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L’américanité angoissante d’Aimé Césaire

Michel Lapierre ("Le Devoir")
L’américanité angoissante d’Aimé Césaire

Aujourd’hui, l’usage du mot en n, même dans un contexte historique ou littéraire, provoque de vifs débats dans le milieu universitaire et médiatique. Pourtant, ce mot et son dérivé, « négritude », employés dans une optique de valorisation identitaire, ont contribué à la gloire de l’écrivain noir martiniquais Aimé Césaire (1913-2008). Sa biographe Kora Véron souligne l’idée universelle d’oppression qu’ils exprimaient, dépassant de loin l’allusion à la couleur de la peau.

La spécialiste française, qui dirige un groupe de recherche sur Césaire, à l’Institut des textes et manuscrits modernes, signe la plus complète et la plus fouillée des biographies parues à ce jour. En plus d’avoir scruté les sources écrites, elle s’est entretenue nombre de fois avec l’écrivain et homme politique au cours des dernières années de la vie de celui-ci. Elle cite des vers ajoutés en 1947 au Cahier du retour au pays natal (1939), le livre qui a rendu Césaire célèbre, pour prouver l’universalité, chez lui, de la négritude.

Le poète s’identifie à tous les opprimés de l’histoire, au même titre qu’à ses ancêtres, les esclaves noirs : « Je serai / un homme-juif / […] un homme-hindou-de-Calcutta / un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas / l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture […] » En 1950, il ajoutera même, au cortège des victimes, les très blancs « catholiques irlandais » qui, sous la férule politique britannique, étaient frappés comme les Noirs.

On comprend alors pourquoi il a jugé que l’indépendantiste québécois Pierre Vallières avait compris le sens profond et universel de ce mot en l’employant dans son essai Nègres blancs d’Amérique (1968). D’ailleurs, le maître spirituel de Vallières, l’écrivain Jacques Ferron, plaçait très haut l’œuvre de Césaire dans l’imaginaire des peuples dominés du Nouveau Monde. L’américanité abyssale du poète martiniquais, Kora Véron la décèle de façon si admirable que cela fait, presque à elle seule, l’originalité, la puissance de sa biographie.

La chercheuse relate que Césaire oppose un tempérament volcanique à celui, « très réfléchi, très maître de lui-même », d’un autre Noir, futur écrivain lui aussi et futur président de son Sénégal natal, Léopold Sédar Senghor, rencontré en 1931 par le Martiniquais à Paris, tous deux alors aux études. L’Antillais déclare : « Ma poésie est faite de révoltes, d’angoisses et d’appels à la reconquête. » Kora Véron a vu dans cette angoisse une angoisse américaine, pas africaine.

Césaire avoue qu’à 17 ans, avant de gagner Paris, il avait honte de sa Martinique natale, à ses yeux, « une sous-Europe », un « monde de l’insaveur, de l’inauthentique ». La présente biographie nous montre à quel point, pour le poète, le Cahier du retour au pays natal était, par un revirement radical, une prise de conscience de sa négritude, « qui remplaçait une idéologie assimilationniste » privilégiant la civilisation européenne au détriment d’une civilisation panaméricaine en devenir.

Cette prise de conscience l’ébranlait au plus profond de lui. Senghor raconte en 1970 : « Césaire a failli en devenir fou et a dû interrompre des études pendant plusieurs mois. » En 1961, l’écrivain martiniquais fait le point : « Le temps de la décolonisation sera plus difficile pour le monde noir parce que nous n’avons plus à nous dresser contre un ennemi commun aisément discernable, mais à lutter en nous-mêmes, contre nous-mêmes. » La pièce de théâtre qu’il écrit, La tragédie du roi Christophe, sensibilisera le public, espère-t-il, à la gravité de la situation.

La pièce, créée en 1964, s’inspire d’événements historiques en insistant sur leur résonance symbolique. Peu après l’indépendance d’Haïti en 1804, le Noir Henri Christophe, fils d’une esclave, se proclame roi du pays. Il impose à ses sujets des conditions de travail cruelles qui les conduisent à la révolte. Menacé, le roi Christophe perd peu à peu la raison et, en 1820, se suicide. Césaire résume le sens du drame : « Décolonisation ? “Oui. Mais après ?” » L’imitation de l’Europe, ajoute-t-il, « ne peut conduire qu’à une caricature vide ».

Comme Césaire, politiquement à gauche, est député à l’Assemblée nationale de Paris de 1945 à 1993 de la Martinique, département français d’outre-mer, il se préoccupe, bien sûr, de l’accession du pays à l’indépendance. Parallèlement à cette préoccupation douloureuse, il admet, avec un regret refoulé, devoir écrire en français de préférence qu’en créole martiniquais, idiome encore jugé trop fruste pour devenir une langue littéraire.

La biographe suit finement, au fil des décennies, l’évolution du sentiment politique et linguistique de l’écrivain. « L’indépendance est aussi inéluctable qu’impossible. » Ce beau mais terrible paradoxe, formulé par Kora Véron, répond bien au vers si révélateur de Césaire : « j’habite une blessure sacrée. » Il est à la hauteur de la vive angoisse politique du poète.

Extrait d’«Aimé Césaire»

« Évoquant l’impossibilité d’écrire en créole, langue qu’il compare au français de la Renaissance, Césaire juge qu’il faudrait la défendre et l’illustrer pour qu’elle devienne une langue littéraire. Son choix est différent : “J’ai voulu mettre le sceau imprimé, la marque nègre — ou la marque antillaise, comme vous voulez — sur le français, j’ai voulu lui donner la couleur du créole.” »


Aimé Césaire

★★★★

Kora Véron, Seuil, Paris, 2021, 864 pages

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