Dans le prolongement des récents échanges entre le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol et ses collègues du Grand dictionnaire terminologique (GDT), le dictionnaire informatisé de l’Office québécois de la langue française, il a été procédé à la mise à jour, fin septembre 2023, des fiches terminologiques relatives aux « droits linguistiques de la personne », aux « droits linguistiques » (au pluriel) et au « droit linguistique » (au singulier). Les usagers qui s’intéressent à la problématique des droits linguistiques en Haïti consulteront avec profit les fiches terminologiques portant sur ces trois notions en cliquant sur chacun des termes soulignés et en caractères gras. (Le linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol a longtemps travaillé à la Banque de terminologie du Québec, autrefois l’une des directions-phare de l’Office québécois de la langue française, institution chargée de la mise en œuvre de la politique linguistique du Québec. La Banque de terminologie du Québec est depuis quelques années dénommée Grand dictionnaire terminologique et ce dictionnaire informatisé rassemble plus de 3 millions de termes techniques et scientifiques anglais-français.)
Le terme « droit linguistique » (au singulier) est rigoureusement défini dans son amplitude générique et dans sa dimension juridique ainsi que sur le registre institutionnel.
GDT : « Le droit linguistique comprend notamment les lois, les règlements et les politiques publiques qui encadrent l'utilisation des langues dans différentes sphères (administration publique, travail, enseignement, système judiciaire, commerce, etc.) ou qui prévoient des garanties linguistiques. »
En ce qui a trait à Haïti, les articles 5 et 40 de la Constitution de 1987 sont en lien direct avec la notion de « droit linguistique ». Le « constitutionnalisme haïtien » n’a pas encore procédé à une étude systématique des notions de « droit linguistique » et de « droits linguistiques de la personne » en Haïti, et une seule étude juridique a jusqu’ici éclairé la notion jurilinguistique de « fracture juridique » au pays. Cette notion a été analysée par le juriste Alain Guillaume dans son article de référence « L'expression créole du droit : une voie pour la réduction de la fracture juridique en Haïti » (Revue française de linguistique appliquée, vol. XVI, 2011/1). Dans son étude, Alain Guillaume expose le « bijuridisme inégalitaire compliqué du facteur linguistique. Le bijuridisme renvoie en Haïti à une situation de cohabitation de deux traditions juridiques, l’une écrite, exprimée de préférence en français, et l’autre orale, coutumière, utilisant le créole comme vecteur linguistique (Dorval 2003) ». Pour rappel : l’article 5 de la Constitution de 1987, qui s’attache au statut deux langues de notre patrimoine limguistique historique, co-officialise le créole et le français tandis que l’article 40 consigne les obligations de l’État haïtien de produire et de diffuser tous ses documents (lois, décrets, conventions, règlements, etc.) dans les deux langues officielles du pays. De 1987 à 2023, l’article 40 n’a pas été appliqué, sauf à de très rares exceptions dans l’émission d’un bref communiqué publié sur… Facebook. Dans le vaste champ des droits humains fondamentaux, il n’existe pas encore en Haïti une jurisprudence relative aux « droits linguistiques » et aux « droits linguistiques de la personne » de l’ensemble des locuteurs. La plus haute instance juridique d’Haïti, la Cour de cassation, n’a pas encore abordé la problématique des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne », et s’il existe vraisemblablement un « Bureau des droits humains en Haïti (BDHH) - Biwo dwa moun », l’information disponible sur son chétif site Web ne permet pas de savoir s’il s’agit d’une ONG ou d’une institution de l’État haïtien. Par ailleurs, sur le registre des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne », notre « Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti » (Le National, 20 avril 2017) n'a toujours pas retenu l’attention des décideurs politiques du pays…
Le terme « droits linguistiques » (au pluriel) est rigoureusement défini dans sa double dimension, conformément à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 : dans leur universalité, il s’agit de droits à la fois individuels et collectifs.
GDT : « Les droits linguistiques sont généralement liés à d'autres droits et libertés, comme la liberté d'expression (utilisation de la langue de son choix dans certaines situations), le droit à l'éducation (instruction dans une langue minoritaire) et le droit à l'information (accessibilité de l'information dans une langue comprise par les personnes concernées). Ils peuvent être enchâssés dans des textes juridiques donnant naissance à des obligations pour les États ou n'ayant pas force obligatoire. »
Dans le contexte haïtien, cette idée force –l’universalité des « droits linguistiques »--, est étayée pour la première fois dans le livre collectif de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions de l’Université d’État d’Haïti et Éditions du Cidihca, 2011). Elle est également étayée dans plusieurs de nos articles parus en Haïti et en outremer, entre autres dans l’article « Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique » (Le National, 11 octobre 2017). Dans ce texte, nous avons amplement défendu la vision –conforme à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996--, selon laquelle les droits linguistiques font partie du grand ensemble des droits humains fondamentaux. Cette neuve façon de problématiser la situation linguistique d’Haïti a donc été consignée à la fois dans le livre de référence « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » et dans notre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lengwistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).
Le juriste Joseph-G. Turi, autrefois directeur du Secrétariat et des Services juridiques à la Commission de protection de la langue française du Québec, est aujourd’hui secrétaire général de l'Académie internationale de droit linguistique dont le siège social se trouve à Montréal. Il a publié une étude de référence intitulée « Le droit linguistique et les droits linguistiques » (revue de la Faculté de droit de l’Université Laval, Les Cahiers de droit, volume 31, numéro 2, 1990 ». Il est également l’auteur de « Le droit linguistique comparé dans le contexte haïtien », qui est la « Postface » du livre « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions ».
Créé en janvier 2010, l’Observatoire international des droits linguistiques (Faculté de droit, Université de Moncton) a pour mandat de « développer, appuyer et promouvoir la formation et la recherche en matière de droits linguistiques dans les programmes de la Faculté de droit et sur les scènes provinciale, nationale et internationale ».
Le terme « droits linguistiques de la personne » --équivalent français de « linguistic human rights » et de « language human rights »--, est rigoureusement défini dans son acception générique de la manière suivante : « Ensemble de droits linguistiques considérés comme inaliénables et inhérents à chaque être humain ».
GDT / La fiche terminologique décrivant la notion de « droits linguistiques de la personne comprend une éclairante note : « Bien que les droits linguistiques soient généralement reconnus comme faisant partie intégrante des droits de la personne, certaines sources établissent une distinction entre les droits linguistiques de la personne, c'est-à-dire ceux qui sont jugés nécessaires à la satisfaction de besoins élémentaires ou à la protection de la dignité humaine (libre utilisation de la langue maternelle, reconnaissance de l'identité linguistique), et les droits linguistiques qui sont plutôt source d'enrichissement (apprentissage d'une langue étrangère). »
En lien cohérent avec la notion de « droits linguistiques » (au pluriel), le terme « droits linguistiques de la personne » se rapporte donc à l’universalité des droits langagiers de tous les locuteurs puisqu’il s’agit de droits à la fois individuels et collectifs. Cette approche épistémologique et jurilinguistique est amplement étayée dans deux documents majeurs : « À propos des droits linguistiques de l’homme et du citoyen » de Pierre Encrevé (revue Diversité, no 151, 2007), et « The Handbook of Linguistic Human Rights » de Tove Skutnabb-Kangas et Robert Phillipson, éditeurs scientifiques (Éditions John Wiley & Sons, Inc., novembre 2022). Ce document est présenté comme suit par les éditeurs scientifiques :
« Premier ouvrage de ce type, le Handbook of Linguistic Human Rights présente un large éventail d'études théoriques sur les droits linguistiques de la personne, il illustre ce qu'est la justice linguistique et comment elle peut être atteinte. En explorant les façons dont les droits linguistiques de la personne sont compris dans les contextes nationaux et internationaux, ce volume novateur démontre comment les droits linguistiques de la personne sont soutenus ou violés sur tous les continents, avec un accent particulier sur les langues marginalisées des minorités et des peuples autochtones dans les pays industrialisés et dans le Sud global.
Organisé en cinq parties, cet ouvrage présente d'abord les approches des droits linguistiques de la personne dans le droit international et national, la théorie politique, la sociologie, l'économie, l'histoire, l'éducation et la théorie critique. Les sections suivantes traitent de la manière dont les normes internationales sont promues ou entravées et des questions transversales, notamment la traduction et l'interprétariat, les langues en danger et l'Internet, l'impact de l'anglais global, les tests linguistiques, les situations de catastrophe, l'amnésie historique (…). » [Traduction : RBO]
L’usager intéressé par la problématique des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » trouvera dans « The Handbook of Linguistic Human Rights », une publication riche et variée, des études approfondies regroupées comme suit :
Partie II : « International Standards for Linguistic Human Rights [« Normes internationales en matière de droits linguistiques de la personne »], qui comprend entre autres l’étude sur « L’utilisation du système des traités de l'ONU sur les droits de l'homme pour défendre les droits linguistiques de la personne ».
Parties III et IV : « Études de cas » traitant des droits linguistiques de la personne dans divers pays.
Partie V : « Cross-cutting Issues in Linguistic Human Rights » [« Questions transversales en matière de droits linguistiques de la personne »], qui comprend notamment l’étude « Le rôle de l'interprétariat et de la traduction dans la promotion des droits linguistiques de la personne ».
Il est tout à fait indiqué de mettre en perspective et de faire le lien entre « The Handbook of Linguistic Human Rights » et une publication elle aussi riche d’enseignements, « Les politiques d’aménagement linguistique : un tour d’horizon » (revue Télescope, vol. 16 no 3, automne 2010. Télescope est la revue de L’Observatoire de l’administration publique créé en 1993 par l’École nationale d’administration publique du Québec). Le dossier de la revue Télescope et l’ouvrage « The Handbook of Linguistic Human Rights » rappellent à point nommé que l’aménagement linguistique est en amont une entreprise politique qui doit être conduite et juridiquement encadrée sur le terrain des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne ». L’éclairage notionnel relatif aux « droits linguistiques » aux « droits linguistiques de la personne » dans les pages du Grand dictionnaire terminologique du Québec autorise ainsi une réflexion approfondie et il contribue à légitimer une action à la confluence du Droit, de la jurilinguistique et des sciences du langage.
Alors même que le terme créole « dwa moun » est depuis plusieurs années fréquemment utilisé en créole dans les médias haïtiens, le vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » n’a pas encore fait l’objet d’une publication spécifique de type lexique bilingue français-créole ou vocabulaire unilingue créole. Il s’agit là d’un chantier majeur que la lexicographie créole devra conduire à l’avenir en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (voir notre article « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle », Le National, 29 décembre 2022). Sur le registre du lexique créole du Droit, il est utile de rappeler que nous avons récemment fait paraître deux bilans analytiques : le premier a pour titre « Le traitement lexicographique du créole dans le « Haitian-Creole Glossary of Legal and Related Terms » du National Center for Interpretation (University of Arizona) » (Rezonòdwès, 25 septembre 2023), et le second s’intitule « Le naufrage de la lexicographie créole au « New Jersey Judiciary Glossary of Legal (and Related) Terms - English/Haitian creole » (Rezonòdwès, 16 septembre 2023).
La perspective de la mise en route d’un futur chantier ciblant le vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » ne devra pas être une activité hors sol se déroulant dans une tour d’ivoire et déconnectée des combats citoyens pour l’établissement d’un État de droit en Haïti. Dans le contexte où le cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste au pouvoir en Haïti depuis onze ans a procédé au quasi-démantèlement des institutions de l’État, dans le contexte où ce cartel kleptocrate a provoqué une érosion marquée des droits citoyens, le vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » doit contribuer à l’information de la population et aux multiples combats de reconquête de la citoyenneté haïtienne.
Dans le processus de la mise en chantier du futur vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne », il faudra procéder au dépouillement de la version créole de la Constitution haïtienne de 1987 et à celui des divers documents d’information et de formation élaborés en créole au fil des ans par les organisations des droits humains en Haïti et par l’Office de la protection du citoyen. L’élaboration du vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » devra également instituer en amont le dépouillement du document « Deklarasyon inivèsèl dwa de lòm », version créole de la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Cette version créole a été publiée en avril 1988 par le Département de l’information publique des Nations Unies. Sans perdre de vue que la langue créole n’a pas le statut de langue officielle à l’ONU –à l’instar de l’anglais, de l’arabe, du chinois, de l’espagnol, du français et du russe--, il est utile de savoir que les services linguistiques de l’ONU produisent des documents divers et de grande qualité sur les plans de la traduction et de la lexicographie. Les langagiers de l’ONU utilisent l’outil de traduction assistée par ordinateur eLUNa ainsi que le Portail terminologique des Nations Unies UNterm, le dispositif terminologique multilingue officiel des Nations Unies. L’expertise des services linguistiques de l’ONU pourra être mise à contribution, au besoin, dans la mise en chantier du vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne ». Et la documentation créole produite par les différentes missions de l’ONU en Haïti (MINUHA, MANUH, MITNUH, MICIVIH, MIPONUH, MICAH, MINUSTAH...) devra également faire l’objet d’un dépouillement systématique lors de l’élaboration du vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne ».
La mise en chantier du futur vocabulaire créole des « droits linguistiques » et des « droits linguistiques de la personne » posera en amont l’incontournable question de la didactisation du créole amplement analysée dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). Elle ouvrira également la voie à la néologie créole, qui devra consigner les paramètres d’une néologie institutionnelle planifiée en langue créole, au creux de la mise en commun de l’expertise des juristes, des traducteurs créoles, des rédacteurs juridiques créoles et des lexicographes rompus à la méthodologie de la lexicographie professionnelle (sur la néologie institutionnelle planifiée, voir notamment Jean-Claude Boulanger, « Quelques observations sur l’innovation lexicale spontanée et sur l’innovation lexicale planifiée », article paru dans La Banque des mots no 27, 1984b ; voir aussi, du même auteur, « Les dictionnaires et la néologie : le point de vue du consommateur », communication présentée au colloque Terminologie et technologies nouvelles, Paris, 9 au 11 décembre 1985).