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L’illettrisme en Haïti : un mal qui renforce l’analphabétisme et qui est pris en patience

Renauld Govain Doyen Faculté de Linguistique Appliquée Université d’État d’Haïti
L’illettrisme en Haïti : un mal qui renforce l’analphabétisme et qui est pris en patience

Préliminaires

 

Je me sens interpellé par la diffusion sur les réseaux sociaux de deux vidéos (après avoir été diffusés par la plupart des media traditionnels nationaux). Ces vidéos mettent en vedette deux grands commis de l’État : l’un directeur (je devrais écrire directrice) d’une institution publique délivrant son discours à l’occasion de sa prise de fonction, l’autre, un maire qui inaugure un terrain de football dans le Nord-ouest. Ces discours sont marqués d’une vacuité sémantique telle qu’on est en droit de leur refuser le qualificatif de discours. Ce n’est pas que le texte soit mal construit, mais notamment le fait de l’illettrisme des orateurs. Je pourrais aussi évoquer des cas à un plus haut niveau mais je ne pense pas qu’il faille aller dans cette direction, car ce qui importe pour moi ici, c’est de toucher du doigt un problème qui sévit dans le monde du travail en Haïti mais sur lequel nous nous complaisons à fermer les yeux.

Le déclic

La prise de parole dans une circonstance si heureuse comme ces deux ci-dessus évoquées devrait, en réalité, être une sorte d’ébats discursifs avec, par endroit, des détours dithyrambiques dans un sens ou dans un autre lorsque c’est nécessaire, vu la solennité de l’occasion. Mais, ces vidéos montrent, au contraire, qu’il s’agit d’une activité angoissante, peu valorisante, risible, cacophonique, et ce, malgré les orateurs et malgré la solennité de l’occasion. Certains en ricanent, d’autres s’en moquent avec frénésie. Mais, moi, je ne peux pas me permettre de rire du malheur de l’autre. D’autant qu’il est de notre responsabilité à chacun de travailler au bonheur et au bien-être de chacun des membres de la Cité. Au contraire, cela me rend triste. Triste pour l’école. Triste pour le ministère de l’éducation nationale (MEN). Triste pour le Secrétariat (je préfère ce terme à celui de secrétairerie) d’État à l’alphabétisation qui forme des illettrés (j’expliquerai plus loin pourquoi j’écris cela). Triste pour l’État haïtien qui ne sait pas toujours identifier et reconnaitre toutes les urgences à inclure dans les priorités de ses politiques publiques. Nous n’avons besoin de faire aucune gymnastique intellectuelle, voire cérébrale pour trouver des mots savants pour qualifier cette situation que nous sommes en train de vivre à des niveaux et dans des domaines sociopolitiques où cette expérience était impensable dans notre pays il y a une cinquantaine d’années.

Cet article est une contribution personnelle répondant au débat que le journaliste Pierre Renel René a semblé vouloir lancer sur le phénomène d’illettrisme dans un reportage diffusé sur Radio Caraïbes le soir du jeudi 30 mars 2017 et sur Télé Caraïbes le lendemain. L’orientation de son discours épilinguistique sur le phénomène m’a attiré l’attention en ce sens qu’il parait ne pas y aller avec des a priori. C’est en prolongement de sa tentative de réflexion que je situe cette intervention qui se propose d’attirer l’attention de l’État en particulier le MEN, des universitaires, de la population en général sur ce phénomène d’illettrisme que je considère comme un mal dont nous sommes tous responsables.

 

Questionnement et orientation de l’article

Devant l’évidence de l’illettrisme, il y a lieu de se demander quelles en sont les causes. Sachant qu’il s’agit d’un problème national, que fait l’État pour sinon l’éradiquer, du moins l’atténuer ? Et devant le constat d’échec des campagnes successives d’alphabétisation, que faire pour rentabiliser les actions et mesures arrêtées à cette fin en prévoyant de dépasser l’expérience de la formation pour l’illettrisme ? Doit-on continuer à regarder les professionnels faisant montre d’un haut degré d’illettrisme évoluer dans cette situation en les critiquant d’être illettrés ? 

Je parlerai ici davantage d’illettrisme. Mais pour bien en montrer les causes, je serai amené à évoquer l’analphabétisme qui est son grand cousin immédiat. J’évoquerai aussi la plupart des résultats auxquels les dernières campagnes d’alphabétisation ont pu aboutir. Au final, nous comprendrons que ces campagnes d’alphabétisation constituent une machine à fabriquer des illettrés. Je montrerai aussi les implications de l’école dans l’illettrisme. 

 

Définition

L’illettrisme est un phénomène courant dans nos communautés contemporaines. Mais il semble plus accentué dans les pays dits en développement (Besse, 2003). Il est donc très fort en Haïti mais presque personne n’en parle. L’analphabétisme considéré comme plus urgent semble l’obstruer. Comme le souligne R. Girod (1997 : 4), l’illettrisme est « le fait d’adultes et de jeunes proches de l’âge adulte sachant très mal, voire presque pas lire, écrire ou calculer, d’être ainsi à cet égard au-dessous d’un minimum jugé indispensable par les auteurs d’une évaluation ». Le phénomène existe aussi dans les pays développés et industrialisés (Bentolila, 1996, Leclercq 1999, Lahire 1999), mais il est plus fréquent dans la plupart des pays en développement notamment ceux qui sont frappés par l’analphabétisme, les deux phénomènes étant liés. Pour ma part, je considère l’illettrisme comme la situation d’un jeune ou d’un adulte qui a été scolarisé mais qui se trouve dans l’incapacité de lire (mais aussi d’écrire) et de comprendre un texte sur un sujet familier d’une certaine longueur et ne s’inscrivant pas dans un registre de spécialité. Ledit texte est composé dans une langue que le locuteur pratique ou une langue dans laquelle il a été scolarisé. Le terme n’est pas très ancien, il est proposé par l’association ATD-Quart Monde en 1979 (Lahire, 1999) sans définition précise pour désigner à peu près la même chose qu’analphabétisme, car, à cause de la consonance ‘bête’ dans ‘analphabète’, elle préférait parler d’illettrés.

Est aussi illettré un jeune ou un adulte qui, même s’il arrive à« déchiffrer »un texte sur un sujet familier, est incapable de le comprendre et, s’il en fait une lecture oralisée, il n’est pas en mesure de faire comprendre à autrui le message véhiculé par le texte lu parce que cette oralisation ne respecte pas les procédés réguliers de lecture. L’illettrisme dont il est ici question concerne à la fois le créole - la langue première des 100% des Haïtiens - et le français, la principale langue de scolarisation. Mais son acuité est plus forte en français. Il est plus facile d’en mesurer le degré chez les locuteurs en français au plus haut niveau car dès qu’il est question de l’écrit, c’est à cette langue qu’on fait recours en Haïti. Et lorsque la langue de scolarisation produit des illettrés après autant d’années de scolarisation formelle, il y a lieu de se questionner sur son utilité à ce niveau.

Pour un pays sous-développé comme Haïti, les gens croient volontiers qu’à partir du moment où ils sont capables de lire les lettres de l’alphabet et les signes représentant les nombres, ils sont alphabétisés. Mais à l’ère des technologies, être alphabétisé nécessite plus que cela. Car, « Est parfois considéré comme alphabétisé celui qui sait lire les lettres de l’alphabet. Ailleurs, il faut pouvoir déchiffrer un texte d’une longueur convenue. Dans les pays au niveau d’instruction élevé et à la technologie avancée, on montre des exigences plus grandes et, dans certains, on en vient à considérer comme fonctionnellement analphabètes ceux qui sont incapables de remplir un questionnaire complexe ou d’assimiler des instructions écrites d’une certaine technicité » (Hamadache & Martin, 1985 : 4). Donc, un illettré peut être considéré comme un analphabète fonctionnel.

Déjà, en 1958, l’UNESCO définissait l’analphabète comme une personne incapable de lire et écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref des faits en rapport avec sa vie quotidienne. Cette définition sera élargie pour considérer une personne capable seulement de lire et écrire des chiffres et son nom comme analphabète. C’est aussi le cas d’une personne qui ne peut lire et écrire qu’une expression rituelle apprise par cœur comme son nom, celui des membres de sa famille, le numéro de sa carte d’identité, de son livret de banque, de son passeport, etc. 

 

Analphabétisme et illettrisme, deux freins au développement

 

En effet, l’analphabétisme et l’illettrisme sont deux phénomènes liés, assez indélicats, qui sévissent dans de nombreux pays en développement, dont Haïti. Ils font tort aux citoyens qui se trouvent confrontés au regard d’un certain pan de la société qui les stigmatise. Et cela ne produit que de l’inconfort de la part de l’illettré. Et qui dit inconfort, dit honte. Qui dit honte, dit malaise. Le malaise produit de la souffrance. Et cette souffrance peut aller jusqu’à se mésestimer. De là, le citoyen se sent blessé dans son for intérieur. L’illettrisme produit sur lui des stigmates, pour reprendre un terme du titre même de Lahire (1999), bien que cet auteur ne partage pas le fait que l’illettrisme soit un problème social public pour la France, à la fin des années 1990. Mais ce avec lequel il semble être en désaccord, c’est la rhétorique explicative du phénomène.

Si l’analphabétisme fait, en Haïti, l’objet de campagnes successives (mais intermittentes) depuis les années 1940, l’illettrisme, quant à lui, est vécu empiriquement par tous les observateurs attentifs, mais aucune mesure officielle n’est observée en vue de son éradication, voire son atténuation. Aujourd’hui, on entend même dans la presse haïtienne des acteurs sociaux se plaindre de ce que l’illettrisme a débarqué au parlement haïtien en particulier à l’actuelle 50e législature et y prend siège. On ne peut pas oser mettre tous les parlementaires dans ce même panier, mais les expériences de ces dernières années de législature pourraient nous autoriser à poser la question de savoir si tous les parlementaires seraient capables de lire, analyser et comprendre ce que leurs consultants leur proposent comme productions et réflexions intellectuelles sur un sujet donné regardant l’exercice de leur fonction de parlementaires. Si l’expérience politique haïtienne synchronique ne favorise pas l’accession d’analphabète au parlement, rien n’y prévient contre l’illettrisme. Et cela semble devoir raviver la réflexion au plus haut niveau de l’État sur le phénomène. Mais, il faut aussi reconnaitre que la constitution n’a aucune provision sur le niveau d’un candidat en termes scolaires et/ou universitaires pour briguer un quelconque poste. Cela étant, nous assistons à ce qu’on pourrait considérer comme la banalité des espaces de pouvoir politique car si on a besoin d’être médecin pour exercer dans un espace de santé, magistrat ou avocat dans un espace de justice…on n’a, désormais, plus besoin d’être politicien pour exercer en politique.

On pourrait se demander pourquoi ce sont bien ceux-là (qui sont dans cette situation) qui sont élus. La sociologie de la question électorale en Haïti de cette dernière décennie est à même de nous renseigner sur les raisons de ce que la plupart des membres du parlement (en particulier pour ces trois dernières législatures) présentent pareil profil. Les membres de la classe dite moyenne ne votent plus guère. Ils semblent gagnés par la peur de la situation de violence qui caractérise généralement les élections des ces deux dernières décennies en Haïti. Et cela ne profite qu’aux candidats violents. Les membres de la masse prolétaire sont les plus enclins à voter et à braver tous les dangers pour y parvenir. Or ceux-ci sont très manipulables et ne votent guère par conviction. Ils votent généralement pour ceux qui sont capables de monnayer leur vote contre quelques shalom. Les places dans les espaces de pouvoir deviennent des objets vendables et achetables, parfois au plus offrant. On ne doit pas s’étonner de ce que, arrivés au parlement, la plupart des parlementaires s’acharnent autant à obtenir tous les avantages possibles dès qu’il est question de négocier avec l’Exécutif autour de telle ou telle action à poser dans un sens ou dans un autre. Certains ne négocient que s’ils ont la garantie qu’ils auront tel ministère, tel secrétariat d’État, telle direction générale, telle institution autonome.

Le vote devient dès lors un objet vendable au plus offrant. Et, ainsi, il n’est plus un vote car le vote est, dans ce contexte donné, un acte délibéré de conscience par lequel un citoyen prend position en faveur d’une cause donnée. En réalité, on ne vote pas pour un candidat, mais pour une cause et parce que le projet que soumet le candidat à l’appréciation des électeurs potentiels semble apte à servir la cause en question.

Par ailleurs, nos observations montrent que, en plus du marchandage et du monnayage des votes, les trois à quatre élections se caractérisent en Haïti par une violence inespérée dans une communauté démocratique. Ce qui fait que souvent ce sont les plus violents qui parviennent à se faire élire. Il est courant que des candidats et certains de leurs partisans recourent à des menaces d’arme à feu pour intimider leurs concurrents et leurs partisans. C’est notamment l’une des raisons pour lesquelles on ne retrouve que 3 femmes sur les 118 députés que comprend actuellement la Chambre et 1 seule femme sur les 30 sénateurs. Il est vrai qu’il reste deux sénateurs à prêter serment, mais nous savons qu’il est improbable qu’il y ait une femme, les résultats étant déjà connus et qu’il est question d’irrégularités qui ne sont pas susceptibles d’invalider le processus déjà conclu. Les femmes, généralement, ne se permettent pas la pratique et l’exercice de pareille violence. De ce point de vue, elles se voient victimes de leur poussée naturelle à la non-violence. Ce n’est donc guère parce que les hommes qui sont élus sont plus compétents qu’elles en la matière, mais surtout parce qu’elles sont moins violentes. 

L’analphabétisme et l’illettrisme massifs en Haïti constituent un frein au développement et restreignent les droits des citoyens. Un pays ne peut prétendre au développement si tous ses citoyens ne participent aux entreprises, actions, mouvements, institutions mis en place à cette fin. En Haïti, les actions posées dans le sens du développement sont toujours liées à la pratique du français. Seule une infime minorité de la population connaît cette langue parce que l’école qui est le lieu par excellence de son enseignement/apprentissage n’est pas garantie à tous par l’État : c’est le point de départ de l’analphabétisme massif. Ce contexte d’inégalité linguistique est à l’origine de rapports sociaux inégaux.

Dans les pays développés et industrialisés, lorsque qu’on parle d’illettrisme on se réfère à peu près au même phénomène que l’analphabétisme en Haïti. Ainsi, selon les pays, les cultures et les chercheurs, l’illettrisme peut être appelé analphabétisme partiel, analphabétisme relatif, analphabétisme de retour ou récurrent, ou secondaire, semi-analphabétisme, etc. en référence au fait que les gens en cause sont censés avoir su lire et écrire de façon satisfaisante au temps de leur scolarisation. Par euphémisme, R. Girod (op. cit.) utilise aussi des expressions comme « très faibles capacités de lecture, d’écriture ou de calcul », « très bas degré de maitrise »de ces branches, « très bas niveau d’instruction de base », etc., en soulignant qu’il faut entendre par instruction de base les capacités de lecture, d’écriture et de calcul.

 

Les campagnes d’alphabétisation forment pour illettrisme et le « ré-analphabétisme »

 

Mais en Haïti, les contours de différence sont nets entre analphabétisme et illettrisme, cependant, il n’y existe aucune statistique formelle sur le taux réel d’analphabétisme, encore moins en ce qui concerne l’illettrisme. Pour le taux d’analphabétisme, les chiffres les plus optimistes parlent encore de 45% de la population adulte de plus de 40 ans à ne savoir ni lire ni écrire. Le taux d’illettrisme, ne nous faisons pas d’illusion, est d’autant plus fort que les néo-alphabétisés sont, par le fait qu’ils ne le sont qu’en créole et qu’ils ont suivi un processus d’alphabétisation trop court (moins de 6 mois), d’évidents illettrés. L’absence de recherche et réflexion autour de cet évident problème d’illettrisme explique l’absence de statistique sur la question. Mais, mes observations et l’expérience empirique du problème que je vis au quotidien avec des locuteurs desquels on était en droit de ne pas l’attendre, m’autorisent à considérer les chiffres optimistes de 55%.

Ces chiffres seraient en deçà de la réalité et méritent d’être confirmés (ou plutôt, tel que nous le souhaitons tous, infirmés) et on ne peut y parvenir que par une enquête sérieuse, voire une étude  de terrain bien planifiée et bien conduite en vue de diagnostiquer et analyser le problème tout en déterminant la démographie des illettrés. L’absence de statistique dans ce domaine précis qui relève, néanmoins, d’une évidence, donne une idée de ce que le phénomène ne représente guère une priorité pour l’État. 

Les néo-alphabétisés réussis sont du coup illettrés en français puisque ne connaissant pas du tout le français parce qu’ils n’ont pas appris cette langue au cours de leur très brève période d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. C’est un problème à résoudre, mais sa résolution suppose la planification d’un programme et d’un dispositif qui fassent le lien entre l’école et le reste de la vie citoyenne.

 

La « poko-phonie » un bon humus pour l’illettrisme en Haïti

 

L’expérience de la « poko-phonie » caractérisant le fonctionnement de l’école haïtienne jusqu’à un certain niveau de la scolarisation est l’une des principales causes de la situation quasi-stable d’illettrisme en Haïti. Le concept de « poko-phonie » a été proposé par Henoch Franklin, doctorant en philosophie, traducteur en créole haïtien d’Il Principe de Machiavel. Il a utilisé le terme pour la première fois dans son premier essai philosophique écrit en créole Moun demounize (qu’on pourrait traduire en français par l’Homme déshumanisé) publié en 2004. Sont des « pokofòn » ces locuteurs haïtiens qui « ne maitrisent (pas encore !) ni le créole, ni le français », le préfixe ‘poko’ étant l’équivalent créole de « pas encore ». Comme je l’ai déjà souligné, l’illettrisme concerne les deux langues, même s’il parait généralement plus fort en français dans la mesure où les locuteurs trouvent souvent plus d’occasions à lire en français qu’en créole.

La « poko-phonie » désigne dès lors la situation de ces locuteurs qui ne maitrisent ni le créole - leur langue première et de naissance acquise en milieu naturel, en l’occurrence dans la famille dès la plus tendre enfance - et le français - leur langue seconde apprise grâce à la scolarisation. Or, en Haïti, l’école n’est pas garantie à toute la population qui se paupérise de plus en plus alors que le coût de la scolarisation s’avère assez élevé dans le privé. L’offre scolaire est privée à plus de 70% malgré les efforts (souvent mal pensés) de l’État au cours de ces dernières années. Qui pis est, la fréquentation de l’école ne garantit pas le développement d’un degré de maitrise acceptable du français, la majorité des scolarisés n’atteignant pas un niveau le leur facilitant. 

 

L’école haïtienne, un lieu de fabrication d’illettrés

 

L’école haïtienne est aussi un lieu de fertilité pour l’illettrisme. Ainsi, l’illettrisme haïtien est le résultat de la qualité de l’enseignement/apprentissage des deux langues à l’école, y inclus les expériences d’alphabétisation. L’école donne des résultats un peu mitigés sur une échelle de valeur : réussite brillante en nombre rare, réussite à peine satisfaisante, réussite piètre, réussite nulle, réussite plutôt éphémère qui débouche souvent sur une fossilisation qui, à force de s’estomper, reconduit au niveau de départ, c’est-à-dire à l’analphabétisme.

L’école haïtienne s’accommode de cette situation en contribuant à favoriser les plus capables linguistiquement, en creusant davantage les inégalités entre les élèves. L’État est l’organe ultime et suprême chargé d’organiser la vie dans la Cité en visant le bien-être de tous les citoyens auxquels il doit s’évertuer à donner chance égale dans tous les domaines. Il lui revient dont de résoudre ce problème qui fait tort aux citoyens. L’école haïtienne n’alphabétise guère bien les apprenants en créole haïtien et les initie très mal à l’apprentissage du français. Le principal problème est que nous amenons nos apprenants à apprendre le français avec les yeux et non avec les oreilles. Or, la meilleure manière d’amener des apprenants à s’approprier la maitrise d’une langue, quelle qu’elle soit, est de l’amener à s’y exercer les oreilles et la bouche, car on apprend une langue non avec les yeux uniquement, mais notamment avec les oreilles et la bouche, c’est-à-dire en la pratiquant. 

Car l’écrit et l’oral constituent deux codes différents et que la maitrise de l’un, même parfaite, ne garantie pas celle de l’autre. Chacun a ses spécificités et ses complexités qu’il s’agit de faire découvrir à l’apprenant qui devra se les approprier jusqu’à les posséder naturellement. Il est vrai que l’écrit procède de l’oral dont il est une tentative assez imparfaite de reproduction, mais chacun a ses propres modes de fonctionnement puisqu’il s’agit de deux codes, voire deux systèmes différents. La parole a été ‘construite’ collectivement par l’Homme en vue de communiquer dans un processus du vivre-ensemble communautaire alors que l’écriture a été inventée avec l’intervention de la technologie dans une dynamique de modernisation de nos sociétés. Et cette invention plutôt d’ordre individuel va dépasser le simple cadre idiosyncrasique du départ pour être appropriée collectivement à travers le monde en se mettant au service du bien-être collectif. L’école a le devoir d’enseigner cette différence en amenant les apprenants à dépasser les difficultés potentielles d’appropriation.

Les difficultés de la plupart des locuteurs viennent notamment du fait qu’ils n’ont pas appris à développer des habiletés liées à la prise de parole dans la langue, à la discussion en français, mais aussi à l’argumentation, à la production sur des sujets spécifiques, et cela concerne tant le créole que le français. Parfois certains d’entre eux parviennent à produire des textes compréhensibles à l’écrit en français. Mais se trouvent bloqués à l’oral. Cela étant, ils éprouvent souvent de sérieuses difficultés à s’exprimer dans la langue à l’oral. En d’autres termes, leurs difficultés résident dans ce que j’appelle la « mise en bouche » de la langue. On pourrait placer dans ce contexte d’explication cet honorable sénateur qui s’est fait littéralement humilier par le français à l’orée de son investiture comme sénateur de la République par une reporter d’une chaine de radio française internationale. Le sénateur n’était pas capable de composer une seule phrase dans cette langue dans laquelle il s’est scolarisé pendant je ne sais combien d’années. Aucun piège ne lui a été tendu. La journaliste a cru qu’un honorable de ce rang devrait normalement pouvoir être capable de se débrouiller en français. Et…patatras! Mais il s’est réveillé deuxième secrétaire du Grand Corps. L’on se rappelle de lui, à titre, d’autres épisodes qu’il n’est guère utile de reprendre ici.

 

Causes de l’échec des campagnes d’alphabétisation en Haïti

J’ai déjà montré dans ce quotidien même que les différentes campagnes d’alphabétisation entreprises en Haïti depuis les années 1940 se sont soldées par des échecs que personne ne peut nier. À ce titre, un ordre d’idées peut être donné dans les parutions de Le Nouvelliste des 9, 12, 16 septembre 2005, ou bien, on pourrait consulter les pages respectives « http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=20454 », « http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=20456 » et « http://www.lenouvelliste.com/article.php?PubID=&ArticleID=20457 » correspondant respectivement à chacune des trois parutions en question de l’article titré Dix nouvelles années d’alphabétisation en Haïti : quel bilan tirer ? Mais avant d’avancer plus loin, il est nécessaire de souligner que le problème d’analphabétisme sera d’autant plus actuel que la scolarisation universelle ne devienne une réalité dans le pays. Si l’État ne cherche à scolariser tous les enfants comme le veut la Constitution de 1987 amendée, il est évident qu’il aura toujours des analphabètes à alphabétiser. Dans ce cas, l’action d’alphabétiser est comparable à celle de remplir d’eau un tonneau dont on a choisi volontiers de trouer la partie basse. Et cela nécessiterait qu’il y ait davantage de conjonction entre les actions du MEN et du Secrétariat d’État à l’Alphabétisation (SEA).

Je me permettrai ici de souligner que le manque (ou l’absence) de recherche dans ce domaine d’alphabétisation semble la cause principale de l’inefficacité des dernières campagnes d’alphabétisation entreprises en Haïti. Les méthodes utilisées ne répondent pas aux objectifs d’amener les apprenants à développer et affiner des habiletés en lecture, en écriture et en calcul : les trois habiletés de base des représentations générales de l’alphabétisation. Des recherches et réflexions devraient conduire à des mesures à la fois administratives, méthodologiques et didactiques en vue de la résolution du problème ou, du moins, de son atténuation.

Si on considère les résultats auxquels les campagnes débutées en 1995ont abouti, on conclura qu’elles ont échoué dans leur mission. Le SEA s’était fixé comme objectifs, entre autres, d’« alphabétiser 2.100.000 personnes durant trois ans ; diffuser l’écriture créole, c’est-à-dire rendre l’écrit créole disponible et accessible partout dans le pays dans la langue parlée et comprise de tous les Haïtiens ; mettre en place une structure adéquate d’identification et d’évaluation des personnes à alphabétiser ; élaborer la batterie de matériels pédagogiques nécessaires à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans une perspective de formation continue ; assurer une formation adéquate au bénéfice de tous ceux qui sont désireux d’apporter leur contribution comme moniteurs d’alphabétisation, en particulier des jeunes ; implanter et impulser des centres en partenariat avec les collectivités locales ». (http://www.unesco.org/education/wef/countryreports/haiti/rapport_1.html).

Un autre objectif que répètent souvent les responsables du SEA et même des responsables au plus haut niveau de l’État est d’offrir aux néo-alphabétisés les moyens de pouvoir gérer leur petit commerce. Le processus, dans cette perspective, se conçoit comme un moyen de débrouillardise consistant à aider les petits commerçants analphabètes à pouvoir régler/gérer leurs activités par écrit en intégrant des niveaux de base en écriture, lecture et calcul. Cet objectif n’est pas en adéquation avec la réalité car l’alphabétisation a lieu en créole alors que généralement les factures sont élaborées en français. Mais ces objectifs sont loin d’être atteints à la suite de nombreuses campagnes. Il y a donc échec.

On peut lier l’échec de ces campagnes au fait qu’elles n’avaient de finalités que politiques. Elles servaient à des politiciens de pérenniser leur popularité en restant proches des couches analphabètes qui sont les plus manipulables, en même temps les plus vulnérables. Je prendrai en considération deux expériences: « alfa-ekonomik »et « alfa-lapè » que prônait l’ex-président Jean-Bertrand Aristide (2001-2004). Le président a volontiers lié le processus d’alphabétisation à l’économie nationale et à la paix, deux thèmes clés de sa politique exercée sur fond de contestation quasi-généralisée.

 

« alfa-ekonomik »

Avec le programme alfa-ekonomik, la question de l’économie nationale a pris une orientation populaire avec l’avènement du phénomène des coopératives qui pullulaient partout et qui accordaient des intérêts exorbitants (10% à12% par mois). Le président a lui-même invité par voie de presse les citoyens à y investir leur argent. Ne pouvant pas honorer leur contrat d’avec les sociétaires, les coopératives ont échoué et les responsables ont pour la plupart pris le maquis avec, bien entendu, l’assentiment sans doute tacite des responsables de l’État lui-même qui s’était senti coupable d’y avoir invité les citoyens. Par la même occasion, la campagne d’alphabétisation a échoué : alphabétisation et projet économique étaient liés dans ce contexte économique particulier marqué par une instabilité incontestable. 

 

« alfa-lapè »

Lier le soi-disant processus d’alphabétisation à la question de la paix dans le contexte de la seconde mandature du président Aristide était le vouer d’avance à l’échec. Cette mandature était marquée par une instabilité chronique qui invitait à placer l’expérience de l’alphabétisation sous le signe d’une grande fragilité. Or, l’alphabétisation, comme l’école, devrait être institutionnalisée en devenant, dans le cas d’Haïti où plus de la moitié de la population est analphabète, une activité formelle protégée par des dispositions juridico-légales, administratives, officielles. Elle devrait aussi être sous-tendue par des recherches systématiques en vue de l’évaluer et l’ajuster selon les résultats, au regard des objectifs poursuivis.

Comme l’Exécutif avait tout concentré sur lui, son départ a paralysé à la fois le développement de l’économie, le rétablissement de la paix et a provoqué l’échec du processus d’alphabétisation qu’il avait lié à ces expériences d’ordre politique et économique. Il est toutefois regrettable que les responsables d’alphabétisation ne soient pas conscients des échecs et que ces néo-alphabétisés se « désalphabétisent » (pour forger un terme) aussi rapidement qu’on croit qu’ils étaient alphabétisés.

D’un autre côté, le fait que l’activité d’alphabétisation soit considérée comme une pratique d’enseignement/apprentissage informelle implique qu’elle soit victime de manœuvres politiciennes qui la fragilisent. En Haïti, on la considère généralement comme s’inscrivant dans une dynamique d’éducation non formelle et la scolarisation comme l’éducation formelle. Cela étant, on ne se pose pas toujours la question de savoir si les citoyens que l’Exécutif nomme comme secrétaire d’État à l’alphabétisation ont les compétences et les capacités qu’il faut pour remplir convenablement la mission pour laquelle ils sont nommés. Les secrétaires d’État nommés à la suite du départ du président Aristide n’ont pas fait mieux que leurs précédents, exceptés que le discours était quelque peu différent, le contexte aussi. Mais les résultats n’ont jusque-là pas été meilleurs.

Si l’État ne veut pas continuer à balancer (le terme jeter est trop fort) l’argent des contribuables, des dons de l’extérieurs et des prêts divers par la fenêtre en donnant l’impression de faire quelque chose alors que, en réalité et en fait, rien ne se passe, il doit revoir, évaluer, réviser les expériences déjà entreprises en impliquant des chercheurs qui se connaissent bien en la matière en vue d’identifier les vraies causes du problème. Le problème dans la question des politiques publiques, c’est qu’une fois avoir lancé une institution en vue de résoudre, par exemple, un problème de niveau national, notre État sent rarement la nécessité de l’évaluer en questionnant les actions posées en vue de les améliorer à des fins de meilleurs résultats. Le SEA est un bon exemple de ces institutions qui ne sont jamais évaluées. La question de la recherche ne semble guère faire partie des modes d’actions de cette institution publique à vocation de formation. 

 

Quelques propositions

Devant l’ampleur du problème d’illettrisme à côté de l’analphabétisme et en raison du mal qu’il cause aux citoyens au plus haut niveau, il importe de faire ici quelques propositions préliminaires. D’autres réflexions suivront certainement, car je ne suis pas sûr que l’État puisse continuer à regarder le problème aller ainsi à vau-l’eau en faisant autant de tort à certains citoyens. 

 

Renforcement des capacités de lecture à l’école

Devant cette évidence d’illettrisme, l’école haïtienne doit absolument renforcer les capacités en lecture (entre autres habiletés primaires liées à une bonne scolarisation) en agissant sur les méthodes en usage actuellement qui ne donnent guère les résultats escomptés. Nous n’entrerons pas ici dans des détails regardant les méthodes utilisées et leurs caractéristiques mais les expériences empiriques montrent souvent que les schèmes psychomoteurs facilitant le développement de bonnes habiletés de lecture ne sont pas toujours mises en place durablement dans la vie de la plupart des locuteurs. Dans le contexte qui est le nôtre, il est important de former les enseignants qui vont enseigner la lecture en exploitant les convergences entre les deux langues entre lesquelles les apprenants évoluent dans la communauté et dans l’espace scolaire. Cela demande, justement, qu’on passe par la mise en place de méthodes ‘contextualisée'.

Il est plus que nécessaire d’agir sur la pédagogie de la lecture à l’école haïtienne. Cette même proposition est aussi actuelle dans des pays à haute tradition intellectuelle comme la France où l’on s’aperçoit que l’illettrisme frappe aux portes de la plupart des locuteurs. À ce propos, un ordre d’idées peut être donné par J. Deauvieau, J. Reichsstadt et J.-P. Terrail(2015). L’illettrisme scolaire est donc un problème qu’on pourrait même considérer comme international. Et Alain Bentolila (1996) l’avait déjà largement convoqué. Savoir lire comme il se doit n’est pas de l’ordre du donné, mais du construit. Cela demande un apprentissage approprié qui nous conduira au développement d’habiletés, de techniques, de méthodes qui, à force de répétition dans l’expérience scolaire, vont devenir des automatismes et vont intégrer les schèmes de comportements moteurs du citoyen en devenant une expérience naturelle de telle sorte qu’il puisse être amené à même oublier s’il avait appris à lire.

 

Introduire le français dans le processus d’alphabétisation

Les observations sans passion sont –et cela a toujours été le cas –favorables à l’introduction du français dans les campagnes d’alphabétisation. Cela s’inscrit dans le cadre d’une démarche de justice sociale, le pays possédant deux langues officielles. L’école haïtienne prône, à partir de la réforme éducative de 1979, un bilinguisme équilibré et la connaissance du français offre des avantages sociaux que celle du créole uniquement ne donne pas. Le salaire mensuel d’un analphabète ne dépasse guère 5000 gourdes (environ 80 USD, 80€. Celui d’un alphabétisé (et les vrais alphabétisés sont hyper-rares) en créole uniquement ne dépasse pas le double.

De deux choses l’une : ou on introduit le français à un certain niveau du processus d’alphabétisation des masses analphabètes urbaines et rurales, ou bien on établit une politique linguistique qui soit susceptible d’inverser les rapports entre le créole et le français dans la société avec des moyens coercitifs forts en vue de contraindre les citoyens au respect scrupuleux des prescrits de lois portant établissement de cette dite politique linguistique. Or, nous savons tous que ce n’est pas à coup de loi, ni même à coup de bâton, qu’on parviendra à modifier les rapports que les locuteurs « cultivent »par rapport à leurs langues. 

Une société fondée sur une si flagrante inégalité sociale mettra beaucoup de temps à se développer. Car elle ne peut pas compter sur la participation de tous les citoyens. Or, le développement durable dont on parle tant ces dernières années n’est possible qu’avec la participation active de tous les citoyens. Offrir aux citoyens la possibilité de maitriser les langues, c’est leur donner chance égale. C’est leur offrir la possibilité d’évoluer dans la hiérarchie sociale.

Le processus doit débuter en créole et on passera au français au bout d’un certain niveau dont il s’agira de définir le seuil et autour duquel il faudra établir le plus large consensus possible. Les deux langues étant proches à certains égards, l’enseignement du/en créole facilitera celui du/en français. Car, l’enseignement/apprentissage à quelque niveau que ce soit va du connu vers l’inconnu. Donc, il ne fait pas de discussion qu’on gagne à aller du créole au français. Cela pourrait conduire à une démystification de la pratique du français que l’imaginaire collectif lie volontiers à un certain élitisme. D’où la nécessité d’aller vers une alphabétisation fonctionnelle. À partir de ce moment, on pourrait aller vers ce que j’appelle la banalisation de la pratique du français dans la communauté et les Haïtiens y verraient une langue haïtienne, mais non un objet de contemplation, une œuvre de vénération.

 

Vers une alphabétisation fonctionnelle en Haïti

L’alphabétisation fonctionnelle, comme l’adjectif fonctionnel l’indique, consiste à faire de l’alphabétisé un agent de développement en établissant chez luises compétences techniques et professionnelles « opérationnalisables » dans sa vie. Il ne s’agit pas que d’apprendre uniquement à lire et à écrire, mais d’apprendre à apprendre ou d’apprendre pour agir. L’individu doit apprendre à développer des savoirs et savoir-faire selon ses besoins et ceux de son environnement dans la perspective de juguler les problèmes qui empêchent le développement et le changement : « il faut plus que savoir lire et écrire pour affronter la réalité et  prendre en charge son destin, pour cesser d’être des pions passifs à la merci d’un système qui engendre l’exploitation et la pauvreté et pour devenir des humains responsables, maitres de leur histoire » (Nunez, cité par Hautecœur, 1987 : 335).

Pour R. Tirvassen (1997 : 26), « l’alphabétisation fonctionnelle désigne l’enseignement qui consiste à transmettre, hors du contexte scolaire, des aptitudes de lecture, d’écriture et de calcul à des adolescents ou des adultes qui n’ont jamais été scolarisés ou qui, bien qu’ils aient été à l’école, n’ont pas développé ces aptitudes suffisamment pour s’intégrer socialement et professionnellement dans leur communauté ». Le néo-alphabétisé haïtien est fonctionnellement analphabète : il n’est guère capable, par exemple, d’identifier le nom d’une rue et les enseignes des institutions, qui sont exclusivement écrits en français. Il ne peut pas lire son acte de naissance ou tout autre document à caractère juridico-légal car tout est rédigé en français. Les campagnes d’alphabétisation constituent ainsi un facteur d’accroissement du fossé social qui existe entre les intellectuels, les lettrés, les illettrés et les masses analphabètes.

Sans une réforme dans le système socio-éducatif du pays, le français restera l’apanage d’un petit groupe qui aura toujours les mêmes privilèges au détriment du reste si le français n’est pas introduit à un certain niveau du processus d’alphabétisation ou si on ne fait pas évoluer les rapports que les citoyens sont amenés à développer avec leurs langues ou encore si les langues sont instrumentalisées telles qu’elles le sont actuellement et depuis toujours dans la communauté. Un processus d’alphabétisation qui tienne compte des exigences socioprofessionnelles, politiques et économiques du pays est une nécessité qui s’inscrit dans le cadre d’une justice sociale populaire. Si les analphabètes peuvent voter pour élire d’autres citoyens, ils sont, eux, incapables de se faire élire, tout au moins de la mairie à la présidence en passant par le parlement. L’analphabétisme est un facteur d’exclusion et de discrimination, d’où le point de départ d’un déséquilibre dans la vie des habitants d’une même patrie. Les néo-alphabétisés haïtiens dans les conditions que je suis en train de décrire ici sont victimes de cette exclusion et de cette discrimination qui semblent caractériser le fonctionnement même de la communauté haïtienne.

Il est important de déterminer le type de lecture, d’écriture et de calcul à enseigner aux masses à alphabétiser tout en identifiant un niveau seuil de compétences dans ces trois domaines dont on élaborera un référentiel de compétences pour les trois domaines. On élaborera des outils fiables, fidèles et viables pour évaluer les acquis des apprenants en cours d’alphabétisation. Ces outils seront utilisés sur l’ensemble du territoire national. Cette évaluation pourrait être officielle. Les tests de compétences devraient être construits en adéquation avec les objectifs poursuivis et les contenus enseignés tout au long du processus. C’est à partir de ce moment qu’on pourra envisager le passage au français. Là, on dépasserait le simple fait de débrouillardise évoqué tantôt. Précisons que le contenu constitue l’ensemble des éléments linguistiques, communicatifs, culturels à enseigner / faire apprendre faisant l’objet d’appropriation selon une progression établie à l’avance dans le cadre de la planification curriculaire.

Alphabétiser les masses analphabètes qui composent la majeure partie de la population haïtienne ne peut pas se réduire à une logique de débrouillardise qui masque toute l’étendue du problème. Il y a nécessité de conduire les jeunes et les adultes analphabètes à un niveau de formation académique acceptable équivalent, par exemple, au niveau de la 9e AF. Évidemment, la formation peut ne pas forcément durer 9 ans, mais doit proposer de développer des compétences qui, en qualité, équivaudraient à celles développées par un apprenant ayant atteint ce niveau en situation formelle à l’école haïtienne.

 

Pour une contribution institutionnelle de la Faculté de Linguistique Appliquée

Il serait méchant, voire médiocre de la part des universitaires du pays de continuer à contempler le problème en face et se contenter de s’en plaindre. Il faut faire quelque chose en vue de sa résolution! L’université ne peut pas se permettre ce comportement contre-productif de complaisance qui est, à la limite, cruel et est comparable à cette infraction consistant à ne pas porter assistance à la personne en danger pour ce qui concerne l’observateur avisé. Mais pour l’État et les institutions, il est comparable à une forme de démission face à une responsabilité naturelle dans l’organisation de la vie dans la Cité en visant le bien-être collectif communautaire et individuel des citoyens.

Le problème d’illettrisme est aussi lié, à certains égards, à des phénomènes langagiers. Et ces phénomènes langagiers peuvent être dépistés à l’occasion de recherches de terrain en commençant par l’école. C’est en ce sens que le Laboratoire Langue, Société, Éducation (LangSÉ), fonctionnant dans le cadre de la Faculté de Linguistique Appliquée (FLA) est l’institution de l’Université d’État d’Haïti, dont je suis pour l’instant le coordonnateur, a organisé en mars 2016 un colloque sur les pathologies du langage en rapport avec des troubles d’apprentissage. Un ouvrage collectif - Troubles du langage et rendement scolaire. Essai de diagnostic du système éducatif haïtien dans le département de l'Artibonite - vient d’être publié chez L’Harmattan à la suite de ce colloque sous la direction du professeur Rochambeau Lainy. Comme le titre peut vous le suggérer, le colloque est le résultat d’une série d’actions de recherche menées sur le terrain, dans le département de l’Artibonite sous la direction dudit professeur, membre du LangSÉ.

La FLA est l’institution universitaire haïtienne qui a vocation de travailler sur les sciences du langage et des problèmes qui y sont liés. Peut-être pas la seule dans le pays à s’intéresser à ces problèmes et à pouvoir y intervenir, mais la principale. Elle est aussi l’institution avec laquelle l’État devrait compter s’il voulait monter et expérimenter un vrai programme d’alphabétisation en vue d’éradiquer les problèmes d’illettrisme et d’analphabétisme dans le pays. Mais, notre institution ne s’impliquera pas dans un processus politique orienté par le souci de certains d’asseoir leur popularité politique ou autre expérience de ce genre, comme je viens de montrer que cela se fait généralement. Son intervention consiste à apporter une expertise à la fois scientifique, technique et méthodologique autour des problèmes constatés et qui relèvent de ses domaines de compétences. On pourrait rappeler, s’il en était besoin, que depuis la création du SEA, l’essentiel de son personnel à temps plein, voire contractuel sont des produits de la FLA. Mais, cela ne veut pas dire qu’il ait été établi entre la FLA et le SEA un quelconque accord sur une base institutionnelle. Il est vrai que ces techniciens formés à/par la FLA tiennent une part active dans le fonctionnement du SEA, mais ils sont assujettis à la politique de formation mise en place à un plus haut niveau. Ils sont des exécutants et non des décideurs. La technique peut avoir beau être efficace que la politique mais celle-ci a très souvent raison de celle-là.

Ne serait-il pas temps que l’État haïtien apprenne à aller vers l’Université qui est l’institution par excellence qui, dans nos États modernes, est créée pour réfléchir sur des problèmes de société dont ceux évoqués jusqu’ici en proposant des pistes de solution, en fournissant la réflexion pour accompagner l’implémentation des propositions dans le cadre de la mise en place et l’orientation de politique publique ? Ne serait-il pas opportun que l’État apprenne à rentabiliser ses dépenses en mettant à profit les connaissances qu’il contribue à développer dans le cadre de la formation universitaire et technique qu’il finance via le Trésor public ? Est-il productif, de ce point de vue, que pour les campagnes d’alphabétisation par exemple, l’État ne demande jamais à la Faculté de Linguistique Appliquée, agissant pour l’Université d’État d’Haïti en la matière, de mettre à sa disposition des étudiants, ne serait-ce qu’à titre de stagiaires, qui sont formés dans cette perspective (entre autres domaines) pour l’implémentation des différents programmes d’alphabétisation ? Que fait cet État de la loi Anacacis sur le service social obligatoire dans les filières universitaires ? Et pourquoi cette loi a été votée ? Pour poireauter, voire pourrir dans les tiroirs comme plein d’autres ? On pourrait en dire autant pour la loi Bastien sur les frais scolaires qui n’est jamais entrée en application. Ne pensez-vous pas que sa bonne application pourrait avoir une incidence positive dans la question d’illettrisme que nous sommes en train de traiter ici ? Avec la stabilisation des prix notamment au niveau privé(les responsables d’écoles fixant leurs frais de scolarité arbitrairement et comme bon leur semble), la plupart des enfants de parents modestes pourraient rester plus longtemps à l’école et pourraient développer des meilleures habiletés dans tous les compartiments des connaissances développées grâce à une normale scolarisation. 

Un État en développement comme le nôtre se doit d’être pragmatique. Il doit apprendre à maximiser et rentabiliser la moindre possibilité d’investir les compétences à sa disposition en vue de faire un pas en avant sur le long, je dirais aussi interminable chemin du développement durable. Et les collègues universitaires qui réfléchissent sur ce genre de problèmes de société, qu’est-ce que l’État fait de leur réflexion ? Dans un pays comme Haïti, la question de la recherche-action doit commencer à être une réalité dans divers domaines de la vie sociopolitique nationale. L’université doit être au fonctionnement de l’État (au pays en général) ce que le consultant est au sénateur de la République par exemple, ou un conseiller avisé et expérimenté au président de la République. Certains dirigeants doivent croire que l’université est un ennemi et nous pouvons chercher des exemples de l’histoire récente haïtienne de ces deux dernières décennies pour étayer ce présupposé. L’université doit être - de fait est - au service de l’État dans ses quêtes de solutions à des problèmes nationaux, ses quêtes de résolution de problèmes cruciaux et récurrents et dans son devoir de planification de politiques publiques capables de mettre le pays sur les rails du développement à tous les points de vue et d’y rester pour de bon. Aucun pays ne peut se développer sans l’université. Mais créer des universités ne suffit pas. Ce qui importe, c’est d’inscrire ces universités dans une dynamique de production de réflexions pour le changement, de recherche pour la résolution de problèmes entravant la bonne marche de l’État (car il y en aura toujours), dans une dynamique de productions pour proposer des pistes d’amélioration de la vie de la Cité en général et dans tous les compartiments de la vie nationale.

 

Pour ne pas conclure ici…

Cet article est un début de réflexion sur un problème qui, en réalité, est une gangrène nationale, dont nous sommes conscients mais nous semblons avoir peur d’en parler. Néanmoins, les victimes en souffrent. Et nous en vivons l’expérience ces derniers jours. Faut-il continuer à regarder l’illettrisme et nous moquer des victimes comme le font la presse locale et les réseaux sociaux ? Je crois que non. Nous devons et nous pouvons faire quelque chose en amenant l’État à en prendre conscience et se sentir concerné au premier chef. Et la Faculté de Linguistique Appliquée de l’Université d’État d’Haïti est là (bien sûr à côté d’autres institutions) pour l’accompagner dans cette dynamique urgente d’identification du problème, de diagnostic, de compréhension et de recherche de solutions à ces deux problèmes que personne ne peut nier. Les institutions nationales doivent toutes se sentir concernées par ce cuisant problème d’illettrisme sans oublier l’analphabétisme qui a la vie dure.

Je conclurai en mettant en évidence le fait que le processus d’alphabétisation des masses analphabètes doit faire l’objet d’une réforme curriculaire et méthodologique. Cette même réforme curriculaire est aussi nécessaire à l’école dans la perspective de parvenir à juguler le fâcheux phénomène d’illettrisme. En même temps, cela doit passer par des recherches sur ledit processus en vue de chercher à le comprendre à des fins d’évaluation, de correction, d’amélioration, etc. Je souligne enfin l’urgente nécessité qu’a le MEN de renforcer à l’école les capacités en lecture, étant entendu que cela doit d’abord passer par la formation des enseignantes et enseignants qui seront responsables de ce type d’enseignement. Si nous voulons inscrire le pays dans une dynamique de développement durable et que nous ne le pensons pas au niveau des premières années de la scolarisation à l’échelle nationale, c’est que nous nous mentons tous et vouons le pays à devenir ce que personne n’aurait aimé qu’il devienne.

 

Références citées

Bentolila, Alain (1996), De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon.

Besse Jean-Marie (2003), Qui est illettré ?, Paris, Retz.

Deauvieau Jérôme, Reichsstadt Janine et Terrail Jean-Pierre (2015), Enseigner efficacement la lecture, Paris Odile Jacob.

Girod Roger (1997), L’illettrisme, Paris, PUF. (Coll. Que sais-je ?).

Hadamache Ali et Martin Daniel (1985), Théorie et pratique de l'alphabétisation : politiques, stratégies et illustrations, Ottawa, UNESCO.

Hautecœur Jean-Paul (1987), Introduction aux pratiques et politiques en alphabétisation, Montréal, Université du Québec à Montréal.

Lahire Bernard (1999), L'invention de l'illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte.

Leclercq Véronique (1999), Face à l'illettrisme, enseigner l'écrit à des adultes, Paris, ESF.

Tirvassen Rada (1997), « Alphabétisation fonctionnelle », dans M.-L. Moreau (éd.). Sociolinguistique : concepts de base, Bruxelles, Mardaga, pp. 26-31.

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