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La crise haïtienne et la cosmogonie de la libération

Glodel Mezilas
La crise haïtienne et la cosmogonie de la libération

Autour des années 1935-36, le philosophe allemand Edmund Husserl établit un rapport entre « La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale », mettant en évidence la perte de sens, de finalité, de téléologie qui s’observe dans les sciences positives, contrairement à la mission théorétique, critique, rationnelle, rigoureuse et universelle de la philosophie, caractéristique de la tradition grecque.  Il explique la crise européenne par l’échec de la philosophie à prendre en main la destinée européenne, établissant ainsi une relation entre l’humanité européenne et la philosophie.

Comme d’autres philosophes, Husserl identifie la philosophie à l’Europe comme la marque d’une certaine spiritualité voire supériorité vis-à-vis d’autres cultures et civilisations. François Chatelet parle d’une invention de la raison comme quoi elle serait née en Grèce comme le symbole d’un développement culturel supérieur par rapport à d’autres peuples.

Quand Husserl établit une relation entre crise européenne et la philosophie, il reconnait que ce qui fait la spécificité européenne est cette aventure spirituelle de la philosophie.  À son avis, le dépassement de la crise européenne ne peut se passer que par la reprise de cette philosophie théorique, rigoureuse, et critique.

Cependant, la Krisis dont parle Husserl est liée au positivisme, au naturalisme, au psychologisme dominant la culture européenne depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Ce qui fait que l’idée de sujet (transcendantal), de finalité, de téléologie, de sens lui fait défaut. À partir de la relecture du cogito cartésien, il élabore ce qu’il appelle la phénoménologie transcendantale – nouvelle méthode philosophique consistant à capter l’essence des phénomènes mettant en corrélation le sujet et l’objet par le biais de l’epojé, du renoncement à l’attitude naturelle, de la réduction phénoménologique, etc.   

Par analogie, je constate que dans le cas haïtien, il s’établit un déphasage entre la crise haïtienne et ce que j’appelle la « cosmogonie de la libération » dans mon livre (Que signifie philosopher en Haïti ? Un autre concept du vodou, Paris, L’Harmattan, 2016).  La cosmogonie de la libération renvoie à la mobilisation des croyances, des imaginaires, des traditions mises en branle par l’esclave sur la plantation coloniale pour lutter contre l’ordre chaotique, impérial, raciste et hégémonique. Elle est caractérisée par un ensemble de ressources symboliques et identitaires.

À la différence du philosophe des Lumières, l’esclave ne disposait pas de concepts, de catégories et de théories pour exiger des réformes de l’ordre colonial. En tant que « migrant nu », selon l’expression d’Édouard Glissant, il ne pouvait recourir qu’à son bagage symbolique et métaphysique pour tenter de renverser l’ordre colonial humiliant. Son imaginaire était le moteur de sa créativité culturelle. Cet imaginaire était rempli de dieux, de mythes, de croyances et de représentations culturelles.

 De cette manière, la cosmogonie de la libération constitue son « noyau éthico-mythique », pour reprendre une expression de Paul Ricœur dans son livre Histoire et vérité. Ce bagage culturel, symbolique constitue, à mon avis, le plus grand patrimoine d’Haïti.

À la différence des juifs, des chrétiens, des musulmans, Haïti ne dispose pas de livres sacrés ; il ne dispose pas non plus de grandes figures spirituelles produisant des grands textes de sagesse comme Confucius en Chine. Son héritage vient de son passé colonial durant lequel s’est formé et forgé un patrimoine spirituel. C’est ce patrimoine spirituel qui a du mal à se matérialiser dans le temporel (institutionnel ou civilisationnel) pour lui donner sa configuration matérielle. La cosmogonie de la libération ne passe pas du spirituel à l’institutionnel de manière à donner une orientation structurelle aux institutions. Autrement dit, l’imaginaire (cosmogonie de la libération) ne passe pas au niveau du symbolique (matériel/institutionnel). 

Au lieu de parler de philosophie de la libération – comme en Amérique latine -, j’estime que l’idée de cosmogonie de la libération reflète davantage les formes de mobilisation culturelle et identitaire à l’œuvre dans le contexte colonial. Elles tardent à s’institutionnaliser.

D’où mon constat : la dramaturgie politique haïtienne depuis 1804 a toujours été en étroite opposition avec ce soubassement culturel, symbolique et métaphysique. Dit autrement, la culture politique nationale s’est éloignée de la culture populaire, des traditions portées par l’imaginaire collectif. En l’occurrence, les institutions politiques, les normes, les valeurs et l’organisation de la vie nationale n’ont rien à voir avec l’identité culturelle du pays. C’est toujours l’opposition entre le pays réel (porté par la cosmogonie de la libération) et le pays imaginaire (calqué sur la pâle imitation des institutions politiques et culturelles occidentales).

Cette dichotomie entre le pays réel et le pays imaginaire se traduit aussi dans la crise de l’idée de nation. Dans la tradition occidentale, deux grands paradigmes ont essayé de fonder l’idée de nation : la vision volontariste, contractualiste et universaliste héritée des Lumières et la vision ethnique, culturelle, linguistique héritée du romantisme allemand.

Malgré les débats et les discussions autour de la validité de ces paradigmes, l’Europe a su construire ses modèles sociaux en fonction de sa culture, ses valeurs, son identité et ses traditions. Cependant, en Haïti, la question de la nation, de l’identité nationale, de la culture n’a pas été posée suite à la conquête de l’indépendance. On ne faisait qu’importer des modèles sociaux, culturels et politiques. Léon François-Hoffmann (dans son livre Haïti : couleurs, croyances, créole) rappelle que le président Alexandre Pétion faisait distribuer l’ouvrage de morale de La Bruyère Les Caractères, comme quoi on voulait adoucir les mœurs nationales par la diffusion de ce livre.

L’introduction de ce livre signifie que les traditions et croyances nationales étaient à écarter dans l’édification de la nation. C’était en d’autres termes le rejet de la cosmogonie de la libération.

Cette dernière représente l’ensemble des croyances, des manières de vivre, des traditions qui se sont constituées au cours de l’époque coloniale. À l’opposé, le système politique se construisait sur le rejet radical, ou l’occultation de ces dernières. Ce qui veut dire que le système politique était fondé sur une faille culturelle et symbolique.

La mise en place des institutions politiques dans le pays après 1804 n’était pas en relation avec le patrimoine culturel national hérité de l’époque coloniale. Ces institutions portaient la marque des traditions européennes non conformes à la réalité postcoloniale immédiate du pays. Entre ces institutions et la culture populaire, il y a avait et il y a encore un hiatus, une opposition radicale car elles ne s’inscrivent pas dans l’imaginaire culturel du pays. Cela explique la crise persistante de l’ordre politique haïtien.

Ces institutions ne faisaient pas l’objet d’une traduction contextuelle, dans la mesure où elles devaient être adaptées aux réalités nationales. Ainsi, très tôt, nous avons subi passivement l’influence de la modernité politique occidentale dont la logique immanente renvoie à un modèle culturel qui s’inscrit dans une tradition différente d’Haïti.

Ce qui parait paradoxal, c’est que les esclaves haïtiens étaient plus originaux et créateurs que les prétendues élites politiques. Les premiers recouraient à leurs cosmogonies, leurs, croyances pour s’armer symboliquement contre le système colonial, alors que les seconds mimaient l’ordre politique européen en imposant au pays des institutions politiques qu’elles mêmes n’arrivent pas à respecter et à faire respecter.

En outre, ces institutions servent les intérêts des clases dirigeantes et dominantes, passant sous silence des exigences de la communauté des citoyens. Il s’est produit donc depuis les débuts de la nation haïtienne une sorte de fétichisme des institutions politiques, dans la mesure où elles représentent et cristallisent les intérêts des groupes hégémoniques de la société, perdant tout contact avec les couches les plus vulnérables de la population.

Autrement dit, l’organisation politique du pays s’éloigne des besoins, des desiderata de la communauté, et le pouvoir politique perd toute légitimité auprès de cette communauté. L’ordre institutionnel est corrompu et se dévie de sa source, de son origine et de son fondement. C’est ce que le philosophe Enrique Dussel appelle le fétichisme du pouvoir dans ses 20 thèses de politique.

Pour Dussel, tout pouvoir politique institutionnalisé (qu’il appelle potestas) dérive de la communauté des citoyens (qu’il appelle potentia). La relation entre les deux passe par la représentation, qui doit canaliser sur le plan institutionnel ce qu’il appelle la « volonté de vivre » de la communauté. Et quand il y a écart, déviation, séparation ou rupture, il se produit le fétichisme du pouvoir.

À la différence de la philosophie politique moderne, il ne définit pas la politique comme domination, mais comme étant au service de la communauté,  comme une délégation de pouvoir devant remplir les objectifs et les exigences de la communauté. La politique se fétichise, se dénaturalise quand il s’écarte de la volonté de vivre de la communauté.

Cette conceptualisation du pouvoir rejoint la problématique de la cosmogonie de la libération, née dans un contexte colonial où prime l’idée de l’autre, de la communauté, de l’échange, de la tolérance, du respect et de l’ouverture. 

L’institutionnalisation du politique en Haïti ne prend pas en compte cette vision éthique, kombitiste présente dans la cosmogonie de la libération. Au contraire, l’ordre politique depuis 1804 se construit sur un vide éthique et communautaire. Les institutions ne reflètent pas l’esprit de la tradition du vivre-ensemble, de l’échange, du partage, de l’entre-aide, etc.

Au lieu de se mettre à l’écoute de la cosmogonie de la libération, la pratique politique en Haïti instrumentalise l’analphabétisme ambiant pour dénaturer le vrai visage de la politique, au sens aristotélicien du terme : la quête du bien commun.

C’est ce qui explique la permanence des crises nationales, en ce sens que l’ordre politique continue de reposer une faille originaire –l’absence de base culturelle – devant l’orienter vers la satisfaction des intérêts du bien commun.

Aussi, la solution à la crise passe par la récupération de l’épistémologie du savoir populaire, laquelle contient les ingrédients permettant de refaire l’ordre politique, dans ses dimensions de normes, de pratiques et d’institutions.     

   

[1] Glodel Mezilas, Docteur en Études Latino-Américaines (Philosophie, Histoire des Idées et Idéologie). Auteur de

 Haïti, les questions qui préoccupent, Paris, L'Harmattan, 2016.

  • Africa en el discurso del Caribe, Madrid, Solenodonte, 2016.
  • Que signifie philosopher en Haïti?  Un nouveau concept du Vodou, Paris, L'Harmattan, October 2015.
  • El trauma colonial, entre la memoria y el discurso. Pensar (desde) el Caribe, Florida, EDUCAVISION, September 2015.
  • Qu’est-ce qu’une crise. Eléments d’une théorie critique, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • Civilisation et discours d’altérité. Enquête sur l’Islam, l’Occident et le Vodou, Florida, EDUCAVISION, 2014.
  • Généalogie de la théorie sociale en Amérique Latine, Port-au-Prince, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2013.
  • Haití más allá del espejo, México, Editorial Praxis, 2011.

 

 

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