Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

LES ANTILLES FRANÇAISES EN 1863 SOUVENIRS ET TABLEAUX

Ed. Du Hailly, 1863
LES ANTILLES FRANÇAISES EN 1863  SOUVENIRS ET TABLEAUX

Nous poursuivons la publication de textes sur la Martinique ou la Guadeloupe vues par des auteurs français du 19e siècle. Ici, un extrait d’un article de Ed. Du Hailly (1824-1871) : « Les Antilles françaises en 1863. Souvenirs et tableaux », paru dans la Revue des Deux mondes.

LA VIE CRÉOLE — LE TRAVAIL LIBRE ET L'ÉMIGRATION

 

On a beaucoup dit et répété que, pour le nègre, liberté était synonyme de fainéantise. C'est là une de ces banalités qui méritent à peine une réfutation. Le nègre obéit à la loi générale, qui n'est certes pas d'aimer le travail pour lui-même, mais bien de le subir comme une nécessité et de le limiter à la satisfaction des besoins. Si les dépenses qui en résultent pour lui sont à peu près réduites à leur plus simple expression, c'est qu'elles sont restées ce qu'elles étaient jadis, alors que les maîtres étaient loin d'avoir pour but de créer à leurs esclaves des besoins artificiels. Que l'on procède en sens inverse aujourd'hui, et l'on verra chaque jouissance ajoutée, chaque nouvelle condition de bien-être matériel se transformer en un certain nombre de journées de travail, car le nègre sait très bien mettre sa paresse de côté lorsque sa fantaisie est excitée, ou sa vanité mise en jeu. C'est ainsi qu'en 1848 aucun des nouveaux affranchis n'eut de repos qu'il ne se fût procuré l'habit noir dans lequel il voyait le symbole de sa liberté. Il existe à Saint-Pierre-Martinique un tailleur dont ce commerce fit la fortune : pendant que le mari vantait au nègre émerveillé l'élégance de sa toilette européenne, la femme lui glissait dans les poches, en guise de cadeau, une paire de gants de coton blanc longs d'un pied, et l'heureux acheteur ne manquait pas de recommander chaudement le magasin à ses amis. Après la passion de l'habit noir est venue celle des souliers vernis, puis on a voulu que des bas sortissent de ces souliers. Malheureusement ce surcroît de splendeur avait ses inconvénients. Mettre des souliers le dimanche, passe encore : six jours restaient pour marcher nu-pieds ; mais loger des bas dans ces souliers, c'était greffer un supplice sur un autre. La difficulté fut tranchée en ne conservant des bas que la partie visible, c'est-à-dire les tiges, et le pied resta nu dans son enveloppe vernie.

Les nègres des campagnes ont, sur le coin de terre qu'ils cultivent ou sur les habitations des planteurs, une existence qui a été souvent décrite. Les nègres de la ville vivent différemment ; mais, pour les bien connaître, c'est à domicile qu'il faut étudier cette singulière classe de citoyens, dans les quartiers qui sont devenus leurs domaines, et les épreuves par lesquelles ils jugent à propos de faire passer leurs propriétaires rempliraient tout un long chapitre. La maison est d'abord louée en bloc par quelque vieille négresse, une Marie-Rose ou une Cydalise quelconque, laquelle commence par découper chaque chambre selon sa grandeur en plus ou moins de compartiments, deux, trois, quatre, plus même au besoin. Les cloisons, élevées seulement à hauteur d'homme, seront formées de débris de caisses ou de toiles d'emballage. Cela fait, la maison est promptement sous-louée. Le locataire qui emménage dans un compartiment y tend en un coin une ficelle à laquelle seront suspendus les souliers vernis et le précieux habit noir, placés de la sorte hors de portée des rats. Un cuir de bœuf servant de grabat complétera le mobilier, s'il s'agit d'un célibataire ; s'il s'agit d'un ménage, l'ameublement se compliquera d'une marmite en terre, d'une malle en bois invariablement peinte de fleurs éclatantes sur un fond bleu, et d'une demi-douzaine d'enfants qui barboteront dans le ruisseau, comme autant de petits canards. Lorsqu'une maison est envahie de la sorte, les loyers font le plus souvent défaut ; mais se débarrasser de la tribu n'en est pas plus facile, car il serait fort inutile de se mettre en frais de papier timbré. J'ai connu un propriétaire affligé d'une semblable prise de possession, qui, après avoir longtemps patienté, après avoir épuisé toutes les tentatives de concession ou d'accommodement, voire les sommations légales, ne parvint à sortir d'embarras que par le procédé suivant. Il réunit une escouade d'ouvriers munis d'échelles et d'outils, et vint à leur tête enlever les portes et fenêtres de la maison ; il en démolit les cloisons intérieures, il fit même mine de s'attaquer à la toiture. Si le moyen était violent, le succès fut complet, et l'ennemi se vit mis en pleine déroute. Ce fut une véritable fuite d'Egypte, chacun se sauvait, emportant sous le bras sa fortune et son mobilier ; mais, ajoutait le narrateur, ce qui me surprit le plus fut le nombre de mes locataires. Je croyais avoir affaire à une vingtaine de récalcitrants ; il en défila plus du triple.

L'état civil des nègres n'est pas la partie la moins curieuse de leur histoire. L'esclavage ne comportait pas pour eux le luxe du nom patronymique ; cette lacune n'était comblée que pour l'affranchi, et à cet effet on procédait de temps à autre à des vérifications de titres de liberté, comme dans la métropole aux vérifications de titres de noblesse. La dernière qui fut faite à la Martinique remonte à 1807 ; les archives en ont été conservées au greffe du tribunal de Fort-de-France, et ce n'est pas sans étonnement que l'on y voit plusieurs noms aujourd'hui considérés dans la colonie. Toutefois les affranchissements finirent par se multiplier tellement que l'on comptait avant 1848 plus de 30,000 libres de couleur dans l'île. Aussi beaucoup d'entre eux n'avaient-ils pas de nom patronymique, entre autres la classe nombreuse des libres dits de savane, c'est-à-dire des affranchis pour lesquels avaient été négligées les formalités officielles. Quant aux esclaves, force leur était de se contenter de simples noms de baptême, pour lesquels on puisait volontiers dans la mythologie. C'était l'époque des Flore et des Cupidon, des Jupiter, des Télèphe et des Cybèle, et peut-être n'est-il pas inutile d'ajouter que ni Flore ni Cupidon ne songeaient à regretter le nom de famille dont on les privait. Survint 1848, qui les dota de ce bienfait. Chacun put baptiser sa famille présente ou à venir, et dans les mairies furent ouverts des registres dits d'individualité, qui n'étaient primitivement qu'une sorte de liste électorale sur laquelle les nouveaux affranchis furent autorisés à se qualifier d'un nom patronymique. Le champ était vaste, mais le choix ne laissait pas que d'être embarrassant, car les noms déjà existants dans l'île avaient été fort sagement interdits, et l'imagination des nègres n'allait guère au-delà. Aussi la plupart d'entre eux s'en remirent-ils au bon goût des employés de la mairie. S'il arrivait que tel employé fût versé dans l'histoire romaine, il faisait revivre sur son registre la race des Brutus, des Titus, des Othon, des Numa Pompilius. Parfois ses préférences se traduisaient par un grand nom des temps modernes : était-il gourmet, il créait un Vatel ; danseur, un Vestris. Montaigne, Sully, Nelson et cent autres acquirent de la sorte une descendance noire. Quelques noms surgissaient directement de la fantaisie de ces parrains officiels ; d'autres, Tinom par exemple, étaient pris dans le patois créole et en rappelaient les étranges diminutifs[i]. Certains affranchis enfin se bornaient à conserver le nom de leurs mères, et se baptisaient bravement Rosine ou Émilia. Quoi qu'il en soit, tous ou presque tous jouissent d'un nom patronymique depuis 1848. Malheureusement, les facilités données par les registres d'individualité n'ont pas été maintenues, et, malgré plusieurs réclamations, les retardataires qui n'ont pas profité à temps de la mesure en sont réduits à passer aujourd'hui par les formalités coûteuses et compliquées de la loi métropolitaine : recours au garde des sceaux, insertion aux journaux, etc. On comprend qu'ils s'en soient peu souciés.

Ce progrès n'a pas été le seul en matière d'état civil. De l'aveu général, les nègres de nos colonies se marient beaucoup plus aujourd'hui que jadis, et si l'on compare les moyennes décennales qui ont précédé et suivi 1848, on verra que le nombre annuel des unions régulières est monté à la Martinique de 46 à 637, à la Guadeloupe de 101 à 907. « Quarante mille mariages, vingt mille enfants légitimes, trente mille enfants reconnus, voilà, nous dit M. Cochin[ii], le beau présent offert en moins de dix ans à la société coloniale par l'émancipation ! » Assurément on ne saurait mieux dire, et ce sont là des tendances auxquelles tout le monde applaudira. Toutefois il est juste d'ajouter qu'il reste encore terriblement de marge à l'amélioration. Si l'on est sorti du régime universel de concubinage et de promiscuité qui souillait le passé, il n'en est pas moins vrai que l'ensemble des naissances légitimes n'atteint pas dans nos Antilles à la moitié du chiffre des naissances naturelles[iii]. Ainsi un relevé très soigneusement fait sur les registres de la mairie de Fort-de-France, du 24 mai 1848 au 31 décembre 1860, établit que, sur 5,202 naissances, 1,685 seulement sont légitimes, dont 448 pour la classe blanche, tandis que sur les 3,517 naissances illégitimes, 3,433 appartiennent à la classe de couleur. Il ne faut pas oublier que la ville de Fort-de-France, grâce à l'importance de l'élément administratif, possède une proportion de blancs plus forte que tout autre quartier de l'île. On voit que, si le nègre a réalisé quelques progrès en fait de moralité conjugale, il lui en reste encore plus à faire. Ne parvînt-on qu'à rectifier ses notions un peu embrouillées sur le mariage, qu'il y aurait déjà un mieux notable. A quel curé de nos Antilles n'est-il pas arrivé de voir un nègre lui rapporter sa bague d'alliance en le priant naïvement de le démarier ? Le pauvre prêtre a beau se mettre en frais d'éloquence vis-à-vis de l'époux mécontent ; ce dernier ne s'en va pas moins persuadé que la mauvaise volonté seule a empêché le curé de reprendre son anneau. Parfois même la chose va plus loin. Le maire d'une commune de la Guadeloupe, ceint de l'écharpe tricolore, et dans toute la majesté de sa gloire officielle, était occupé à faire des mariages. Un couple noir se présente, la cérémonie commence, et le magistrat avait déjà entamé la lecture édifiante du chapitre VI, titre V, du livre Ier sur les droits et devoirs respectifs des époux, lorsqu'un souvenir le frappe. Il s'interrompt et interpelle le futur conjoint : « Ne t'ai-je pas marié il y a six mois ? — Si, mouché. — Ta femme est morte ? — Non, mouché ; li à Marie-Galande. Femme-là pas bon ; moi quitté li. Talà meilleure (celle-ci est meilleure), » ajoutait-il en désignant avec satisfaction l'objet de ses nouvelles amours. Le maire en fut quitte pour recommander à l'avenir plus de soin dans la publication des bans ; mais il est douteux que le nègre ait vu dans son refus de le marier autre chose qu'un acte d'hostilité personnelle.

Il est difficile de se montrer bien sévère pour une immoralité qui a aussi peu conscience de ses torts, surtout si l'on se reporte aux exemples que les blancs donnent aux nègres. La vie d'habitation quasi féodale sous l'esclavage ne se prêtait que trop à tous les désordres de ce genre. Là où régnait souverainement la volonté d'un seul, là où venait presque s'arrêter l'action même de la justice, il était impossible que tout caprice du maître ne fût pas accueilli comme une faveur, et c'est ce qui arrivait. L'habitant parlait de ses bâtards (c'était le terme consacré) comme de la chose la plus naturelle du monde. Sa femme les acceptait sans récriminations, les soignait même dans une certaine mesure, et n'oubliait jamais, quand son mari mourait, de les habiller tous de deuil ainsi que leurs mères. Parfois cette descendance interlope atteignait des proportions patriarcales. J'ai connu un brave et digne habitant qui, parvenu à sa soixante-onzième année, comptait autant de bâtards que d'années. — Mon père m'a souvent répété, disait-il pour excuse, que le meilleur moyen d'avoir de bons domestiques était de les faire soi-même.




[i] En patois créole, tinom signifie petit homme.

[ii] De l'Abolition de l'Esclavage, par M. Cochin ; Paris 1861.

[iii] Pour la Martinique, cette proportion se présente à peu près dans les termes suivants :

Naissances de couleur légitimes : 23

Naissances de couleur illégitimes : 68

Naissances blanches légitimes : 8

Naissances blanches illégitimes : 1

                                       Total : 100

 

Source :

http://www.manioc.org/gsdl/collect/patrimon/archives/PAP11158.dir/PAP11158.pdf


 

 

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.