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Mois du créole : l'indispensable recréolisation linguistique (1è partie)

Raphaël CONFIANT
Mois du créole : l'indispensable recréolisation linguistique (1è partie)

   En ce mois d'octobre au cours duquel, sauf en Martinique, la totalité des pays créolophones ainsi que leurs diasporas (Paris, Montréal, New-York, même Sidney etc.) multiplient les manifestations en hommage à la langue créole, dans l'attente du fameux 28 octobre, décrété "JOURNEE INTERNATIONALE DU CREOLE" en 1981 à l'instigation de la Dominique, il convient de rappeler un certain nombre de données qui n'ont pas pour objectif de doucher l'enthousiasme des uns et des autres, mais de pointer du doigt les périls__et dieu sait s'ils sont nombreux !__qui menacent notre langue jadis "maternelle", s'agissant en particulier des Martiniquais, et devenue, depuis les années 80 du siècle dernier "matricielle". 

   Ce distingo a été établi par l'éminent créoliste Jean BERNABE, père des études créoles dans l'ex-Université des Antilles et de la Guyane, directeur du fameux GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole) durant trente ans, auteur de la première grammaire des créoles martiniquais et guadeloupéen ainsi que du premier système graphique pour les créoles des Petites Antilles (Guadeloupe, Dominique, Martinique, Saint-Lucie) et la Guyane, système qui a été remanié et amendé trois fois depuis 1975 date de sa création. Par "créole langue maternelle", il faut entendre le fait que pour toutes les générations nées avant 1950 et cela quelle que soit la classe sociale, à certaines exceptions près, le créole était la langue première. Exemple personnel : mes deux parents étaient enseignants__père prof de maths, mère institutrice__ et je ne les ai jamais entendus parler français entre eux. Jamais ! Avec nous les enfants, à commencer par moi l'aîné, né en 1951, ils utilisaient presque exclusivement le français, sans pour autant nous interdire de parler le créole que nous avons appris avec nos employés de maison successifs ou dans les cours de récréation. Ma génération est donc la première chez qui le français est devenu la "langue co-maternelle", autre concept mis en avant par Jean Bernabé, c'est-à-dire chez qui français et créole ont été appris de manière concomitante.

   Puis, à la toute fin du XXe siècle et début du XXIè, on franchit une troisième étape. On passe du "créole langue maternelle" (générations nées avant 1950) au "créole langue co-maternelle" (générations nées dans la deuxième moitié du XXe siècle), puis au "créole langue matricielle" (génération fin XXe-début XXIe siècle). La scolarisation totale est passée par là, la généralisation de la radio et de la télévision (et la multiplication des chaînes de télé), l'arrivée de l'Internet, la facilité des voyages vers l'Hexagone, la présence d'une importante communauté "métro", le nombre couples "mixtes" etc..., tout cela a contribué à une francisation linguistique massive à compter des années 80-90 du siècle dernier. Mais comme tout phénomène social, les phénomènes linguistiques ne sont évidemment pas linéaires et n'affectent pas de la même façon toutes les classes sociales. Les concepts mis en avant par Jean Bernabé définissent donc une tendance générale, une moyenne si l'on veut, car des contre-phénomènes apparaissent dans le même temps qui freinent ladite francisation comme, pour ne prendre que ces seuls deux exemples, le décrochage scolaire assez important et l'immigration saint-lucienne, dominiquaise et surtout haïtienne plus que conséquente. Sans même parler évidemment de tout le travail militant accompli par les défenseurs du créole sur lequel je reviendrai.

   Par "langue matricielle", il faut entendre langue que l'on n'utilise plus guère dans la vie courante, mais qui est enfouie en nous, au plus profond de nous, même chez ceux ou surtout celles qui sont incapables de soutenir une vraie conversation en créole. Cette dernière catégorie de locuteurs, impensable au XXe siècle, est, hélas, en voie d'extension et l'on entend souvent la phrase "Je comprends le créole, mais je ne sais pas trop le parler" ou "je ne le parle pas bien". Ici, il faut faire une petite parenthèse pour faire remarquer que tout le travail des créolistes et du GEREC a fini par créer dans l'esprit des locuteurs l'idée d'une sorte de "créole savant" qui ne serait plus, comme autrefois, l'apanage des "vieux Nègres" du fin fond de nos campagnes, mais de "gran-grek" universitaires, linguistes, écrivains et autres. L'idée d'une norme linguistique, même non avalisée par une académie ou une autorité politique quelconque, s'est imposée et ce n'est pas du tout une mauvaise chose. Bien au contraire ! Elle efface toutes les vieilles notions de "dialecte", "sabir", "jargon" etc...que l'on accolait traditionnellement au créole.

   Le créole est donc matriciel parce que lorsqu'il s'agit de chanter et donc d'exprimer des sentiments profonds, mais aussi de s'encolérer, voire d'injurier ou alors à l'inverse au moment de l'extase charnelle pour des femmes bien francophones d'apparence ou, pire, quand quelqu'un sombre dans la folie et délire, bref dans toutes les situations où la contrainte sociale s'évanouit, c'est lui et bien lui, le créole, qui s'impose. Dans nos hôpitaux psychiatriques, que les malades aient été maçons ou médecins, agriculteurs ou enseignants, ils délirent ou "déparlent" quasi-exclusivement en créole.

   Mais se pose une question à laquelle personne n'a encore répondu : jusqu'à quel point une langue peut continuer à exister, à vivre, si elle n'est plus que matricielle ? Plus précisément : peut-on se contenter d'un créole matriciel ? De toute évidence, la réponse à ces questions ne peut être que négative. D'abord, parce que la francisation linguistique progresse jour après jour, année après année, décennie après décennie, tel un véritable rouleau compresseur grâce à ses bras armés, ses chenillettes, que sont l'école, l'université, la justice, l'administration, les médias, l'Internet etc...Ensuite, parce que le français finira progressivement par devenir matriciel lui aussi, ce qu'il est déjà dans certaines catégories sociales. On aura donc là affaire à un effacement, un gommage, lent mais inexorable de cette langue, le créole, qui ont porté nos ancêtres durant trois siècles, qui leur a permis de surnager, de survivre au beau mitan de l'enfer esclavagiste.

   Mesurons-nous bien les conséquences de l'effacement en question ? (à suivre)...

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