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POURQUOI SUPPRIMER LE MOT "RACE" DE LA CONSTITUTION EST UNE GRAVE BOURDE PHILOSOPHIQUE.

POURQUOI SUPPRIMER LE MOT "RACE" DE LA CONSTITUTION EST UNE GRAVE BOURDE PHILOSOPHIQUE.

Le mot "race" était présent dans la Constitution pour marquer, après l’épisode nazi, l’incompatibilité du racisme avec la conception républicaine de la loi.


L'annonce par Emmanuel Macron du retour du tragique dans l'histoire européenne n'empêche pas les parlementaires français de se vautrer dans le comique. Il est vrai que le Président, pour les distraire, leur a offert la Constitution en joujou. Tel l'enfant qui, devant un beau dessin, ne peut s'empêcher de l'enrichir en le barbouillant, nos députés ont ainsi entrepris d'attaquer le patrimoine juridique républicain à coups d'amendements. Au programme notamment, la suppression du vilain mot "race" de l'article premier de la Constitution -un texte de 1946 qui avait pourtant pour intention de marquer, après l'épisode nazi, l'incompatibilité du racisme avec la conception républicaine de la loi.

Preuve qu'au Parlement aussi le niveau baisse, l'amendement révisionniste a été voté à l'unanimité par la Commission des lois. En 2008, une grande figure de l'ancien monde, Robert Badinter, s'était opposée avec panache, au Sénat, à cette réforme absurde promise alors par le candidat Hollande.

Mais les politiques aptes à comprendre le sens philosophique et historique des principes se font désormais rares.

L'entreprise de rectification du vocabulaire juridique (le mot "race" a d'ores et déjà été supprimé des lois françaises en mai 2013) consacre une campagne d'une quinzaine d'années qui demeurera sans doute, au regard des historiens du futur, comme une expression de l'esprit (si l'on peut dire) de notre temps. Elle est une variante française du politicalcorrectness, "cette pratique politique importée d'outre-Atlantique qui ambitionne de moraliser les mœurs en corrigeant le langage.

J'ai relu pour l'occasion l'argumentation développée par Robert Badinter qui, sur le plan de l'intelligence du droit et de ses principes se situe tout de même mille coudées au-dessus des songe-creux (parmi lesquels je crains qu'il ne faille inscrire le président lui-même) qui nous servent aujourd'hui de représentants.

 

Le principal argument relève de la plus élémentaire logique: la référence à la race est nécessaire pour formuler la prohibition de la distinction fondée sur la race. C'est un argument simple mais imparable: faire disparaître le mot race de l'énoncé des distinctions interdites revient à faire disparaître la condamnation solennelle du racisme par la Constitution. De la nouvelle formulation, en effet, on pourra déduire, au mieux que la condamnation du racisme est moins essentielle que celle des discriminations fondées sur l'origine, la religion ou le sexe, au pire, que les discriminations fondées sur la race seront désormais constitutionnelles (je reviendrai sur ce point à la fin de mon propos).

Afin d'inciter ses collègues parlementaires à éviter une telle bévue, le sénateur Badinter proposait "en guise de pistes pour une réécriture "raisonnable" possible -l'alternative suivante: il pourrait être envisagé de supprimer l'énoncé des distinctions interdites pour ne conserver dans le texte que l'impératif d'assurer "l'égalité devant la loi de tous les citoyens" (en considérant que celle-ci implique nécessairement la prohibition de toutes les discriminations), ou bien de compléter la liste en ajoutant par exemple le sexe et l'orientation sexuelle à l'origine, la race et la religion.

Robert Badinter avançait deux autres arguments: la nécessité de maintenir une cohérence juridique entre textes français et internationaux en matière de condamnation du racisme, et celle de respecter les textes historiques. "On ne peut détacher certains textes solennels et riches de portée de leur origine" assénait-il avec justesse. Ce dernier point me paraît crucial sur le plan politique. Sans leur ancrage dans la chair de l'Histoire, les principes universels "abstraits par essence" n'ont d'autre point d'appui que le ciel des idées.

Dans la société de l'innovation permanente, comment transmettre aux générations futures le sens de la transcendance et de la fixité des principes si l'on entreprend ainsi de "ringardiser" ou de désacraliser les textes fondateurs de la tradition républicaine, ce au nom de l'évidente supériorité de la dernière idéologie en vogue?

Le jeunisme -le culte du nouveau, l'arrogance de la "nouvelle génération", des derniers-nés et des derniers élus, la perte du lien qui nous unit au passé fondateur -risque fort de nous plonger dans le relativisme, en disloquant l'identité républicaine qui constitue la colonne vertébrale de la nation française.

Sur le plan philosophique, le troupeau bêlant (ou plutôt brayant) des députés témoigne de la généralisation d'une triple confusion: confusion d'abord entre la science (descriptive par essence) et le domaine des normes (morale et droit); confusion ensuite entre la morale et le droit; confusion enfin entre les mots et les choses. La première confusion caractérise ce qu'on appelle le scientisme. L'argument principal justifiant la suppression du mot "race" de la Constitution consiste en effet à affirmer que selon la science les races n'existent pas. C'est sans doute vrai, mais cet argument est hors sujet.

La Constitution n'est pas un cours de biologie: la notion de race renvoie à l'identification bien réelle de groupes humains par des traits naturels; qu'une telle identification ait ou non une pertinence du point de vue de la génétique est une question qui intéresse la science, pas le droit.

La confusion entre le droit et la science, faut-il le préciser, nuit non seulement au droit (lequel définit des normes qui, fort heureusement, peuvent être affirmées sans dépendre de la connaissance scientifique) mais aussi à la science (la fabrication législative de "vérités officielles" garanties par l'État étant incompatible avec le principe de la liberté de la recherche).

Les deux autres confusions "fondent" le politiquement correct: on entend régler par la loi non seulement les conduites (en prohibant les pratiques discriminatoires du législateur et des citoyens) mais aussi les esprits (en prohibant au nom du Bien la distinction intellectuelle de groupes raciaux au sein de l'humanité); et on entend régler les esprits en réformant le langage.

On se trompe ainsi sur la nature du droit, en lui assignant un objectif qu'il ne peut pas tenir, et on se trompe (naïvement et doublement) sur la nature du langage, en croyant possible de faire disparaître la chose par la neutralisation du concept, et de neutraliser le concept par la suppression du mot qui sert à l'exprimer. On ne lutte pas efficacement contre la rage en supprimant le mot "chien" des dictionnaires, et en supprimant le mot "chien" des dictionnaires on n'empêcherait personne de concevoir l'idée du chien.

Un tel confusionnisme intellectuel pourrait n'avoir pour conséquence que le discrédit des députés qui se donnent ce ridicule auprès des gens de bon sens. Derrière cette initiative malheureuse, se dissimulent toutefois deux enjeux "l'un théorique, l'autre pratique "qui font du coup apparaître celle-ci comme une colossale bourde philosophique.

Sur le plan théorique, l'enjeu est celui de la conception même de l'humanisme. Pourquoi donc nos députés de la commission des lois -à l'unanimité s'il vous plaît- se montrent-ils si fiers de leur si calamiteux ouvrage?

C'est qu'ils pensent avoir ainsi parachevé l'humanisme en consolidant l'idée de "l'unité de l'espèce humaine". Ils ont pourtant, tout à l'inverse, fragilisé l'idée d'humanité sur laquelle repose le droit républicain.

L'humanisme scientiste des parlementaires trahit en effet l'esprit de l'humanisme philosophique qui est au fondement de la déclaration solennelle de l'universalité des droits de l'homme et de l'égalité des citoyens devant la loi.

En 1789 "en 1946 encore -le caractère inaliénable et sacré des droits de l'homme en tant qu'homme paraissait tout à fait compatible avec la catégorisation scientifique des groupes humains en races, dans la mesure précisément où il ne se fondait pas sur une définition biologique de l'humain. Rousseau dans le Contrat social condamnait l'esclavage d'une formule splendide: "Renoncer à sa liberté c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs." Cette "qualité d'homme", dans le christianisme comme au sein de l'humanisme philosophique, était conçue comme une qualité morale, métaphysique, non comme une donnée de la génétique.

L'humanité se caractérise par la personnalité que confère la responsabilité "cette capacité d'agir moralement que l'on retrouve partout où il y a des hommes, dont les conduites sont régies par des lois (celles de la communauté religieuse et/ou politique) qui ne sont pas le produit de la nature biologique. Si l'on veut avoir à l'esprit la conception de l'idée d'humanité qui prévalait en 1946 lorsque fut rédigé le texte que nos députés entendent refonder, il faut lire Les animaux dénaturés. Dans ce roman, Vercors évoquait explicitement la possibilité qu'une espèce d'hominidés biologiquement distincte de la nôtre puisse être admise au sein de l'humanité et protégée, en conséquence, par l'universalité des droits de l'homme.

Il exprimait ainsi avec intelligence et talent l'idée selon laquelle l'unité de l'espèce humaine, considérée comme espèce morale, ne dépend pas des considérations de la science du vivant sur l'existence ou la non existence des races.

Il est en revanche impossible de fonder l'universalité et l'égalité des droits sur l'identité biologique de l'homme. C'est précisément le sens de la critique que Jérémy Bentham -dont la philosophie est la principale référence des partisans de "l'égalité animale" "adressait aux Français en 1789: "Les Français ont déjà découvert que la peau foncée n'est en rien une raison pour qu'un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d'un persécuteur.

On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou l'extrémité de l'os sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort." Le monde de la vie est un continuum au sein duquel les groupes de population ne se distinguent dans l'espace et dans le temps que par de petites différences, par d'infimes variations génétiques. Comment serait-il possible de fonder le privilège moral de l'humanité (et donc l'exclusivisme des droits de l'homme) sur une définition biologique de l'espèce humaine?

Si l'on devait se référer à la science "suivant en cela nos députés "pour fonder l'égale considération morale, les partisans de la cause animale auraient tout à fait raison d'affirmer que le "spécisme" des humanistes est aussi moralement condamnable que le racisme des racistes. Ce n'est pas à leurs yeux l'appartenance à un groupe biologique qui fait l'objet moral, mais l'aptitude de l'être vivant à éprouver de la souffrance et du bien-être (ce qui n'est assurément pas le propre de l'homme). Telle est l'impasse théorique dans laquelle nous précipite la nouvelle philosophie scientiste de la République française: elle ne permet plus de justifier en même temps l'égalité en droits et le privilège moral de l'humanité, la condamnation de l'esclavage et le consentement à l'exploitation animale au service de l'homme. Si on le fonde sur la science, l'humanisme peut en conséquence être considéré, par analogie avec le racisme, comme criminel sur le plan moral.

Au regard du critère biologique promu par nos députés, en effet, il n'est possible d'échapper au racisme de la race qu'en brandissant l'étendard du racisme de l'espèce!

Si l'on avait voulu préserver l'esprit de l'humanisme authentique tout en relativisant la portée du mot "race", il eût été possible de conserver celui-ci en l'accompagnant de la mention "réelle ou supposée". Conserver la référence à la notion de "race" aurait précisément eu pour vertu de souligner la distance de l'humanisme à l'égard du biologisme, c'est-à-dire de marquer l'indépendance vis-à-vis de la science de l'affirmation de l'unité du genre humain. Que l'on puisse ou non distinguer des variantes génétiques au sein de l'espèce humaine n'a en effet, sur le plan de la morale et du droit, strictement aucune importance.

Ces considérations, objectera-t-on, sont purement spéculatives. En pratique, la majorité morale -même si elle ne sait plus très bien pourquoi -n'entend pas revenir sur l'abolition de l'esclavage ni proclamer l'égalité animale. Elle n'est pas non plus disposée à promouvoir une législation raciste. La réforme constitutionnelle ne changera rien. Le concept de race lui-même résistera à la prohibition du mot en se formulant autrement. Les hommes continueront à voir des races comme ils continueraient à voir des couchers de soleil quand bien même on leur expliquerait que la notion n'a aucune réalité du point de vue de l'astrophysique.

En pratique cependant, la question du racisme et des moyens de lutter contre celui-ci va continuer de se poser. Or, un débat philosophico-politique portant sur les moyens de lutter efficacement contre le racisme oppose depuis quelques années les partisans de la doctrine française des "distinctions interdites" à ceux de la discrimination positive à l'anglo-saxonne. Pour ces derniers, la catégorisation raciale est nécessaire si l'on veut promouvoir une politique d'assistance à l'égard des populations victimes de racisme.

Jusqu'à présent, en un paradoxe qui n'est qu'apparent, la présence du mot "race" dans la Constitution constituait un cran d'arrêt aux politiques de discrimination positive raciale en France.

Ce n'est peut-être pas le but recherché par les députés, mais les portes de la République leur seront désormais ouvertes. La discrimination positive ne se heurtera plus à l'obstacle constitutionnel que représentait l'interdiction explicite de la distinction fondée sur la race. L'introduction dans la loi de notions telles que "vu comme Noir", "vu comme Blanc" ou "vu comme Asiatique", constituerait un cas de catégorisation raciale acceptable au regard de la rédaction projetée de l'article premier. Conçue au nom de la lutte contre le racisme, une telle catégorisation ne tomberait pas, de surcroît, sous le coup de l'interdit scientiste de discriminer en référence à la race au sens biologique du terme. L'initiative du Parti communiste, reprise par le Front de gauche puis par France Insoumise, pourrait ainsi aboutir à une "américanisation" de la législation française...

Je n'affirme évidemment pas qu'il s'agisse là du but pratique recherché par les députés qui s'apprêtent à discuter et sans doute à adopter cet amendement de notre Constitution. Sans doute n'ont-ils pas réfléchi aux conséquences possibles de la réforme. Ce qui tend à le montrer, c'est qu'ils ont dans le même temps, de manière symétrique et inverse, établi l'inconstitutionnalité de toutes les mesures destinées à promouvoir la parité (incompatibles avec la prohibition de la distinction fondée sur le sexe), ce qui n'était assurément pas dans leurs intentions.

Nul "complotisme" ni procès d'intention, donc, dans mon propos, simplement la volonté de rappeler l'esprit de nos lois, et principalement de notre Loi fondamentale.

Et puisque je fais ici allusion à Montesquieu, je ne résiste pas au plaisir de citer pour conclure la célèbre mise en garde qu'il adressa aux "hommes bornés que le hasard a mis à la tête des autres" et qui, enclins à consulter "leurs préjugés et leurs fantaisies", semblent méconnaître, à l'image de nos députés aujourd'hui, "la grandeur et la dignité même de leur ouvrage": "Ils ont souvent aboli sans nécessité celles [les lois] qu'ils ont trouvées établies; c'est-à-dire qu'ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des changements.

Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et lorsqu'il arrive, il ne faut y toucher que d'une main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de précautions que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu'il faut tant de formalités pour les abroger."

 

 

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