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LE PRÊTRE CRÉOLE ET ÉLIANE LA VEDETTE CRÉOLE

par Maxette Olsson
LE PRÊTRE  CRÉOLE ET ÉLIANE LA VEDETTE CRÉOLE

Damida vivait dans sa cour... royale qui ne dormait toujours pas. La culture éveillée. À la rue du Père Labat, au Bas-de-Source entre la station d'essence Esso-Boirivé et le cimetière près de la chapelle du père Bénilé, habitait Éliane l'étoile.

Élain Bénilé était le fils unique d´une famille de békés cossus, planteurs de bananes, ainsi que l'étaient presque tous les blancs cossus nés à Guadakéra, au temps où la métropole n'était pas au régime. Dans sa quatorzième année bien sonnée, parce qu'il avait engrossé une jeune fille de son âge aussi noire-la-mélasse et miséreuse qu'il était blanc-neige et nanti, ses parents le crurent possédé du démon. Non! Pas celui de la Loge des francs-maçons dans une autre aventure. Observez la nuance! Il y a le diable qui mange les petits enfants et le démon qui se délectent de jeunes filles surtout celui du midi. Deux gourmets qui ne se régalent pas de la même chair. Les procréateurs d´Élain, après avoir fait des ronds de jambe à la jeune négresse à seule fin qu´elle se fasse cureter, lui offrirent son passeport pour la métropole tous frais payés, puis sans ménagement enfermèrent leur fils au Grand séminaire jésuite d'Ignace de Loyola qui sévissait dans la plénitude de son développement sur l'île.

Le jeune homme avait fait sa rentrée dans l'établissement religieux en grande parade, l'air infatué, les cheveux longs en queue de cheval et les mains fourrées dans les poches de son short. Il en ressortit dulcifié, ivre de bromure, la crinière ratiboisée, une tonsure au milieu du crâne, vêtu d'une longue robe noire à col blanc, ceinturée d'une cordelière où pendait un grand rosaire en bois noir muni d'une grosse croix qu'il portait en épée à la façon mousquetaire, arborant un éternel sourire. Il continua à se racheter en se promettant de ramener à Dieu les âmes perdues des Bas-de-Sourceurs. Ceux-ci avaient une si mauvaise renommée, au point que certains habitants d'autres "beaux" quartiers, à part les hommes costumés et carrossées de la Loge du Chevalier Saint-Georges et ceux qui chassaient la Martiniquaise Madina Dejour (voir cette aventure), n'osaient plus s'aventurer Labat à pied.

L'abbé Bénilé amorça en exigeant de ses parents un avancement d'hoirie à la construction d'une Chapelle au milieu du point chaud. Il obtînt un hangar qui naguère avait stocké de la marchandise avariée qu'il combla de chaises de rotin aux sièges crevées et d'une chaire en bois mangée aux mites. Au-dessus du toit, se dressait une statue de son propre portrait en Jésus larmoyant rose bonbon sur une énorme croix de bois en acajou, œuvre d'un talenteux artiste Haïtien vodouïste qui avait eu son don de Dieu, et que lui Élain avait converti en chrétien. Allez comprendre! Un vieux récipient crevé ayant naguère transporté du saindoux, servait de tronc toujours vide au pied d'une grande image de saint Antoine, paraît-il le patron du saucisson et du boudin, toute noircie par des mains qui cherchaient à se retrouver. Dans la cour, un paravent peint en rouge servait de confessional aux pécheurs. Ceux qui s'y aventuraient, en revenaient trempés par temps de pluie, cependant qu'une grosse cloche sonnait l'appel à la messe du jeudi pour les enfants, et dimanche pour les grandes personnes.

Héros du quartier, maître de cérémonie, exclu des honneurs ecclésiastiques romains de Guadakéra parce qu'il avait troqué le vin de son calice contre du punch aux pommes sûrettes, son fruit préféré et encore le comble il faisait la messe en gros créole, alors qu'il ne fréquentait pas du tout le révolutionnaire créole Gérard Doyèt. “Dominus vobiscum” se traduisait dorénavant par “BonDyé épi zòt tout´. Zò pé di sa”. Le curé créole assurait toute l'organisation religieuse de Labat et ne manquait pas de soulever sa robe sous laquelle on décelait un slip rouge, afin d'esquisser une biguine dans un baptême ou un mariage. Aimé de tous, on oubliait qu'il était abbé. Sa paroisse n'était jamais bourrée de monde mais les âmes des Bas-de-Sourceurs et des Bas-de-Sourceuses ainsi que celle du Père devenu un fils exemplaire, eurent l'air d'être sauvées pour un temps. Une rédemption qui attirait les partisans entrepreneuriaux. Ceux-ci, une petite machine à calculer sans fil électrique dans une main, commencèrent à combler la mer et firent construire des habitations en ciment armé, partagées en appartements cages avec water closet autour de la chapelle. Ceux qui reniflaient l'heure à l´odeur du passage des tinettes, devaient dorénavant s'acheter une montre-bracelet garanti par le charme des frères Syriens Abdallah.  En ce qui concernait la jeune fille enceinte, paraît-il qu'elle s'était mariée vierge en France avec un sacristain espagnol. C'était le progrès.

Une grande dame blanche bien outillée de mamelons périlleusement braqués à travers son corsage en tricot échancré, fût la première locataire d'une de ces maisons plus hautes que les cocotiers dans le quartier des petites cases créoles en face de la chapelle. La plantureuse, un accent inouï et de longs cheveux aussi rouges que le fils de Madina Dejour (voir cette aventure), s'adressait seulement à son chien aussi costaud qu'elle, et ne se révélait qu´à la lueur crépusculaire, pour aller faire caca sur le trottoir. Pas elle, son chien. Contrairement à aujourd'hui où les chiens de race sont importés et protégés à grands frais, les Guadakériens dans les années soixante  n'attachaient aucun intérêt aux cabots. À Guadakéra, ces anciens et nouveaux dieux, n'avaient pas d'organisation protectrice, de colliers en diamant, de nid luxueux et n'étaient définitivement pas protecteurs, portatifs ou compagnons de lit. Probablement parce qu'ils étaient tous bâtards et que durant l'esclavage, les colons les nourrissaient de la chair crue de nègres marrons. Allez savoir. En attendant, les insulaires de Gwadakéra les employaient cruellement à l'exercice du sport de coups de pieds et de lancement de roches. Un couinement canin était une perturbation fréquente, tandis qu'un chien qui pleurait annonçait la mort.

La dame blanche bien galbée aux ondulations lascives, de surcroît sans maître, une situation pas très conforme aux mœurs du pays et surtout pas recommandée, portait infailliblement ombrage aux envieux qui soupçonnaient la grosse bête d'être son homme. L'animal plus haut qu´un ânon se titrait berger allemand, mais personne ne savait d'où venait la superbe créature. Trois fois par semaine, un gros balèze la peau naturellement bleu, invisible en nocturne, les cheveux coupés à ras, les muscles saillants de ses vêtements étroits, la braguette renflée, l'allure importante et inconnue de la Belle-Terre, se faufilait chez elle en fredonnant  "J' m'en vais revoir ma rousse..." Il repartait deux heures après en crissant sur le macadam sans déraper, au volant d'une somptueuse voiture de marque étrangère aux tractions. Damida croyait être l'unique à l'avoir remarqué en sachant que pour une fois, nonobstant le crissement, personne ne débattait ces visites hebdomadaires. Pas un son.

Soudainement, ces entrevues mystérieuses s'interrompirent. Le balèze s'évapora. Plus de crissement sur l´asphalte. La rousse, les cheveux en friche, les yeux rougis et exorbités de chagrin, les pis dégonflés, sortait sa grosse bête en esquivant les poteaux électriques. Par une ambulance arrivée pin-pon-pin-pon, elle se fit hospitaliser à la clinique privée du docteur Toralien. Quelques jours passèrent aussi vite que la rumeur stupéfiante dropa à toute vitesse dans la Belle-Terre et attention! Non seulement à la radio Barbe-aux-gueules (téléphone arabe) mais aussi sur "La Gazette de Guadakéra", une nouvelle source d'informations écrites qui concurrençait les langues de vipère. "Une femme blanche accouche d'un enfant moitié homme et moitié chien" était le titre en première page, sans une petite photo. Damida était très curieuse de savoir quelle moitié ressemblait au chien. Elle s'était figurée que c'était le visiteur baraqué bleu qui se tournait en chien allemand.

Le conteur de tim-tim-bwa-sèk, le vieux père Éribert, les yeux plissés et le sourire matois, racontait aux grandes personnes que...  pendant la guerre, elle ne sait plus si c'était la première ou la deuxième, parce qu'il fallait toujours préciser le numéro des guerres, il avait un bon ami nègre marron qui lorsque sa femme était en chasse, se transformait en mofwazé (Homme transformé en chien errant légendaire aux Antilles) pour venir en catimini la calmer. La version pour les enfants, était que la même personne, se transformait en bouledogue (tous les chiens s'appelaient Bouledogue, Toutou, Baubi ou Médor) pour aller voler de la viande à l'abattoir afin de nourrir sa progéniture. Allez savoir la véritable version! Le docteur Alien de la clinique prôna le secret professionnel. Le mystère de la dame pleine de son chien resta illucidé, puisqu'on ne la revît plus.

Et c'est en plein dans cette barbe (chaos) qu' emménagea Éliane dans le même appartement. Une vedette. Une beauté lumière. Une sacrée belle bougresse  Guadeloupéenne, la joie de vivre pour ses six enfants-trois papas, nourris partiellement en déchirant les tickets du cinéma Vazi matinée-et-soirée. Elle s'adressait à Damida en adulte ce qui accroissait la confiance de la fillette.

Et voilà l'histoire.

Éliane était troisième d'une famille de onze enfants à la Guadeloupe. Son immigration à Guadakéra se fît à la suite d'un bel homme rouge de Maracudja, une jolie commune où la culture de ce fruit était prédominante. Il eût le temps de lui faire deux garçons avant de lui avouer que tout ce qu'il possédait entre autres un magasin de meubles à la Belle-Terre, appartenait à sa femme. Marié qu'il était le vagabond, jusqu'à la couenne (cuir chevelu). Sa moitié était bréhaigne, aussi avec son accord, il avait reconnu ses deux fils et versait royalement une somme à Éliane installée dans son nouveau pays.

Éliane se distinguait par une claudication. Dans son enfance, une tôle détachée d'un toit par un cyclone lui avait coupé le tendon de la jambe gauche, alors qu'elle cherchait refuge. Cette défection la dotait d'un boitillement qui enjolivait sa démarche déjà d'un port de reine. Dans son naturel, Éliane dévoilait tout dans la flamme de son parler d'herbe Guinée. Sa lucidité de feu pakala (racine d'igname) se décelait dans son coup d'œil qui vous immergeait les entrailles. La succulence de ses tirades créoles au bon goût de piment sept courts-bouillons sur l'igname en babon vous plongeait dans un enchantement. Au fil de ses grossesses suivantes, ses hommes l'abandonnaient, puis revenaient. Telle une plante sempervirente, cet aller et venir ne la décourageait pas. Sa conviction sur l'existence de l'amour la tenaillait au point qu'elle était perpétuellement amoureuse d'une chaîne d'amants invisibles à l'œil nu. Sans amie malgré ses nombreux frères et sœurs à la Guadeloupe, sa solitude était encore plus prononcée que celle de sa petite voisine Damida qui se glissait chez elle pour admirer ses multiples pots de crème d'avocat. Sa marotte était de s'en enduire constamment en se frottant les mains l'une contre l'autre. Éliane se délicatait durant des heures. Ses recettes créoles de vénusté s'accordaient à sa joliesse naturelle. D'une ardeur vivifiante, elle se badigeonnait à l'aide d'un blaireau tout le visage et le cou d'un mélange d'œufs fraîchement pondus et battus, mêlés à une grande cuillerée de jus de citron vert. La matière se séchait en un masque carnavalesque de mon ami Pierrot. Du sable blond malaxé à l'huile de carapate tiède lui servait à se gommer l'épiderme qui recouvrait ses fines épaules, ses longs bras finement musclés, son ventre plat et ses seins en poires bien fermes. Elle se cambrait sur le côté pour atteindre ses petites fesses aussi arrondies qu'une mangue-pomme, se courbait au-dessus de ses longues jambes fines pour finir sur le blanc de ses pieds qu'elle pétrissait tendrement, le menton appuyé sur ses genoux. Damida l'aidait pour le dos. Après quelques minutes, elle se douchait de la tête au pied, s'oignait d'huile de coco du cuir chevelu aux orteils, s'enrobait d'une serviette blanche moelleuse, s'appliquait des rondelles de concombre sur le front et les joues et se détendait sur son banc. Damida fascinée par ces soins auto voluptueux, écoutait l´ataraxie de sa courte sieste régénératrice. La déesse interrompait sa pause et lento-lento se détachait les rondelles de la figure tout en continuant sa cérémonie.

Damida s'initiait aux vertus toniques de la nature créole, aux hommes, à la passion, au plaisir... Suspendue à ses lèvres roses, elle s'accrochait au charme de l'esthète qui se parlait à elle-même. Ses jolies mains terminées par des ongles peints de la même couleur que ses pommettes, s'affairaient avec dextérité à l'enroulement de ses cheveux coupés court autour de bigoudis en éponge. L'enchanteresse était à la fois sa Calliope et son Erato, ces muses qui vous vibrent les fibres au son de leur inspiration.

– J'ai un rendez-vous ce soir. Que veux-tu? Je sais qu'il n'est pas sérieux, mais je ne vais pas rester à sécher sur moi. Je ne suis pas une femme de sacristain. Il y a quelque chose en-dedans de moi, un-je-ne-sais-quoi. Souvent ma cocotte se réchauffe et me picote. Je me frotte sous la douche.", susurrait-elle suavement en éclatant de son rire perlé.

-Je regarde peut-être trop de film, continuait-elle. Voir un film est pour moi, jeter un coup d'œil dans une vie secrète. Un beau film est la vision de sa propre imagination. Pas vrai Damida? Notre imaginaire est notre fortune.

Puis, sans raison apparente, elle entonnait doucement:

O la'w té yé
O la'w té kaché
O la'w té yé
Pou-w té konté konmen kongo
An pwan adan on jouné.
(Où étais-tu ?
Où étais-tu caché ?
Où étais-tu ?
Pour pouvoir compter les congos
avec lesquels j'ai couché dans une journée.) (rengaine populaire des Antilles)"

– Moi je ne compte pas les hommes. Je les aime. Il est possible que je leur donne trop d'importance, mais je ne leur fais que du bien. Les gens sont inquiets car je ne vais pas à la messe à la chapelle du Père Bénilé. Je vais souvent le voir en cachette. N´est-ce pas qu´il est beau! Nous parlons et nous rions ensemble. Selon les gens, parler de Dieu sans aller à l'église n'est pas catholique. Je ne sais pas, j'ai l'impression pour une fois de trouver ce que je cherche. On verra bien. Ah! Mon homme sera au cinéma ce soir. Je dois continuer ma toilette. Qu'est-ce que je vais me mettre?

Elle feuilletait délicatement le contenu de sa modeste garde robe et s'arrêtait:

– Ce petit ensemble short peut-être. Il fait si chaud. C'est le carême.

Elle enfilait son short directement sur sa peau, s´attachait un chemisier sur le nombril et en pompant la poche vissée sur une bouteille ronde, elle se vaporisait de  "Triomphe". Un arôme d'ylang ylang l'auréolait.

– J'apprends à me donner du temps. La vie est si courte. La consécration à son âme et son corps est la force et le courage créoles!

Éliane l'étoile s'éteignît mystérieusement à l'âge de trente-huit ans. Damida entendit dans un ouï-dire, qu'elle était devenue folle, parce qu'elle proférait jusqu'à son dernier souffle qu'elle avait trouvé Dieu dans son enderdan (à l'intérieur). Damida l'a cru. Ne sachant pas encore que Dieu est nègre et sa mère une négresse gros-sirop, elle aurait seulement voulu qu'Éliane lui dise de quelle couleur était-IL ou ELLE? 

Le Père Bénilé honora généreusement l'âme de l'immigrante en ces mots: 

– Hommage à Éliane
Quintessence de l'hibiscus !
Ô senteur de Guadakéra mon amour !
Les répondeurs battez les mains au rythme du Don !
Que je vous baille l'histoire de l'Amante
La Déesse vivante du Bas-de-Source.
L'initiatrice à la beauté et l'amour des hommes.
Sa croix fut un pied-bot qui lui donna des ailes,
Ces ailes l'emportèrent au Royaume de l'Ordre
Là-haut tout près de Dieu où le mendiant est roi.
Éliane m'a dit un jour:  "Garde la douleur de mes secrets. Elle t'aidera à te reconnaître à l'instant où tes péchés te seront reprochés.
Ta vie est consacrée à malgré tout aimer
Aimer ! Ô verbe conjugué à tous les temps !
Aime en sachant que demain,
Aller au-delà de la passion te mènera à la Résurrection.
Tenir bon, est la loi de l'espoir.”
Elle guida la foule aux étoiles.
Sa prestance de Madonne illumine notre écran.
Éliane m'a dit aussi :
“Ne laisse pas l'amertume te gâcher ton sourire,
Forme tes rides de rires, jamais de regret.”
Les répondeurs ! Battez les mains pour l'Étoile !
Éliane ! Ô Éliane Ô ! Merci ! Amen !"  fût le requiem du Père Bénilé.
Et ce fût la première fois qu'on entendit un applaudissement dans une chapelle.  La chapelle des Bas-de-sourceurs.

Maxette Olsson

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