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La déshumanisation d’Haïti

Joël Des Rosiers
La déshumanisation d’Haïti

«Le voici maintenant cet habitant des frontières, sans identité, sans désir ni lieu propres, errant, égaré, douleur et rire mélangés, rôdeur écœuré dans un monde immonde. C’est le sujet de l’abjection.» — Julia Kristeva

Le président des États-Unis est un raciste comme il en existe, hobos tapis au fond des tavernes miteuses du Nebraska ou à la Maison-Blanche ou encore au Congrès même.

«They all have AIDS, why do we need them? They come from a shithole country. Take them out!» Hyper symptomatiques, ces saillies de Donald Trump résonnent avec leur cortège d’images de latrines, de fèces, de fluides biologiques, de maladies sexuelles et de contamination. Le langage utilisé par Trump est pré-symbolique, avant toute acculturation, avant toute représentation. Connu pour souffrir d’une phobie de la contamination et de l’empoisonnement, traqué par l’enquête du procureur spécial qui se referme inexorablement sur lui, Trump laisse échapper son angoisse de la destitution, sa toute-puissance et ses pulsions de destruction qui ne se laissent pas soumettre à l’ordre symbolique: lieu, fonction présidentielle, décorum, rencontre avec des sénateurs.

Pour Julia Kristeva, le corps intolérable ou abject laisse échapper des déchets et des fluides, en violation du désir et de l’espoir d’un corps immaculé «net et propre», rendant ainsi ambiguës les limites de notre individualité et indiquant nos déchéances physiques et notre ultime décès. Selon elle, les déchets humains et animaux tels que les matières fécales, l’urine, les vomissures, les larmes, la salive sont répulsifs parce qu’ils testent la notion de soi et l’autre dont dépend la subjectivité. L’Autre dans ce cas de figure étant le Noir, le Latino, le migrant.

Les immondes insultes envers les Haïtiens et Haïti, l’Afrique et le Salvador qualifiés en bloc de «pays de merde» par Donald Trump — Drumpf de son vrai nom de descendant d’immigrant allemand — proférées à plusieurs reprises durant d’importantes négociations politiques concernant les lois de l’immigration et l’avenir des «dreamers», ont provoqué dans le monde entier horreur, indignation et colère. Il serait naïf d’espérer la moindre excuse publique, la moindre rétractation de la part d’un président dont la vocation populiste «white trash» s’alimente à la grande frayeur nataliste des Blancs qui dès 2024 ne seront plus majoritaires aux États-Unis.

Grand remplacement

C’est ce grand remplacement par des migrants d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine qui sous-tend l’appel désespéré aux Norvégiens d’abandonner leur paradis social-démocrate pour émigrer dans les plaines du Midwest américain. Au moment où la diversité raciale se propage dans le monde, indicateur fiable de la globalisation, un leader, habile ventriloque, entraîne la plus puissante civilisation de l’histoire de l’humanité vers sa perte d’aura. Le peuple américain dont le niveau de culture selon diverses études ne fait que baisser serait-il parvenu à l’acmé d’une civilisation de divinités tordues? Comme dans plusieurs pays d’Occident, s’instaure comme l’avait annoncé Jean Baudrillard, une anomie de citoyens devenus des zombis inattentifs et médusés, capables de pervertir le pouvoir dans une intention parodique manifeste.  

Mais si l’Afrique, continent d’un milliard deux cents millions d’habitants, et Haïti sont des «pays de merde», c’est bien parce que la corruption qui y règne a été installée et entretenue par les puissances occidentales qui se sont efforcées à son maintien.

Le continent et sa fille aînée, Haïti, ont subi au cours des siècles la traite et ses dépravations qui sont des crimes irréparables contre la mère de l’humanité. Holocauste des holocaustes, plus de trente millions d’hommes, de femmes et d’enfants furent déportés pendant quatre siècles. La prospérité de l’Amérique est un usufruit sanglant du génocide et de l’esclavage qu’elle doit à l’Afrique et dont elle devra un jour s’acquitter. Ces trois mouvements — l’expansion impérialiste, l’expropriation des terres et l’esclavage — furent les éléments cruciaux de l’établissement d’un nouvel ordre économique mondial et finalement de l’émergence du capitalisme.

Sans accusation ni demande de réparation, la responsabilité morale et politique des Occidentaux dans la situation d’Haïti est flagrante. Au terme d’une période d’instabilité politique marquée par le passage de sept présidents en quatre ans, profitant de la faiblesse de l’armement naval du pays, les Américains ont franchi les eaux territoriales d’Haïti plus d’une vingtaine de fois au début du XXe siècle pour imposer sous la menace des canons leurs politiques de domination impérialiste.

«Protection» publique

La doctrine de Monroe (1823) met fin à la colonisation européenne dans la sphère américaine et place les pays indépendants d’Amérique sous l’influence de la nouvelle puissance impériale. Cette «protection» politique culminera par l’occupation américaine de 1915 à 1934. L’occupation a conduit à la destruction du potentiel démocratique d’Haïti, à l’exode des paysans haïtiens vers Cuba et la République dominicaine, à la création d’un appareil policier répressif et à un climat d’exploitation, de répression et de racisme qui a préparé la majeure partie des malheurs actuels. À bien des égards, c’est une histoire archétypale de la conquête impérialiste moderne.

Mais le mépris ne date pas d’hier. Dans les sociétés de plantation, les maîtres ont tenté d’asseoir leur autorité en accentuant la distance avec les esclaves, autrement dit en les déshumanisant. Les maîtres ont cherché à maintenir l’ordre plantationnaire en inculquant aux esclaves par les moyens les plus cruels le sens de leur propre infériorité, condition sine qua non de leur soumission.

Les archives coloniales contiennent des témoignages précieux qui confirment l’utilisation, en toute conscience, des idéologies raciales pour forcer cette subordination. En 1775, Hilliard D’Auberteuil dans ses Considérations sur la colonie de Saint-Domingue écrit: «L’intérêt et la sûreté veulent que nous accablions la race des Noirs d’un si grand mépris que quiconque en descend, jusqu’à la sixième génération soit couvert d’une tache ineffaçable.»

La décadence d’un imprécateur

Ajoutons que le détrônement de la raison, la bestialisation de l’homme, la glorification de l’idée de puissance, du prédateur, de la bête blonde, de la meute ont survécu jusqu’à devenir les germes du nazisme. Se contorsionner dans ces racines pourries, envahir les espaces médiatiques reflètent chez Donald Trump le signe d’une impuissance bien plus grande et tout à fait inadmissible vu ses fonctions. La faiblesse d’offenser la dignité de pays dépouillés depuis des siècles est pitoyable alors que leurs ressortissants continuent de contribuer à la grandeur des États-Unis. 

Nous résisterons à «une manipulation réactionnaire du passé» (Karl Marx). Qu’il suffise néanmoins de rappeler la participation héroïque des Haïtiens, les Chasseurs-Volontaires indigènes de Saint-Domingue dont Rigaud et Doyon, mes aïeux directs, à la guerre d’Indépendance américaine durant le siège de Savannah, en Géorgie, en 1779 ou l’impact de la perte de l’ancienne colonie de Saint-Domingue qui obligea la France, en faillite à la suite des efforts de guerre, à vendre aux États-Unis la Louisiane soit le tiers du territoire américain actuel. Les termes de l’échange demeurent toujours aussi injustes. En 2017, la balance commerciale entre Haïti et les États-Unis fut excédentaire de 385 millions de dollars, source de revenus appréciable pour l’économie américaine.

Haïti n’est pas que le pays le plus pauvre de l’Occident. Petit pays, grande nation. «Arise, black vengeance!» avait prédit Shakespeare. C’est le premier peuple à se soulever contre l’esclavage et l’oppression dans la Caraïbe en 1791. Lorsque la République d’Haïti a été proclamée le 1er janvier 1804, elle a été la première nation de Noirs libres à se lever, négraille debout, dans un monde d’empires hostiles à son existence qui ne lui ont jamais pardonné leur défaite. La France, l’ancienne métropole, l’a rendue exsangue par l’extorsion de la dette de l’Indépendance de 90 millions de francs-or, réparation du vainqueur au vaincu qu’Haïti a payée pendant un siècle jusqu’en 1947 en échange de sa reconnaissance.

Mais au-delà de sa majesté, l’histoire d’Haïti est surtout belle. De la beauté des lieux, de la beauté qui transforme les femmes en prêtresses, les hommes en dieux. Elle mérite pour ce qu’elle apporte à l’humanité notre respect et notre gratitude et non la décadence d’un imprécateur.

Joël Des Rosiers

Montréal
16 janvier 2018

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