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Jacques Coursil, linguiste, jazzman et penseur du "Tout-Monde"

Raphaël CONFIANT
Jacques Coursil, linguiste, jazzman et penseur du "Tout-Monde"

   Il fut une figure, mais discrète, de l'Université des Antilles et de la Guyane. Un passant considérable venu de divers mondes.

   Avec ses locks grisonnantes et ses petites lunettes, ses vêtures improbables et sa propension à embrayer dès qu'on le croisait sur des sujets de haute volée__car il était tout à la fois philosophe, linguiste et mathématicien__, Jacques Coursil était quelqu'un d'à part. Il détonait même sur le campus de Schoelcher et en particulier au sein de la Faculté des Lettres et Sciences humaines où il enseigna les Sciences du langage. D'aucuns, comiquement, le fuyaient de crainte de ne pouvoir le suivre entre telle citation d'Aristote ou de Wittgenstein et la déclamation, à voix douce et profonde, de quelque passage de Soleil cou coupé d'Aimé Césaire. Pourtant nulle forfanterie dans son comportement, aucune volonté ni d'en jeter plein la vue ni d'humilier son interlocuteur. Simplement la volonté d'affirmer l'université comme un lieu de débat permanent, un lieu de savoir et de confrontation intellectuelle. C'est pourquoi il n'était pas friand des colloques pendant lesquels trop d'universitaires se mettent en scène, voire se donnent en spectacle, l'espace d'une matinée ou d'une journée avant de retourner à leurs sombres querelles pour la conquête de pouvoirs le plus souvent dérisoires.

    Peu d'entre ses collègues savaient que Jacques Coursil venait de loin, même si son accent et ses manières trahissaient sa "Négropolitanité", néologisme que j'avais cru bon forger pour contrer ses critiques de la Créolité. J'y reviendrai mais auparavant, il faut savoir qu'il était le fils d'un mécanicien qui avait émigré en France bien avant la grande vague du BUMIDOM. De son propre chef donc. Mécanicien qui avait travaillé très dur "Là-bas", toute sa vie, y élevant son fils Jacques et sa fille Anne-Marie avec cette rigueur et cet amour si particuliers des générations antillaises de la fin du XIXe siècle. Jacques avait hérité de ces deux qualités, fuyant la complaisance et la médiocrité de ces faux intellectuels insulaires qui deviendront, hélas, légion une fois que le baccalauréat deviendra plus facile à passer que le permis de conduire, ce qui, par la suite, deviendra le cas des diplômes de l'Enseignement dit "supérieur".

    Cet enfant de l'émigration antillaise en France, celle d'avant la grande vague, répétons-le, a eu un parcours assez extraordinaire qui, à l'âge de vingt ans, sans un sou en poche, aux Etats-Unis où il s'embarqua dans l'aventure du jazz, jouant avec certains des plus prestigieux musiciens des années 70 et enregistrant des albums que les spécialistes considèrent comme des classiques. Il aimait à nous taquiner, Jean Bernabé et moi-même, ses plus proches collègues, une fois qu'il fut recruté à l'Université des Antilles et de la Guyane, pour notre méconnaissance et à vrai dire notre très moyenne appétence pour la musique. C'est qu'il ne séparait pas cette dernière de la philosophie et de la linguistique et surtout pas des mathématiques dont il était féru. Après son séjour étasunien, il passe deux doctorats, l'un en philosophie, l'autre en mathématiques, et devient maître de conférences en Sciences du langage à l'Université de Caen. Au bout de quelques années, il largue à nouveau les amarres et repart de l'autre côté de l'Atlantique, faisant même le serveur dans un bar de Brooklyn où un soir, il a la surprise de servir l'immense poète chilien Pablo Neruda, "un gros monsieur sympathique", dira-t-il plus tard.

   Qu'est-ce qui l'a poussé, après une décennie jazzistique à faire un retour au pays natal de ses parents ? Nous ne le saurions jamais, très discret qu'il était sur sa vie. En fait, nous finirions par découvrir qu'il portait en lui la douleur de ce que Glissant a appelé le "Pays réel-Pays rêvé". La Martinique, dont il avait rêvé dans son enfance parisienne et qu'il n'avait approchée qu'au cours de rares voyages de ses parents, n'était pas celle qu'il découvrait enfin, au jour le jour, dans ces années 80 au cours desquelles il décida de s'y installer. Connaisseur sur le bout des doigts de Césaire, Fanon et Glissant, il était le mieux placé, lui qui était tout à la fois d'ici et d'ailleurs, pour prendre l'exacte mesure de la nasse dans laquelle le "pays rêvé" s'était enferré. C'est pourquoi il abhorrait le nombrilisme et se montrait critique envers la Négritude, l'Antillanité et la Créolité et férocement critique envers les "Etudes postcoloniales". Quant au déferlement de sottise noiriste qui affecte la Martinique depuis quelque temps et qu'il n'a pas eu le temps de connaitre, il est facile de deviner ce qu'il en aurait pensé.

    De sa vie et son expérience en Europe, J. Coursil avait hérité de ce que cette dernière a de meilleur et que, maladroitement sans doute, je définis comme "la passion de la scientificité". Grand lecteur et connaisseur du fondateur de la linguistique, Ferdinand de Saussure, il batailla toute sa vie contre les innombrables zélateurs, commentateurs et autres glosateurs de l'oeuvre du fameux Cours de linguistique générale qu'il estimait mal interprété. Cela ne lui valut pas que des amis au sein de l'université française ! A vrai dire, il y fut blacklisté et ses livres ignorés alors qu'ailleurs, aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse, en Belgique etc., il trouvait une oreille attentive. Lui avons-nous, nous créolistes martiniquais, travaillant à ses côtés au sein du GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créole), fondé par Jean Bernabé, une oreille plus attentive ? Malheureusement non. Immergés dans la tâche épuisante consistant à créer de toutes pièces une nouvelle discipline, les "Etudes créoles", au sein de notre université et à y affronter de nombreux adversaires, d'une part, et de l'autre, à veiller à ce que le résultat de nos recherches eut un impact dans la réalité (création d'une graphie du créole, publication de grammaires, de dictionnaires, enseignement du créole à l'école etc.), nous n'avions guère de temps pour des spéculations où s'entremêlaient philosophie, linguistique, mathématique et informatique. C'est ce qui poussa J. Coursil a créer un sous-groupe, une section autonome au sein du GEREC, appelé le GIL (Groupe Informatique Linguistique) avec des collègues tels que Daniel Montlouis-Calixte et Jean-Charles Hilaire.

    Il accepta tout de même de confier aux Presses Universitaires Créoles, le bras armé éditorial du GEREC, un manuscrit étonnant qui deviendra un livre : La fonction muette du langage (2000). Il y développait des thèses qui allaient à rebours de la linguistique officielle, celle qui était en vigueur au sein de l'université française, en ces années où cette discipline y triomphait, se parant du titre de "plus dure des sciences molles", colonisant littéralement l'anthropologie (C. Lévi-Strauss), la psychanalyse (J. Lacan) ou les études littéraires (R. Barthes, G. Genette). Le livre de Coursil fut bien évidemment ignoré, chose qui, je crois, ne l'étonna point, mais le mortifia tout de même. Non pas qu'il recherchât la reconnaissance intellectuelle car cette dernière il l'avait et depuis longtemps, mais parce qu'il ambitionnait d'apporter sa pierre à cette discipline à la fois en revisitant ses pères fondateurs mais aussi en avançant ses propres thèses. Voici une brève présentation de La fonction muette du langage :

 

  "Les trois analyses qui composent cet essai constituent une introduction à la « fonction muette » du langage, celle de sujet entendant ; pour un sujet qui parle, il en faut au moins un qui entende et qui ne parle pas. Le dialogue, lieu de parole, est aussi par nécessité, un espace de silence. Le sujet qui entend et qui ne parle pas ne quitte pas pour autant la sphère du langage. Son activité d'entendant, activité intelligente par excellence, est une expérience de langue. Le sujet qui parle entend aussi ; autrement dit, le parlant est également un entendant : parler présuppose la capacité d'entendre. Ainsi dans le dialogue, parler est un événement, et entendre, une constante. L'activité de langage se partage donc en deux rôles dialogiques, celui d'entendant qui parle et celui d'entendant qui ne parle pas. Dans ces trois analyses, la fonction muette d'entendant est définie comme une activité de langage, montrable comme telle."

 

  Me revient au moment où j'apprends la triste nouvelle de son décès à Liège, en Belgique, de cet épisode cocasse qu'il me raconta au détour d'une conversation : lors de son séjour aux USA, il s'était rendu à l'université de Berkeley, en Californie, où enseignait le plus éminent linguistique américain, Noam Chomsky, fondateur de la linguistique générative. Il s'était inscrit pour un rendez-vous et figurait au jour dit en onzième et dernière position sur la liste de ceux qui, assis ce jour-là dans le couloir attenant au bureau du Maître, attendait d'y être reçu. Son tour venu au bout de deux heures d'attente, il eut la stupéfaction de constater que Chomsky l'ignora, se rendant même à la machine à café se trouvant au bout du couloir, sortant et rentrant régulièrement de son bureau pour aller porter quelque document à quelque secrétaire. Jusqu'à ce que Coursil finisse par l'interpeller et là, Chomsky de se confondre en excuses, en "sincères excuses", me précisa Coursil :

   "Vraiment désolé ! Je vous avais pris pour un basketteur."

    Arrivé à l'âge de la retraite, Jacques Coursil, quitta sa case créole des hauteurs du Morne-Vert où, n'ayant pas de proches voisins, il s'adonnait, entre lecture et écriture, à la trompette pour regagner une nouvelle fois les Etats-Unis où il sera recruté par la prestigieuse Cornell University. Enfin, il regagnera son pays "natal" au sens premier du terme, celui où il est né à savoir la France. Puis, assez rapidement la Belgique. Il publia en un dernier livre de linguistique, qui tout comme les précédents ne trouva aucun écho au sein de l'université française, mais qui lui valut d'être régulièrement invité à tenir des séminaires dans diverses universités européennes, notamment allemandes (Heidelberg, Munich etc.). Nous échangions des courriels de loin en loin. Sa puissance intellectuelle, son immense savoir, continuaient à m'impressionner, me faisant me sentir tout petit face à lui. Il m'apprit qu'il était revenu au jazz. 

    Un brillant esprit, à la fois martiniquais et du "Tout-Monde", vient de s'éteindre. Ses livres parleront désormais à sa place dans ce monde où règne, presque sans partage, le confusionnisme...   

   Ecoutons le magnifique Trail of tears de Jacques Coursil :

 

Jacques Coursil - Trails of Tears (Full Album)

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