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PRÉCIS DE DÉCOMPOSITION

Par Thierry Caille
PRÉCIS DE DÉCOMPOSITION


Précis de décomposition

Celui qui n'a jamais conçu sa propre annulation, qui n'a pas pressenti le recours à la corde, à la balle, au poison ou à la mer, est un forçat avili ou un ver rampant sur la charogne cosmique. Ce monde peut tout nous prendre, tout nous interdire, mais il n'est du pouvoir de personne de nous empêcher de nous abolir.

E. Cioran

Océan, j'ai atteint le point de mer où apparaissaient les dragons, une équinoxe figée à jamais dans le galop sourd des tempêtes, l'étiage des apparences et des humanités, le jusant de l'éloquence et les laisses de basse vie. Aussi parfaitement orthodromique soit elle, la trajectoire de mon astéroïde coïncide avec l'écrasement, ici et maintenant. Né à mon insu, j'ai tenté vainement de dévier le gouvernail d'un destin de poussière, l'exil de mes cendres par le vent de l'oubli, la mort juste. J'ai pensé être Dieu et je voyais déjà des créations, j'étais le verbe et je voyais des arches et des révélations, des peuples à genoux et des dies irae. Mais il m'a manqué l'ambition, l'effort de supporter l'immortalité et le dédain de ma condition. J'ai pensé être homme, cueillir la pensée, l'art et l'histoire et vivre humblement une servitude terrestre mais j'étais trop divin. Je n'ai pas supporté cette rixe après boire, une nuit sur l'Olympe, qui m'a fait choir en ce monde inconnu dans une condition trop courte et mal taillée pour mes ailes d'ange, une condition humaine sans prophétie et sans talent. Dès lors, il ne me restait à cultiver que les délicieuses fleurs du mal, l'art du cynisme et les hypocrisies. Tant que l'enfant était candide et penchait sa tête pensive sur ses jouets de bois, on pouvait lui accorder quelque sursis. Mais le temps a passé, trop de temps coupable. Salut, O Mort, convoque ton tribunal et dresse l'échafaud, il est l'heure, je suis là.

Je crois devoir répondre de crimes contre l'humanité, d'hérésie et de sorcellerie, de culte satanique de la perversité et de toxicomanie poétique. Mon âme est noire, ne laissez pas les petits enfants me parler.

J'ai aimé quelques fois. Dès quatre ans, j'aimais les adolescentes impubères, fragiles, timides et rêveuses. Je n'ai pas dévié depuis. J'ai aimé d'amour pur, secret et violent, une enfant de neuf ans dont les grands yeux noirs, mélancoliques m'ont plongé dans un abîme de troubles. J'ai aimé une danseuse du Kirov aperçue quelques minutes à Vienne, ses yeux gris, ses cheveux sable et son regard triste. J'ai aimé une nuit sous la neige dans un petit village perdu en montagne corse l'abandon d'une adolescente de dix-sept ans au corps inachevé. J'ai aimé quarante jours la fausseté de l'amour même, que j'ai cru voir incarné dans une femme pâle, orchidée fleurie sur un tas de fumier, rejetée au caniveau de la misère. Elle se mua en une créature aux transes démoniaques et hystériques, bave aux lèvres et longs oripeaux de haine, qui m'a plus martyrisé que tous les enfers et toutes les damnations. Mais j'ai aimé les noirs chemins où elle m'a conduit et tous les rites pervers auxquels elle m'a initié. J'ai aimé l'amble souple d'une antillaise nonchalante un soir sur un ponton fragile. J'ai aimé une nuit le regard doux et triste d'une fille publique qui servait des mescals dans un bordel de Colombie sur une rive de l'Orénoque. Elle portait dans les yeux l'honneur de l'humanité. J'ai aimé un soir un jeune homme ombrageux, au Florian à Venise. Lointain, altier, il rayonnait sous une chevelure sombre et négligée d'une beauté farouche et antique. J'ai aimé un vieillard chenu et j'ai accompagné son crépuscule de mon oisive jeunesse. J'ai aimé une nuit, le déclin d'une vieille femme ridée, maquillée de deuil. J'ai ravivé en elle des feux oubliés et j'ai fait trembler son corps une dernière fois, d'une dernière fièvre. J'ai aimé longtemps un vieux bouc castré de race corse. Hautain, sous ses cornes spiralées, solitaire dans sa houppelande noire, battue par le libecciu, il portait dans ses yeux l'honneur de l'humanité. J'ai aimé enfin l'idée même de l'amour, du trouble et des rêveries nostalgiques et l'usage qu'en ont fait les poètes. J'ai aimé surtout la perfection de la beauté qui s'achève dans le marbre de la Danaïde de Rodin, dans quelque modèle de Boticcelli, dans le visage songeur de la Vierge pensive sur une icône byzantine d'un sanctuaire d'Istanbul et dans l'élégance discrète d'une femme somali portant son enfant.

Tout le reste ne fut qu'errements sans fin, aveuglement, faux sentiments et fausses déclarations, mensonges et hypocrisies, supercheries et fornication. Je ne crois plus à vrai dire aux lois de l'amour, aux édits du cœur, confitures pour poète et j'ai assez de souvenirs pour enluminer et aimer la nostalgie de mes amours étranges et pour chanter la Chanson du mal-aimé. Je ris aux attelages conjugaux, aux chiourmes maritales et je ris aux parentés prométhéennes. J'ai tari les sources de mes laitances, je ne veux plus des étreintes harassantes, du rabot de lèvres sur ma peau grumeleuse, des copeaux de baisers, ni des sueurs et des spasmes liquides, ni du regard contemplatif que je portais sur les soupirs orgastiques. J'ai semé des gemmes rares et chimériques, j'ai moissonné une ivraie infamante de rêves pendus. Mon sang châtré ricane des descendances bâtardes que je n'aurai pas, des amours fallacieuses que j'ai faites fleurir et des châtiments inexpiables pour les unions contre nature et les viols que j'ai rêvés. Mon âme est noire, ne laissez pas les petits enfants me parler.

J'ai eu très tôt la conscience de l'exil. J'abhorrais les systèmes par essence. Au nom d'une liberté sublime et d'une gloire superbe, j'étais anarchiste rouge. Cœur de pollen, j'ai détruit mes racines, piétiné les tombes de mes ancêtres et renié ma patrie. J'abolissais les lois et les morales pour araser ma conscience en une steppe vide et dérouler le galop sans fin d'un cheval fou. J'ai abrogé des constitutions, brûlé des livres saints et des déclarations solennelles. J'ai noyé ma mémoire d'une crue d'oubli des généalogies, de la morale, des genèses de l'humanité et des vestiges des civilisations. Je haïssais les hommes, ployés sous un destin linéaire, grevés d'ambitions dérisoires, de désirs sans honneur et de tâches sans gloire. J'adulais la paresse et l'indolence et les rêves, seules emblavures de la pensée acceptables. Je haïssais l'or, la consommation hystérique, sachant que de faire maigre et de vivre dans le dénuement engendraient une pensée épurée et aérienne. J'ai donc brûlé avec mépris les salaires et honoraires que j'ai touchés, juste montant de mes compromissions dans des charges sans souffle dont je me suis seulement acquitté par une présence symbolique et souvent indigne. J'avais une conscience politique tachée de sang, des rêves sanguinolents de dictature poétique, d'assujettissement des masses, par la force et la répression, à la liberté inaliénable et sublime de l'homme. J'ai eu très tôt la conscience de l'exil. Ne laissez pas les petits enfants me parler.

J'ai cherché vainement des hommes debout, je n'ai rencontré que des troupeaux asservis aux lois du temps et aux démissions de l'idéal, hormis quelques nobles figures atypiques, un berger légendaire, riche de deux chemises et d'une mule, suzerain de quelques acres de maquis de cistes et d'arbousiers, de deux cents chèvres corses et de la mémoire épique de son peuple, hormis un pêcheur antillais en haillons, au bakoua élimé, veneur de crabes et grand buveur de rhum, et indifférent aux atermoiements croquignolesques de son peuple dégénéré, hormis une jeune fille publique vendue à bas prix dans un bordel de Shanghai par un souteneur véreux, détachée et lointaine, soumise à tout, mille fois achetée et jamais possédée. Certes le monde est vaste, je n'ai pas parcouru tous les océans ni tous les déserts et je sais qu'il existe des solitudes et des contrées lointaines où loin des regards vivent des hommes translucides et libres. Je pense aux méharistes du Sahel, aux indiens guaranis, aux terribles guerriers massaïs, aux cavaliers mongols, aux chasseurs de phoques inuits, aux aborigènes d'Australie et à quelques mendiants, épaves et repoussoirs des sociétés, diogènes répugnants de puanteur et de vomissures, asservis à la misère mais empereurs d'une gamelle. Mais je suis las de battre les mers, d'affronter les grains et les bonaces, je suis las de croiser les vies prévisibles et sans attrait des hommes, la désillusion des rencontres, le cynisme du hasard, le désastre des mouillages. La chair des femmes est triste aux bouges portuaires, le chant des matelots est morne dans les tavernes enfumées. Il me resterait peut-être à gagner au terme de ma route transatlantique, moi cargo fantôme sans pavillon et sans équipage, rongé de rouille, Panama et Valparaiso puis m'échouer pour toujours sur quelque rocher des Galápagos, oublié des armateurs lusitaniens et des voiliers des Hanses, oublié du bourdonnement lancinant des jours, du balancement lascif des marées, dans la compagnie silencieuse des seules tortues de mer, sous le vol séculaire des baleines bleues. Mes cales sont trop noires de mes ballots de vie, rêves de houille, ne laissez pas les petits enfants me parler.

J'avais choisi l'exil sans retour, je me cherchais une île, une Inde d'Amérique oubliée des cartographes et des Cortez chrétiens. Je rêvais d'une île de sables farineux, léchés d'eaux turquoise, d'ombre de palmiers géants sous des tropiques fertiles de fruits sucrés et de coquillages à la chair nacrée. Une île désertée, sauf de quelques oiseaux d'or. J'avais choisi l'exil du temps, défié l'horloge cosmique, figé l'eau des clepsydres, aboli les saisons et repoussé l'horreur de vieillir. J'avais choisi l'exil de la raison et de la foi, répudiant Dieu et ses laquais. Sans feu ni lieu, sans foi ni loi, telle était ma position, mon relevé par rapport aux étoiles.

Mais comme une tumeur maligne et despotique un nihilisme ravageur s'instilla en moi, gangrenant mes lymphes, corrodant doucement de névroses mon cerveau surchauffé et fatigué. Et vient ce jour, ce soir sinistre, où fleurissent éclatantes les noires métastases de ce nihilisme, de l'horreur de vivre et du dégoût d'être, la lente fermentation des verjus acides des lambrusques mildiousées et chétives de ma terre, vendanges amères et dévastées. Plus rien ne saurait sauver ce cœur qui s'écœure. Je suis las de vivre, affreusement las et vide. Je n'attends rien des jours, j'ai même usé bien trop d'heures inutiles. O Mort, vieux capitaine, levons l'ancre. Il nous faut sillonner les mers d'encre des enfers et les routes abyssales. J'ai atteint les limbes déraisonnables de la pensée. Sans choix d'exister qu'il me reste l'honneur de décider de mourir. Mes rêves, mes illusions, mes attentes secrètes gisent depuis longtemps dans les catacombes pélagiques. Mort rédemptrice, ôte à la terre cet inutile faix, ce spectre hagard errant dans son suaire déchiré, cette lémure arpentant sans fin des prairies d'asphodèles pâles et vénéneuses. De trop d'humanité ou d'un manque coupable, je m'accuse.

J'ai goûté avec ferveur aux sentiments et aux passions, aux aspirations et aux débauches de l'âme, j'ai touché des rivages inouïs sous des cieux inconnus et fabuleux, j'ai malgré tout sur les mers parallèles, étranges et houleuses où soufflait mon destin, croisé des oiseaux d'or, des sirènes sublimes, des sortilèges et quelques nuages merveilleux et pensifs. J'ai saisi des instants magiques, cueilli des gemmes de temps rares qui emplissent aujourd'hui une bourse honorable pour payer l'octroi de la mort et j'ai vu quelques fois ce que l'homme a cru voir, comme disait Rimbaud. Sans tristesse et sans remords, je demande à passer, ayant connu l'enfer, sans peur et sans illusion, j'en appelle au suicide. L'homme trop enclin à s'oublier dans une industrieuse activité, défiant ou ignorant le temps, a rarement cette élégance suprême de tirer sa révérence à la vie et de la quitter discrètement. Durer, c'est diluer et dissoudre. Quelle vanité humaine qu'un rêve d'immortalité, quelle erreur d'y souscrire inconsciemment, que seul un suicide lucide peut racheter.

Le lieu est propice sur cette île où le temps semble arrêté au point qu'on y meurt à son insu où les verdures, les jours et les hommes sont figés, immuables et prévisibles. Reste à trouver l'arme. Je pourrais mourir de chagrin mais mon âme n'a pas assez de jauge, je pourrais mourir d'amour, ce serait romanesque, mais mon cœur est trop sec, je pourrais me tuer à la tâche mais ce serait insulter ma légèreté et mon indolence. Je pourrais mourir pour mes idées ou mes croyances mais je ne trouve ni cause, ni révolution, ni guerre, ni croisade à la mesure de mon détachement et de mon égoïsme. Je pourrais mourir de rire mais je ne ris plus depuis longtemps et je pourrais me manquer. Je pourrais mourir d'ennui mais ce serait trop long et trop douloureux. Je pourrais choisir la balle, un bon coup d'escopette et hop, mais je ne connais rien aux armes et je pourrais blesser quelqu'un. Un mot pourrait me tuer, mais ce serait un meurtre. Reste une bonne maladie incurable, mais je hais l'odeur de Javel des hospices, les blouses blanches et je ne pourrais pas supporter les visages décomposés, à ce moment joyeux, de ma parentèle. Me jeter d'une falaise, il pourrait me pousser des ailes, me jeter à la mer, il pourrait me pousser des ouïes. Le poison est rapide et efficace, une tisane de cyanure, d'arsenic ou de ciguë, mais j'ai l'estomac délicat. Non, j'ai fait le tour et j'ai bien réfléchi.

Il me faut partir dès ce jour. Adieu rêves et rivages, adieu enfance dorée, adieu gemmes d'existence, adieu poussive humanité. Sans testament, sans héritage, seul et calme, je m'en vais.

Je mourrai par le rhum,

pour que, mères attentives, les petits enfants ne me parlent pas.

Les sages antiques qui se donnaient la mort comme preuve de leur maturité, avaient créé une discipline du suicide que les modernes ont désapprise. Voués à une agonie sans génie, nous ne sommes ni auteurs de nos extrémités, ni arbitres de nos adieux ; la fin n'est plus notre fin : l'excellence d'une initiative unique par laquelle nous rachèterions une vie insipide et sans talent nous fait défaut, comme nous fait défaut le cynisme sublime, le faste ancien d'un art de périr.

E. Cioran







Thierry CAILLE



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