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La mort des langues

La mort des langues

La mort des langues n’est pas un phénomène nouveau. Depuis au moins 5000 ans, les linguistes estiment qu’au moins 30 000 langues sont nées et disparues, généralement sans laisser de trace. Avec le temps, force est de constater que le rythme de la mortalité des langues s’est singulièrement accéléré, surtout depuis les conquêtes colonialistes européennes. Au cours des trois dernières siècles, pendant que l’Europe perdait une bonne dizaine de langues, l’Australie et le Brésil, par exemple, en perdaient plusieurs centaines. En Afrique, plus de 200 langues comptent déjà moins de 500 locuteurs, sans parler de la liquidation de très nombreuses langues amérindiennes et de plusieurs petits peuples ayant vécu sous l’ancienne URSS ou en Chine (Ingouches, Kalmouts, Mekhétiens, Nus, Achangs, etc.).

Le linguiste français Claude Hagège estime, pour sa part, qu'une langue disparaît «tous les quinze jours», c'est-à-dire 25 annuellement. Autrement dit, à ce rythme, si rien n'est fait, le monde aura perdu dans un siècle la moitié de son patrimoine linguistique, et sans doute davantage à cause de l'accélération due aux prodigieux moyens de communication. Ce phénomène touche particulièrement les langues indonésiennes (plus de la moitié des 600 langues serait moribonde), néo-guinéennes (plus de la moitié des 860 langues de Papouasie-Nouvelle-Guinée serait en voie d'extinction) et africaines, mais il concerne aussi de nombreuses autres langues menacées par l'anglo-américain ou d'autres grandes langues de communication. Par exemple, en Inde et en Afrique, beaucoup de nombre de langues qui avaient pourtant résisté à la colonisation sont aujourd'hui menacées par les grandes langues indiennes (hindi et ourdou) ou africaines telles que le swahili (en Afrique orientale), le peul (en Afrique centrale), le haoussa (au Niger et au Cameroun) ou le wolof (au Sénégal); ces langue sont tout aussi «dangereuses» pour les «petites langues» que l'anglais ou le français, car elles ne sont pas considérées comme des «langues étrangères» et possèdent le prestige des grandes langues africaines. Le rythme d’extinction des langues, qui s’était déjà accéléré au cours du XXe, va atteindre des proportions sans précédent au cours du prochain siècle.  

Certains experts prévoient qu’au cours du présent siècle de 50 % à 90 % des langues parlées actuelles disparaîtront, c’est-à-dire de 3000 à 4000 langues. En Europe, sur 123 langues recensées — le continent le moins menacé —, on compte 9 langues «moribondes», 26 «proches de l’extinction» et 38 «en danger». Selon une étude de l’UNESCO (commencée en 1997 et dont le rapport fut diffusé en 2002), pas moins de 5500 langues sur 6000 disparaîtront d'ici un siècle et seront devenues des langues mortes au même titre que le latin et le grec ancien. Cela signifie que 90 % des langues actuelles seront liquidées au cours de ce siècle.  Un «massacre», estime l'UNESCO. Le pire, c’est qu’on ne le remarquera peut-être même pas, car la disparition d'une langue ne représente jamais un événement bien spectaculaire. Pourtant, on peut parler d'un véritable «cataclysme» qui se produira dans l'indifférence générale.

Évidemment, il y a des gens qui croient que la disparition des langues est un événement normal dont il ne faut pas s'inquiéter. Par exemple, le chroniqueur américain du National Review, John J. Miller, ne voit pas en quoi, par exemple, les quelque 800 langues de la Papouasie-Nouvelle-Guinée puissent constituer un «modèle» auquel d'autres devraient se plier; il ne voit pas non plus pourquoi nous devrions nous alarmer, car ces populations n'auraient rien à donner aux autres, si ce n'est quelques babioles artisanales. 

La mort des langues est une conséquence inévitable de la suprématie des langues fortes dans l'arène linguistique. De façon générale, on peut dire qu'une langue est menacée dans sa survie dès qu'elle n'est plus en état d'expansion, dès qu'elle perd de ses fonctions de communication dans la vie sociale ou n'est plus pratiquée quotidiennement pour les besoins usuels de la vie, dès qu'elle n'est plus rentable au plan économique, ou dès qu'il n'y a plus suffisamment de locuteurs pour en assurer la diffusion. On estime qu’une langue ne peut survivre qu’à la condition de compter au moins 100 000 locuteurs. Or, sur les 6700 langues actuelles, la moitié compte moins de 10 000 locuteurs...

Les causes de la disparition des langues demeurent multiples et complexes, mais elles sont plus ou moins circonscrites, comme pour les facteurs d'expansion, à des facteurs d'ordre militaire, démographique, géographique, économique, politique et culturel. Ces facteurs s'imbriquent souvent les uns dans les autres, sans qu'il soit toujours aisé d'identifier lequel d'entre eux joue un rôle prépondérant.

1) Les conquêtes militaires

Les conquêtes militaires peuvent être déterminantes pour les langues perdantes. Tout dépend du type de conquête militaire. Les effets d'une défaite militaire seront différents s'il s'agit d'un génocide ou s'il s'agit d'une langue faible ou d'une langue forte.

1.1 Le génocide

Une langue peut cesser d'exister par le génocide, c'est-à-dire par l'élimination pure et simple de la population dont c'est la langue maternelle. S'il s'agit d'une petite langue minoritaire, l'effet est radical, immédiat et irréversible. Mentionnons, à titre d'exemples, la liquidation de nombreuses langues amérindiennes et de plusieurs petits peuples de l'ex-URSS (aujourd'hui la Russie) et de Chine (Ingouches, Kalmouts, Mekhétiens, Nus, Achangs, etc.).

Dans d'autres cas, un génocide, même partiel, constitue le début d'un long déclin parce qu'il réduit inexorablement la vitalité linguistique des survivants. Rappelons les massacres des armées de César qui fauchèrent sept millions de guerriers gaulois et réduisirent la population du tiers de ses meilleurs effectifs. Signalons aussi l'extermination de deux millions d'Irlandais par les Anglais au XIXe siècle, celui de 600 000 Arméniens par les Turcs au début du XIXe siècle, l'hécatombe des Ibos au Nigeria (1966-1970) et celle de trois millions de Bengalis par le Pakistan en 1971; plus récemment, les régimes totalitaires du Cambodge, de l'Éthiopie et du Rwanda ont éliminé des millions de leurs concitoyens, entraînant par le fait même un affaiblissement irréversible de leurs langues.

Non seulement les conquêtes militaires peuvent réduire les effectifs des petites peuples de façon draconienne, mais elles laissent souvent des séquelles tout aussi funestes: famine, épidémies, pauvreté, asservissement, exploitation, déplacements de population, répression, etc. À long terme, les petites langues sont alors entraînées vers une inéluctable extinction.

1.2 La défaite d'une langue forte

Les conquêtes militaires n'ont pas nécessairement le même effet dans le cas des langues fortes, mais perdantes. Ainsi, les Romains ont conquis la Grèce, mais ils n'ont jamais éliminé le grec. Au contraire, la culture latine s'est hellénisée et la plupart des Romains instruits se sont fait un devoir d'apprendre le grec; bien souvent, ce sont les esclaves grecs qui ont enseigné leur langue à leurs maîtres conquérants. Lorsque les Romains ont été conquis à leur tour par les peuples germaniques, le latin a alors amorcé son déclin; dès le VIe siècle, il n'était plus parlé, mais il a continué d'être utilisé comme langue véhiculaire jusqu'au XXe siècle, alors qu'il avait perdu depuis longtemps les effets de sa grandeur.

Plus récemment, la Conquête anglaise de 1760 au Canada n'a pas éliminé le français; d'une part, il n'y a pas eu de génocide, d'autre part, le français est resté une langue forte dans le reste du monde. Cela signifie qu'une langue forte qui est conquise n'entraîne pas nécessairement son déclin, mais si déclin il y a il peut être très lent et s'étaler sur plusieurs siècles.

1.3 La victoire de la langue vaincue

Même si le phénomène est apparu très rarement dans l'histoire de l'humanité, il arrive que la langue vaincue finisse par gagner sur la langue dominante. De façon exceptionnelle, elle peut même assimiler celle des vainqueurs. C'est le cas de la langue des guerriers normands des IXe et Xe siècles qui ont perdu leur langue (le vieux norrois) pour adopter celle des vaincus (l'ancien français). Auparavant (Ve et VIe siècles), les Francs avaient conquis la Gaule, mais ils avaient perdu leur langue germanique en l'espace de quelques générations.

De leur côté, les Wisigoths, comme plusieurs peuples germaniques, ne purent imposer leur langue, le wisigoth, après avoir conquis l'Espagne au Ve siècle de notre ère. Le wisigoth était déjà passablement romanisé à cette époque, alors que les Wisigoths adoptèrent plutôt celle du vaincu, une langue qui n’était plus le latin d’origine, car celui-ci s’était déjà beaucoup transformé; ce n'était plus du latin, mais du roman, sauf au Pays basque où le basque, une langue pré-indo-européenne, s'est maintenu, protégé par les montagnes. Il n'en demeure pas moins que le choc des armes s'avère presque toujours fatal pour l'une des langues en présence et qu'il peut entraîner pour l'une d'elle dans un long déclin dont l'issue peut être l'extinction.

2) La faiblesse numérique

Si la puissance démographique contribue à l'expansion des langues, la faiblesse numérique entraîne la régression des langues. Dans certains cas extrêmes, une langue disparaît parce que tous ses locuteurs ont disparu, par mort naturelle. Ainsi, de nombreuses langues autochtones ne comptent que 5, 10 ou 20 locuteurs tous âgés de plus de 50 ans. Par exemple, en Équateur, il ne restait plus à la fin de 1999 que cinq locuteurs du zaparo, et il s’agissait de personnes très âgées et vivant à plusieurs jours de marche les unes des autres; il est évident que cette langue, comme d’ailleurs des centaines d’autres, auront totalement disparu dans quelques années lorsque sera décédé le dernier survivant.

Pour résumer, on estime que le seuil de survie d’une langue est placé à environ 100 000 locuteurs et que la survie d'une langue est précaire dès qu'elle est parlée par moins d'un million de locuteurs. Or, la plupart des 6700 langues du monde sont parlée par moins de 100 000 locuteurs. Toutefois, une petite communauté linguistique peut survivre pendant longtemps si elle vit isolée et concentrée, par exemple, dans des forêts, des montagnes ou des îles, à l'abri d'une langue dominante. En ce début du XXIe siècle, un tel isolement physique et social est appelé à devenir de plus en plus rare, voire à peu près impossible.

Cela étant dit, une langue disparaît généralement parce qu’elle n’a plus suffisamment de locuteurs pour assurer un minimum de communication, mais surtout, et c’est là le phénomène le plus important, parce que les locuteurs acceptent ou choisissent de l’abandonner ou de ne plus la transmettre à leurs enfants. Autrement dit, parce qu’elle n’est plus jugée utile pour communiquer. Dès lors, avec la langue disparaît une partie du patrimoine de l’humanité dans la mesure où une langue incarne une vision du monde, c’est-à-dire une façon de véhiculer le savoir.

2.1 La dispersion démographique

L'une des pires situations pour une langue numériquement faible, c'est l'éparpillement de ses locuteurs sur de vastes étendues de territoire dominées par une langue majoritaire. La dispersion géographique peut alors être fatale parce qu'elle contribue à réduire les forces de résistance à la langue dominante. Prenons le cas des Frisons aux Pays-Bas et en Allemagne. Ceux-ci parlent une langue germanique, assez proche de l’anglais, qui est parlée dans trois régions réparties entre les Pays-Bas et l’Allemagne. Aux Pays-Bas, on compte quelque 400 000 locuteurs du frison dans la province de la Frise, environ 10 000 à 12 000 locuteurs dans la province de Groningue, ainsi que dans deux régions en Allemagne du Nord: quelque 9000 locuteurs dans le Land du Schleswig-Holstein et environ 2000 dans le Land de Basse-Saxe. Or, toutes ces langues frisonnes se sont fragmentées en dialectes différents. De plus, la dispersion démographique des Frisons entraînera, relativement à court terme, l’extinction des frisophones en Allemagne ainsi que ceux de la province de Groningue (Pays-Bas).

Relevons un autre exemple avec le cas des 900 000 Québécois francophones qui se sont réfugiés aux États-Unis entre 1840 et 1930. Ceux-ci ont non seulement affaibli le poids des francophones au Québec, mais ils ont également perdu toute résistance à la force d'attraction de l'anglais en se fondant dans la majorité anglophone. C'est pourquoi le sort des francophones hors Québec est préoccupant dans la mesure où leur dispersion dans l'ensemble anglo-canadien les rend extrêmement vulnérables à l'assimilation. En somme, si l'exode à l'étranger favorise les langues fortes, il affaiblit les langues minoritaires qui perdent alors leur résistance. Il ne faut jamais oublier qu'une langue ne vit bien que lorsqu'elle est fortement concentrée sur un territoire.

2.2 L'immigration étrangère

L'immigration étrangère massive est néfaste pour une langue minoritaire au plan national mais majoritaire localement, car elle peut minoriser un groupe linguistique sur son propre territoire. Ainsi, les Hawaïens d'origine ont subi l'assaut de la minorisation au moyen de vagues d'immigration successives; de 1878 à 1890, la proportion d'Hawaïens «pure laine» est passée de 81 % à 45 %, puis à 36 % en 1896, 24 % en 1900, 20 % en 1910, 13 % en 1930. Aujourd'hui, ces Polynésiens indigènes ne forment plus que 1,5 % de la population. La minorisation par submersion a été pratiquée ailleurs avec succès auprès de groupes autochtones, notamment par les Américains, les Russes, les Chinois, les Britanniques, les Français, les Espagnols, les Portugais, etc.

2.3 Les mariages mixtes et la dénatalité

D'autres facteurs à caractère démographique contribuent également à la disparition des langues faibles: les mariages mixtes (ou exogamie) et la dénatalité. Si les mariages exogames favorisent les langues fortes, c'est évidemment l'inverse pour les langues minoritaires, car l'exogamie accélère la tendance à l'assimilation; le cas des francophones hors Québec en est un exemple probant, leur taux d'assimilation variant de 30 % à 90 %. D'ailleurs, c'est l'exogamie qui explique que les Francs  et plus tard, les Normands (Vikings), vainqueurs et minoritaires, se sont assimilés aux vaincus; les enfants issus des mariages mixtes entre pères francs et mères gallo-romaines ont naturellement appris la langue maternelle, le français.

Quant à la dénatalité, elle ne réduit pas à court terme la vitalité d'une langue si le réservoir démographique est suffisamment dense: par exemple, 50, 80 ou 100 millions de locuteurs. Même si le taux de fécondité est inférieur au seuil de renouvellement des générations aux États-Unis, en France, en Italie, en Allemagne fédérale, les conséquences de la dépopulation demeurent, pour l'instant, minimes pour ces pays, qui comptent sur un grand nombre de locuteurs et qui assimilent leurs minorités.

Par contre, pour les groupes minoritaires, un faible taux de natalité a pour effet d'accentuer le déclin démographique et, par voie de conséquence, de réduire dangereusement les facteurs de résistance; l'exemple du Québec est frappant à cet égard. Cela dit, il est probable que l'Occident aura à assumer un jour les conséquences de sa sous-fécondité, ce qui entraînera une réduction de la puissance des langues comme l'anglais, le français, l'allemand, etc. Mais le déclin de ces langues dans le monde risque d'être lent.

3) La domination socio-économique

La régression d'une langue dépend aussi de la place que ses locuteurs occupent dans les rapports socio-économiques. Une langue minoritaire doit souvent s'en remettre au groupe dominant pour assurer son développement économique. Le breton en France et le gallois au Royaume-Uni illustrent le déclin rapide et catastrophique de langues soumises à un changement social radical provoqué de l'extérieur. Tant que la Bretagne et le Pays de Galles sont restés des sociétés agricoles protégées par l'isolement relatif de leur région, le breton et le gallois se sont maintenus malgré la pression linguistique, francisante ou anglicisante, de l'école, de l'administration et du gouvernement.

3.1 L'intérêt économique

C'est la prospérité économique qui a attiré les populations bretonnes et galloises vers les zones urbaines où régnait la langue dominante; en même temps, les régions périphériques étaient dirigées par des chefs d'entreprises qui ne parlaient, selon le cas, que le français ou l'anglais. Les changements socio-économiques ont donc propulsé les locuteurs bretons et gallois dans un univers culturel nouveau sur lequel ils n'ont eu à peu près aucune prise. En moins d'une génération, le breton et le gallois ont perdu une bonne moitié de leurs locuteurs à la suite de l'industrialisation, de l'urbanisation et des brassages de population. Puis l'apathie a fait le reste.

En fait, la prospérité économique de la langue dominante et le sous-développement économique de la langue dominée étouffent cette dernière en plaçant ses locuteurs dans une position sociale les obligeant à utiliser la langue dominante afin d'améliorer leur niveau de vie. C'est ce qui fait dire au politicologue Jean-A. Laponce:


Lorsqu'une communauté décide que le coût du maintien de sa langue n'a plus de contrepartie suffisante sous forme de gains sociaux et psychologiques, la langue disparaît, comme a disparu le celte du Yorkshire qui n'est plus employé, pratiquement, que pour compter les moutons. (Langue et territoire, PUL, 1984, p. 57).

Seul l'intérêt économique explique que des communautés abandonnent leur langue pour une autre qu'elles jugent plus rentable. Si la pression exercée par la langue la plus forte en raison de son utilité économique se maintient pendant une longue période, le groupe minoritaire finira pas achever lui-même l'œuvre de destruction de sa propre langue, et ce, malgré l'attachement qu'il lui porte. L'un des cas les plus connus de mutations linguistiques successives concerne celui des Kamasins. Ce peuple de Sibérie a changé de langue trois fois en 50 ans. En effet, les Kamasins parlaient originellement une langue samoyède (le kamasin); ils ont commencé à parler le turc vers 1840 et ne parlaient plus que cette langue 20 ans plus tard; à partir de 1890, les Kamasins avaient déjà abandonné le turc pour le russe.

3.2 Le prix du développement économique

Le poids social et économique de la langue forte peut être tel que les langues faibles ne peuvent pas lui résister à moins de demeurer enfermées dans un ghetto linguistique et de s'isoler totalement. Les groupes minoritaires qui refusent de s'isoler doivent alors accepter de perdre leur langue. N'oublions pas que le maintien d'une langue faible aux côtés d'une langue forte se fait inévitablement au prix du développement économique et que le développement économique se fait aussi aux prix de la langue faible. Dans une situation de concurrence linguistique, l'amélioration du niveau de vie passe souvent par la régression de la langue subordonnée.

4) L'impuissance politique

Les langues les moins à même de survivre sont celles qui n'exercent pas le contrôle d'un État, d'un gouvernement ou, à défaut, d'un territoire qui leur soit propre. Toute langue qui ne détient pas un quelconque pouvoir politique et qui ne dispose pas d'un statut reconnu se place nécessairement dans une position précaire de survie.

4.1 Les langues sans État

Les langues sans État, celles qui ne bénéficient d'aucune autonomie politique ou qui ne partagent aucun pouvoir politique, doivent leur maintien à la bonne volonté de la majorité dominante. Comme la grande majorité des quelque 6700 langues du monde demeurent sans État  moins d'une centaine bénéficie de l'appui d'un État comme langue officielle ou co-officielle, on comprend que l'avenir de la plupart des langues est incertain. Les langues sans État sont des langues désarmées, souvent sans force démographique et économique influente, sans statut reconnu, et elles sont donc refoulées vers des domaines comme la religion, la vie familiale, l'agriculture, les relations interpersonnelles, c'est-à-dire les communications non institutionnalisées.

L'État peut agir facilement sur les langues minoritaires qui ne bénéficient d'aucun pouvoir politique. Un grand nombre de langues assistent impuissantes à leur propre liquidation dans une sorte de déculturation à l'égard du patrimoine ancestral et de dissolution dans la «civilisation» moderne. C'est le cas des langues amérindiennes, des langues des aborigènes australiens, des langues paléo-sibériennes de Russie, de la langue des Aïnous du Japon, des Bochimans et des Hottentots du Sud de l'Afrique, de celle de nombreux peuples mélanésiens et polynésiens d'Océanie, des francophones de la Louisiane, du val d'Aoste et de la plupart des provinces anglaises du Canada, du breton en France, de l'écossais au Royaume-Uni, etc. Toutes ces langues ne disposent, à toutes fins utiles, d'aucun pouvoir politique, même si elles occupent un territoire depuis plusieurs siècles. Certains peuples doivent même subir la répression comme les Berbères en Algérie, les Kurdes en Turquie, en Iran et en Irak, les Papous d'Indonésie, les Karens de Birmanie, etc.

4.2 La dépossession politique

L'État peut être tellement fort qu'il arrive à déposséder une langue majoritaire de tout pouvoir politique et de tout statut. Lorsque le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, envahit l'Angleterre au XIesiècle, il fit du français la seule langue officielle de la cour et de l'administration royale; pendant les trois siècles qui suivirent, la classe dominante a parlé et écrit en français, les classes dominées ont parlé anglais. C'est seulement en 1363 que, pour la première fois, l'anglais fut introduit au Parlement de Londres. La guerre de Cent ans entre la France et l'Angleterre avait fait du français la langue de l'ennemi et l'anglais celle de l'identité britannique.

La conjonction des conflits militaires et du pouvoir politique peut donc produire un impact sur le destin des langues. En cette fin du XXe siècle, on assiste encore davantage qu'auparavant à cette dépossession d'une langue majoritaire par une autre qui détient le pouvoir politique. Il en est ainsi du chinois taïwanais à Taiwan, du javanais en Indonésie, de l'afar à Djibouti, du swahili au Zaïre, du bemba en Zambie, du visayan aux Philippines, du mossi au Burkina Faso, du peul en Gambie, etc. Dans tous ces pays, et dans bien d'autres, c'est une langue minoritaire ou étrangère qui domine, souvent le chinois, le français, l'anglais, etc. Dans plusieurs pays, l'État ne cherche pas à protéger la langue majoritaire; au contraire, il favorise la langue coloniale ou une langue parlée par une minorité de la population. Ces exemples démontrent l'effet protecteur du contrôle politique dans la vie et la mort des langues.

4.3 Les États non souverains

Il faut des structures politiques pour exercer une influence sur une langue. Les langues des peuples d'États politiquement non souverains sont désavantagées dans la mesure où les élites politiques peuvent plus difficilement contrôler leur destin linguistique. Ces langues sont soumises à la volonté d'un gouvernement central plus fort, qui peut renverser les décisions du pouvoir régional. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'on assiste à un véritable sabotage de la part du gouvernement central à l'égard de la langue majoritaire à l'échelle régionale mais minoritaire au plan national. Il est, en effet, mal perçu pour un État régional de trop protéger sa langue locale parce que toute mesure de protection à cet égard risque de se faire aux dépens de la langue nationale majoritaire; ce qui est inacceptable pour la majorité, qui détient le pouvoir central. Le cas est manifeste en Espagne pour les régions autonomes de la Catalogne (catalan), du Pays valencien (catalan), des îles Baléares (catalan) et du Pays basque (basque), en Italie pour le Val-d'Aoste (français), la province de Bolzano dans le Trentin-Haut-Adige (allemand) et le Frioul-Vénétie-Julienne (slovène), au Canada pour le Québec (français).

Les langues semi-étatiques (États non souverains) de ces peuples minoritaires ont, pour la plupart, la préséance sur leur territoire, ce qui leur donne tout de même un avantage considérable par rapport aux langues sans État. Plusieurs spécialistes considèrent même la situation des langues minoritaires sous-étatiques comme des modèles de protection linguistique. Néanmoins, l'effet protecteur d'un État non souverain ne peut se comparer aux petites langues «souveraines» des pays scandinaves telles que le danois, le norvégien, le suédois, l'islandais et le finnois. Ces petites langues vont se maintenir contre vents et marées aussi longtemps qu'elles continueront à contrôler le pouvoir politique de leur État respectif. Cette protection semble moins assurée pour la Catalogne, le Québec et encore moins pour le Val-d'Aoste, et ce, parce que les frontières linguistiques demeurent perméables à la langue majoritaire nationale.

Ainsi, l'avenir des langues sans État ou sans gouvernement demeure toujours précaire parce que ces langues demeurent à la merci de celle qui contrôle le pouvoir politique, particulièrement lorsqu'il s'agit d'un État fort et peu disposé à partager son pouvoir (France, Royaume-Uni, États-Unis, Chine, Indonésie, etc.). Dans ces pays, l'État central n'a même pas à supprimer les langue minoritaires; en pratiquant simplement la non-intervention, il peut compter sur l'apathie pour espérer l'extinction de celles-ci sur son territoire.

5) L'impérialisme culturel

L'impérialisme culturel est le résultat d'un rapport de force qui joue en faveur d'une langue dominante, laquelle contrôle à la fois le nombre des locuteurs et le pouvoir économique générateur de produits culturels. La domination culturelle s'étend de l'école jusqu'aux produits véhiculés par les moyens technologiques tels le cinéma, la radio, la télévision et l'informatique. Les groupes minoritaires qui ne disposent même pas de l'école pour promouvoir leur langue n'ont pratiquement aucune chance de survie. Ainsi, les francophones hors Québec, qui n'ont pas accès à l'école française sous prétexte que leur nombre ne le justifie pas, sont certes placés dans une situation précaire.

Si les minorités qui n'ont pas accès à l'école dans leur langue sont menacées, à plus forte raison les langues non écrites sont-elles vouées à l'extinction. C'est pourtant le cas de la plupart des langues du monde. Parmi celles qui sont écrites, il faut considérer que les langues qui ne sont ni normalisées ni codifiées pourront difficilement résister à la puissance des langues fortes. Par exemple, les paysans qu'on alphabétise en bambara au Mali ne trouvent à peu près rien à lire ni chez les marchands de journaux ni dans les bibliothèques; il en résulte que l'information ne se transmet, à toutes fins utiles, que dans la langue coloniale, le français. Autrement dit, une langue écrite qui ne génère pas de produits culturels ne sert pratiquement à rien.

Le défi, pour les petites langues, consiste à la fois à se défendre contre l'impérialisme des grandes langues et à exceller sur leur terrain, même si elles ne disposent ni du nombre ni des mêmes ressources économiques et technologiques. Viser les standards internationaux peut être suicidaire pour les petites langues en raison du prix à payer en cas d'échec. Toutefois, l'exemple des Suédois, des Danois, des Norvégiens et des Finlandais montre qu'il est possible de relever le défi. Dans le cas contraire, c'est l'asphyxie et la mort des langues qui auront manqué le train.

Les peuples minoritaires qui utilisent massivement la langue et la culture des autres deviennent dépendants et anémient leur langue en contribuant par surcroît à l'expansion des langues fortes. L'histoire nous montre que seuls les peuples qui disposent d'un poids culturel fondé sur des institutions stables, un réseau d'écoles et des traditions écrites, réussissent à survivre, même après avoir été conquis par les armes.

6) Le processus de la mort des langues

La mort d'une langue n'est pas subite, sauf dans le cas d'un génocide où l'on supprime plus ou moins instantanément tous les locuteurs de la langue. Le premier symptôme de la régression d'une langue apparaît quand un peuple commence à ne plus utiliser sa langue, quand il l'abandonne pour la remplacer par une autre qu'il estime plus rentable. Ce processus se déroule en des phases provisoires de bilinguisme variable mais de plus en plus généralisé.

6.1 Le bilinguisme social

En soi, le bilinguisme ne constitue ni une maladie ni une vertu, et il n'est jamais la cause de la disparition d'une langue. C'est simplement un moyen que prend un peuple pour changer de langue parce que la première ne lui apparaît plus utile.

Dans la phase initiale de régression, la minorité est persuadée qu'apprendre la langue de la majorité enrichira sa vie culturelle, lui assurera un meilleur développement économique, l'ouvrira vers l'internationalisme contemporain et lui évitera un repliement sur soi. Le problème, c'est que le bilinguisme social est presque toujours assumé par les seuls minoritaires parce qu'il leur apparaît une nécessité; par contre, le bilinguisme est inutile pour les majoritaires à moins qu'il ne s'agisse d'une pure coquetterie culturelle. Autrement dit, le bilinguisme social étendu plus ou moins à toute une communauté est le fardeau de la minorité, à peu près exclusivement.

Le type de bilinguisme qui prévaut dans l'extinction des langues ne correspond ni au bilinguisme individuel ni au bilinguisme institutionnel, mais à un bilinguisme social généralisé dans toute une communauté; on peut alors parler de «bilinguisme ethnique». Le bilinguisme individuel est un phénomène isolé qui ne remet pas en cause les fonctions dominantes de la langue maternelle dans la vie sociale; un individu qui pratique un bilinguisme instrumental dans des fonctions limitées et bien déterminées ne court aucun risque de perdre sa langue. Le bilinguisme institutionnel, pour sa part, permet à chacun des groupes en présence de pratiquer l'unilinguisme, laissant à l'État le fardeau du bilinguisme au sein des organismes qu'il contrôle.

Mais si le bilinguisme favorise la langue seconde dans la plupart des rôles sociaux stratégiquement importants, l'individu bilingue met sa langue en danger. La non-utilisation de sa langue maternelle entraînera une perte d'habileté linguistique et une perte de l'identité culturelle. Si cet état de bilinguisme s'étend à toute une communauté, la mutation linguistique est imminente. La caractéristique de ce bilinguisme social évolue dans le temps dans une direction unique, avec de plus en plus de personnes, pour de plus en plus de fonctions, jusqu'au moment où toute la communauté utilise la langue seconde pour tous les besoins usuels de la vie quotidienne. La langue maternelle ne subsiste plus alors qu'à l'état résiduel tout en étant fortement imprégnée de la langue dominante.

Cette mutation linguistique (ou assimilation) est favorisée par deux forces convergentes. En effet, entrent en jeu à la fois l'attraction de la langue dominante et la pression sociale du groupe minoritaire vers cette même langue. L'attraction se manifeste par les avantages économiques et culturels que retire la minorité, alors que la pression sociale se traduit par l'ensemble des fonctions que choisit cette communauté: la langue d'enseignement, la langue de travail, la langue des loisirs, la langue de l'information, etc.

La durée du bilinguisme transitoire est déterminée par le nombre et l'importance des pressions exercées sur la langue maternelle. Si toutes les fonctions de communication s'orientent vers la langue étrangère, la mutation linguistique sera rapide et la mort inévitable. La situation des francophones hors Québec peut servir à illustrer toutes les phases du processus de la mort des langues, en passant du bilinguisme individuel isolé (Nord du Nouveau-Brunswick) au bilinguisme ethnique étendu à toute la communauté (Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, Sud de l'Ontario).

6.2 L'assimilation dans l'espace

On peut résumer schématiquement le processus de l'assimilation ou de remplacement de la langue dans l'espace selon quatre étapes. L'assimilation commence avec le bilinguisme systématique de l'élite sociale pendant que la masse demeure unilingue. Puis celle-ci devient progressivement bilingue dans les villes, alors que la population des campagnes reste unilingue. Les villes évoluent ensuite vers un bilinguisme grandissant, tandis que le bilinguisme gagne les zones rurales. Lors de la dernière étape, celles-ci passent massivement à l'unilinguisme tout en ne laissant subsister que quelques îlots bilingues.

Linguistiquement parlant, la langue dominée voit son système phonétique se fondre lentement dans la langue dominante, ses phrases se calquent sur celles de l'autre langue, son lexique est absorbé graduellement. La langue meurt par transformation, absorbée par la langue dominante, et ce, tant dans son système linguistique que dans son statut et dans la réduction de ses locuteurs.


Toutefois, contrairement à ce qu'on peut croire, le processus de la mort d'une langue n'est pas nécessairement irréversible. La langue n'est pas un organisme biologique qui naît, vit plus ou moins longtemps et meurt. C'est une réalité sociale qui peut faire fi des déterminismes biologiques.

L'histoire nous apprend aussi qu'une langue faible peut avoir raison d'une langue forte. Ainsi, au VIIIe siècle, l'anglais a bien failli disparaître au profit du norrois des Vikings; ceux-ci n'avaient plus que quelques batailles à livrer pour éliminer complètement les Anglo-Saxons. L'anglais est demeuré une langue faible jusqu'au XVIIe siècle et plusieurs «spécialistes» s'étaient même risqué à prédire sa mort prochaine; on connaît la suite de l'histoire!

À partir du XVIIIe siècle, nombreux également sont ceux qui ont prédit la mort du français en Amérique du Nord ; or, en cette fin du XXe siècle, le français, du moins au Québec, n'a jamais paru aussi fort, car il a réussi à contrôler quelque peu la dominance de l'anglais sur son territoire. En Algérie, l'arabe a été une langue dominée par le français pendant 150 ans; aujourd'hui, c'est le français qui est en train de perdre sur toute la ligne.

L'exemple le plus frappant concerne l'hébreu. Celui-ci a cessé d'être utilisé comme langue parlée dès le IIesiècle de notre ère. Déclarée langue morte, l'hébreu a pu renaître de ses cendres quelque 1700 ans plus tard pour devenir la langue officielle d'un État qui, malgré ses sept millions de locuteurs, conserve une vitalité enviable et tout aussi comparable au danois, au suédois, au norvégien, au finnois, etc.

On constatera que la vitalité et la mort des langues ne sont jamais des données acquises une fois pour toutes. Le processus d'assimilation, prélude à la mort d'une langue, peut s'arrêter en cours d'évolution, mais il faut avouer qu'il s'agit d'un phénomène peu généralisé. La tendance normale est que, une fois le processus de la régression amorcée, la vie d'une langue suit un déclin plus ou moins long avant de s'éteindre définitivement.

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