Pour la troisième fois, il referme délicatement la fenêtre de son bureau, de peur de l’effaroucher, et remet la plage 6 du cd : « Flash » de Patrick Saint-Eloi. Il n’en revient toujours pas. De son bec, l’animal tapote la vitre. L'homme ouvre tout grand, cette fois, le volet et l’oiseau s’approche enhardi par ce qui ressemble à ses yeux à un jeu. Il fait disparaître ses pattes sous ses noires pennes, baisse les paupières et écoute la mélodie. Le volatile est secoué d’interminables frémissements comme si chaque note, chaque inflexion de la voix du chanteur, lui inspire un rêve, une vision de bonheur : Yaya yo ! yaya yo ! yaya yo ! De petits cris stridents accompagnent même en cadence le refrain. Subjugué par l’inédite dimension que revêt alors la Beauté, Nostrom se repait du concert du monde qui s’accomplit là, devant lui, en fastes et splendeurs. Et tous les matins, pluie ou gros soleil, la conversation se renouvelle dans la précision immuable d’un rituel.
Partagée, la jouissance de ce miracle quotidien doit être partagée ! Telle est sa conviction. Il s’ouvre à sa femme. À ses enfants.
Arrive le moment tant attendu. Il est 7 heures. Le décor est planté : affalée dans le sofa d’un rouge nostalgique (ramené d'un épique déménagement de Métropole !) les yeux rivés sur un dessin animé, sa paire de garnements se goinfre de pizzas et de limonades multicolores (ses hormones de croissance !). Sa moitié, quant à elle, un verre d’un breuvage improbable à la main, (c’est, paraît-il, le nec plus ultra du régime du Docteur C) lutte, debout, avec son ennemie intime : sa graisse multivitaminée. Lui, aux aguets, avale pilule sur pilule (son hypertension n’a qu’à bien se tenir !). Les premières notes de « Flash » retentissent. Il attend la vedette du jour, celle qui donnera sens à une journée de vacance si prévisible… Et il n'est pas le seul. 5 minutes, 10 minutes, une demi-heure, une heure ... Rien. L’impatience escortée de sourires goguenards, s’installe discrètement aux premiers rangs. Il subit alors moqueries et lazzis.
Nonobstant, tous les matins, le père conviait sa « smala », comme il dit, au spectacle improbable d’un oiseau mélomane. Et tous les matins, son espérance était vaine, sa parole contrariée, sa santé mentale, même, irrésistiblement remise en cause. La mater lui souriait tristement et ne lui disait plus rien. Les enfants évitaient son regard ou l’entretenaient, remplis de morgue, de fariboles vues à la télé. La descente dans les limbes de la folie de son époux (l’expression est peut-être trop forte ! pensa-t-elle) a été et est pour elle, une douleur sans commune mesure. Il écoutait, désormais, de plus en plus fort « Flash », espérant, sans doute, que la voix du chanteur parvînt à destination et « charmât à nouveau l’oiseau ». Le résultat de cette escalade sonore prenait le visage de voisins exaspérés à deux doigts de s’en remettre à la police, et d’épouse au bord de la crise de nerfs. Maéva et Kévin, les enfants, eux, rigolaient et s’adonnaient, quelques fois, à une danse s’apparentant à des solibo, qui le mettait dans une rage insondable. Les amis, mis au courant, venaient quérir nouvelles. Au début, ils faisaient semblant de prendre au sérieux l’idée fixe du bon zig. Discutaient de conserve avec lui, évoquaient telle anecdote qui donnât foi à sa lubie. Et imperceptiblement, ils espaçaient leurs visites, disparaissaient comme un vol de merles égaillés par le geste brusque du promeneur solitaire.
cette attente désespérée de l’oiseau n’est, en fait, en y regardant de plus près, - l’oiseau symbolisant la liberté, le zouk, la créativité créole – que la quête impossible d’un être ne pouvant s’accomplir librement.
Le mari, aux prises à des visions de plus en plus fréquentes d’oiseaux musiciens, termina son existence à Mangot-Vulcin. Le jour de ses funérailles, on entendit distinctement, accompagnant sa dépouille jusqu’à sa tombe, le sifflotis d’un oiseau reprenant le refrain de « Flash ».
Le lendemain mourait Patrick Saint-Eloi.
«L’Oiseau qui aimait PSE », Serghe Kéclard, 2011 - 2018