles de 1635, début de la colonisation, jusqu’à 1848, date de l’abolition de l’esclavage. Les bateaux négriers n’ont jamais cessé de traverser l’Atlantique car les esclaves créoles étaient en nombre trop faible pour permettre le fonctionnement à plein régime des plantations. Les Antillais d’aujourd’hui ne sont donc pas la résultante d’un groupe d’Africains amenés au 17è siècle et qui se seraient reproduits en vase clos jusqu’à l’abolition. Je le répète : il y a toujours eu une présence de l’Afrique aux Antilles avec l’arrivée régulière de bateaux négriers. L’idée donc d’une coupure radicale d’avec la terre-mère est à relativiser et c’est cette présence constante et massive d’Africains qui, dans un second temps, a contribué à négrifier ou à africaniser le créole. Le créole n’est pas né pendant l’esclavage, comme nous l’avons vu, mais il est devenu la langue de la majorité, sinon de la totalité, de la population pendant cette période. Il s’agit là d’une nuance importante que ne font pas, faute d’avoir creusé le sujet, les grands linguistes-Facebook.

   C’est dire que le Noir va se réhumaniser à travers cette nouvelle langue, il va l’habiter, lui donner son imaginaire, ses contes, ses devinettes, ses proverbes, ses chants pour la plupart sauvegardés par sa mémoire, la seule chose que le maître ne pouvait lui enlever. Il le fera en les restructurant, en les adaptant à sa nouvelle situation, en les créolisant. Un seul exemple : Leuk-le-liève, ce personnage célèbre des contes sénégalais devient Compère Lapin aux Antilles mais alors que le premier défend des valeurs d’entraide, de solidarité communautaire, le second s’appuiera tout au contraire sur le chacun pour soi. C’est que dans l’enfer esclavagiste, le Noir n’imagine pas qu’un jour il puisse devenir un homme libre et dès lors, beaucoup (hormis les fameux « Nègres-marrons ») privilégient le sauvetage individuel soit en se faisant bien voir du maître soit en trahissant les siens soit même en trompant ledit maître. Stratégie de débrouillardise qui n’a pas le pouvoir d’ébranler le système esclavagiste mais qui permet à une poignée d’esclaves de mener une existence un peu meilleure que celle de leurs congénères.

   Sommé donc d’abandonner le fon, le wolof, le bambara ou l’éwé, l’Africain déporté s’investira dans le créole au point que les maîtres békés vont qualifier celui-ci de « jargon des Nègres », leur enrichissement grâce au sucre de canne leur permettant de faire venir de France des précepteurs chargés d’enseigner le français à leurs enfants à compter du début du 18è siècle. Les Békés renieront donc le créole mais ce sera aussi le cas des Mulâtres à la fin de ce même 18è siècle, ces fameux « hommes de couleur libres » nés uniquement de l’union d’un homme blanc et d’une esclave noire, jamais l’inverse. Pas d’Obama aux Antilles pendant 3 siècles ! Les Mulâtres furent les seuls à faire l’expérience des deux statuts de cette société : celui d’esclave aux côtés de leur mère jusqu’à l’âge de la majorité qui était de vingt et un ans à l’époque et ensuite d’homme libre mais, étant « de couleur », sans posséder pour autant les mêmes droits que les Blancs. Ici, il convient de pointer du doigt une sixième idée fausse : tous les « hommes de couleur libres » n’étaient pas des Mulâtres. Une fraction non négligeable d’entre eux étaient des Noirs qui soit avaient été affranchis par leur maîtres soit avaient racheté leur liberté.

   Eh bien, après les Békés, ces hommes de couleur libres vont à leur tour renier le créole dans leur désir d’ascension sociale et de ressembler aux Blancs.  Ne pouvant qualifier le créole de « jargon de Nègres », ils l’appelleront « patois de vieux Nègres », « vieux » étant plus à prendre ici au sens de campagnard ou d’attardé davantage qu’au sens de personne âgée. Et puis, au siècle suivant, au 19è donc, lorsqu’en 1848, l’esclavage sera aboli, ce sera au tour des anciens esclaves, dits « Nouveaux libres », de renier le créole. Pourquoi ? Parce qu’ils aspiraient à devenir des citoyens à part entière et que la maîtrise du français était une condition sine qua non pour ce faire. Ils interdiront donc à leurs enfants de parler créole et, comiquement, cet ordre sera donnéle plus souvent en…créole puisqu’après l’Abolition, la première préoccupation de l’Etat français ne fut évidemment pas de scolariser les nouveaux libres. Tout au contraire puisque la plupart durent continuer à travailler comme ouvriers agricoles sur les mêmes plantations où ils avaient été esclaves. Pas tous puisque beaucoup émigrèrent dans les bourgs où ils exercèrent des professions artisanales, chose qui créa une pénurie de main d’œuvre et contraignit les propriétaires terriens békés à importer des travailleurs sous contrat de l’Inde, de la Chine et du Congo. Ainsi 9.000 Congolais débarquèrent à la Martinique à compter de 1853 et leurs descendants actuels sont les seuls à porter des patronymes africains comme Louemba ou Massemba alors qu’à l’abolition des noms français furent attribués aux esclaves créoles.

   Cette nouvelle population, post-période esclavagiste, dut abandonner le tamoul, le cantonais et le kikongo pour le créole et mit du temps à pouvoir maîtriser le français. Puis, au 20è siècle, elle fit comme les Békés au 17è siècle, comme les Mulâtres au 18è et comme les Noirs au 19è, ses membres se détournèrent du créole dans le but de se fondre dans la masse d’une part et d’être considérés comme des citoyens français, de l’autre. La langue créole fut donc quatre fois reniée et c’est miracle qu’elle existe encore en ce début du 21è siècle. Jamais une langue n’a connu un tel désamour de la part de ses locuteurs ! Jamais une langue n’a été aussi méprisée, vilipendée, méprisée même ! Mais l’être humain étant souvent contradictoire, dans le même temps, le créole sera désigné comme « notre éperon naturel », allusion aux coqs de combat qui donne à penser qu’il fut une arme pour l’esclave et continua de l’être après l’abolition. Relation d’amour-haine donc, plus que de désamour total !

   Il convient ici d’élargir le débat à la France où à partir de la Révolution française, on se mit à pourchasser les langues qualifiées à l’époque de « patois » et aujourd’hui de « régionales » : le breton, l’occitan, le catalan, le basque, le corse etc. Sorte de colonialisme intérieur présentant d’étonnantes similarités avec le colonialisme extérieur qui s’est développé en Afrique, puis aux Antilles. Les révolutionnaires de 1789 ont voulu construire une nation une et indivisible dans laquelle tout le même obéirait aux mêmes lois et parlerait donc la même langue. Rappelons qu’à l’époque seul 1/3 des Français parlaient le français ! Pour imposer ce dernier, la manière forte fut employée, notamment par le biais de l’institution scolaire : jusqu’aux années 50 du siècle dernier, de même qu’aux Antilles, on pouvait voir des affichettes dans les écoles proclamant « Il est interdit de parler créole », dans l’Hexagone, on trouvait de même « Il est interdit de parler breton, provençal, gascon ou basque ». Cependant, l’éloignement des Antilles de la France a quelque part protégé le créole des assauts de la francisation linguistique et même s’il est aujourd’hui menacé, sa vitalité est bien supérieure à celle des langues régionales de l’Hexagone, hormis peut-être le corse, lui aussi protégé par l’insularité.

   On parle beaucoup depuis quelques années de réparations des crimes commis pendant l’esclavage, chose parfaitement compréhensible. S’agissant des Antilles, l’une des premières réparations consisterait à donner à la langue créole le statut et toute la place qu’elle mérite dans notre société car elle est la boite noire de notre culture. Quand un avion tombe du ciel, la seule chose qui en reste est cette fameuse boite noire qui contient les paramètres de vol, les conversations entre les pilotes etc. Toutes les langues et civilisations étant mortelles comme l’a souligné Valéry, on en comprend l’importance. En Europe, c’est l’antiquité gréco-latine qui est votre boite noire. En Inde, c’est le sanscrit. Chez nous, aux Antilles, c’est la langue créole et l’oraliture ou littérature orale à qui elle a permis d’exister. C’est à travers elle que s’est constituée toute la mémoire de l’effroyable période de l’esclavage, c’est grâce à elle que l’Homme noir a pu se remettre debout et combattre l’ignominie, c’est par elle que nous sommes reliés à ceux qui nous ont précédés et dont la résistance a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui.

   La célébration de l’abolition de l’esclavage est importante, cela quelle que soit la date choisie, mais nous ne serons vraiment libres qu’à compter du jour où nous redonnerons à la langue et à la culture que nos ancêtres ont forgés__tous nos ancêtres, pas seulement les Noirs__la place qu’elle mérite. Non pas une place symbolique ou folklorique, mais une place réelle, concrète, dans notre quotidien. En Martinique, hélas, ce défi est loin, très loin, d’être relevé faute pour nos politiciens, de quelque bord qu’ils soient, de l’avoir compris. Je ne peux terminer sans un clin d’œil à l’Afrique noire dont la majorité de la population antillaise est issu. J’ai comme l’impression mais sans doute que je me trompe, d’une sorte de suicide linguistique, surtout dans les pays dits francophones. Alors qu’à la fin du siècle dernier, le président Nyéréré de Tanzanie avait instauré le swahili comme seule langue officielle et que dernièrement, le yorouba a été décrété langue de l’administration au Nigeria, il ne me semble pas qu’il en aille de même ailleurs. Un grand sage africain, Amadou Hampate Ba, disait que lorsqu’un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Je serais tenté pour ma part de le paraphraser en disant que lorsqu’une langue meurt, c’est toute une civilisation qui disparaît.

   Mesdames et messieurs, je vous remercie beaucoup de m’avoir écouté. Vous aurez compris que j’ai préféré m’appuyer sur le cas précis du créole au lieu de disserter à l’aide de grandes et belles théories sur la question des langues minorisées.

   Je suis ouvert à tous vos questionnements et contre-argumentations, n’ayant pas la science infuse…

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