Celui qui avait inventé un mot français et "l'avait imposé dans le dictionnaire des Blancs" comme on s'en rengorgeait au sein du peuple dans les années 60 du siècle dernier, à savoir celui de "Négritude", ne fut pas très bien compris, les mots "génocide" et "substitution" ne faisant pas jusque-là partie du vocabulaire commun. S'agissant du premier, les plus scolarisés d'entre nous savaient le relier à celui que subirent les autochtones de Wanakaéra, ces fameux Kalinagos qui habitaient l'île qui sera rebaptisée "Martinique" par D'Esnambuc et ses successeurs. Mais, comme l'a souligné Edouard Glissant, l'apport kalinago à notre culture créole a "désapparu", néologisme frappant qui renvoie au fait que dans notre vie de tous les jours, soit nous avons oublié soit nous ne savons pas que lorsque nous employons les mots de "kouliwou", "balawou", "watalibi", "kachiman", "matoutou", "manyok", "wagaba", "moubin" et plusieurs centaines d'autres, nous parlons la langue défunte des premiers habitants de notre île. Nous ne nous souvenons pas non plus que la nasse des pêcheurs, les fours à chaux de conques de lambi et la poterie, la vannerie et nombre de rimed-razié (remèdes à base de simples) proviennent directement de pratiques kalinagos.
A ce génocide des autochtones de notre ile, ceux qui sont arrivés jusqu'au bac, voire ont accompli des études universitaires, ajoutent le génocide des Juifs d'Europe au cours de la seconde guerre mondiale. Mais même les plus diplômés d'entre nous ne savent pas que le tout premier génocide du 20è siècle fut celui des Hereros en Namibie par les mêmes Allemands qui, trois décennies plus tard, brûleront les fils de Sion dans des fours crématoires. Quant au génocide arménien par l'Empire ottoman ou la Turquie naissante, quasiment personne n'en a entendu parler en Martinique. Bref, quand Césaire employa l'expression de "génocide par substitution", le premier mot était plus ou moins flou dans l'esprit du plus grand nombre des Martiniquais et le second carrément obscur. Le chantre de la Négritude voulait simplement dire que nous, les néo-autochtones (les premiers ayant été les Kalinagos), arrivés dans les cales des bateaux négriers, étions menacés d'être remplacés sur cette terre que nous avons si difficultueusement faite nôtre au bout de trois siècles et demi.
Expression redoutable s'il en est ! Expression à manier avec des pincettes surtout. D'abord, parce qu'elle peut être employée aussi bien par les "vaincus" (nous) que par nos vainqueurs (les Européens). Cela ne devait pas tarder d'ailleurs : trois décennies à peine après que Césaire l'a lancée, en France et plus largement en Europe, une expression quasi-synonyme apparut, le "Grand Remplacement", dans les discours de l'extrême-droite et désormais, ces temps-ci, dans celui d'une fraction de la droite classique. Il vise à dénoncer le fait que la population blanche européenne et chrétienne serait menacée d'être "remplacée" par des hordes de migrants arabes et africains lesquels ne constituent pourtant que 12% de ladite population. Pourcentage qui, soit dit en passant, est celui des Noirs américains, pourcentage presque dérisoire dont nous n'avons pas conscience parce que ceux-ci sont omniprésents dans l'Entertainment (sport-musique-danse-cinéma-mode). Un match de basket de la NBA est trompeur avec ses 80% de joueurs noirs ! Des millions de Blancs américains, notamment ceux qui vivent dans les états du Middle-West, ne verront jamais leurs compatriotes noirs qu'à la télévision ou sur Internet. Ou alors, brièvement, lors d'un voyage dans quelque grande ville comme New-York ou Chicago.
12% de Noirs américains ne menacent pas de "noircir" les Etats-Unis, on voit donc très mal comment 12% d'Arabes et d'Africains pourraient "musulmaniser" l'Europe. Bref...
Revenons à Césaire et à son expression de "génocide par substitution". Qu'est-ce qui le différencie de celle de "Grand Remplacement" ? Ceci : la première est ou peut devenir une réalité tandis que la seconde est un pur fantasme comme on vient de le voir. 350.000 Martiniquais peuvent être assez facilement "substitués" alors que 350 millions d'Européens ne peuvent aucunement être "remplacés". Pas besoin d'être un champion en arithmétique pour le comprendre ! Simplement, il demeure une ambigüité dans l'expression césairienne que, dans l'urgence politique dans laquelle il se trouvait à son époque, il ne pouvait lever mais que nous, au 21è siècle, nous nous devons de lever. Sous peine de sombrer dans l'idéologie d'extrême-droite du "Grand Remplacement".
Oui, nous nous devons de lever cette ambigüité !
Comme suit : nous sommes principalement menacés d'être substitués par les "Békés-France", comme disaient nos grands-parents, par les "Métros" ou "Français de l'Hexagone" comme on dit de nos jours. Mais pas uniquement par eux ! Car il ne s'agit pas d'une question raciale, mais culturelle. Tous ceux qui viennent chez nous, de quelque continent qu'ils proviennent (Europe, Chine, Afrique, Amérique du sud etc.) peuvent, à terme, constituer une menace. Pour notre culture, pas pour notre "race" ! Et pourquoi ? Pour au moins quatre raisons : parce que notre population est minuscule ; parce que notre langue et notre culture sont jeunes et fragiles ; parce qu'il n'est plus besoin à un étranger de se "créoliser" pour vivre en Martinique, chose qui était le cas jusqu'aux années 60 du siècle dernier. ; parce que nous ne respectons pas nous-mêmes notre propre culture que nous réduisons au seul tambour et "brennen bonda".
Oui, les Békés-France constituent une menace mais que dire de ceux qui font circuler massivement sur whatsap cette ignominie à notre endroit :
"Les Martiniquais sont des déportés
qui ont pour terre natale
le Camp même de leur proscription
et qui tentent de faire de leur ancien Bagne
un Patrie"
A ces donneurs de leçon, on pourrait répondre, en restant au même niveau qu'eux, que si nos ancêtres se sont retrouvés en Martinique, c'est parce que les leurs ont été INCAPABLES de les défendre contre la barbarie européenne. Au moins s'ils les avaient vendus, ça leur aurait rapporté quelque chose et leurs pays ne seraient pas dans l'état lamentable dans lequel ils se trouvent aujourd'hui. Donc, oui, nous faisons de la Martinique notre pays, ne vous en déplaise ! D'ailleurs, que faites-vous dans notre île ? Pour reprendre votre expression, les Européens nous y ont "assignés" (pour la raison expliquée plus haut), mais vous, c'est pire : vous vous y êtes assignés vous-mêmes. De votre plein gré ! Auto-assignés, quoi...
Si donc l'expression césairienne de "génocide par substitution" a un sens, elle doit s'appliquer à tous ceux qui viennent de l'extérieur, de quelque pays ou continent qu'ils soient et un Martiniquais n'a aucune leçon à recevoir ni d'un Européen ni d'un Africain ni d'un Arabe ni d'un Sud-Américain. Ni de personne ! Ce qu'ont vécu nos ancêtres déportés d'Afrique, puis plus tard d'Asie, est l'une des pires expériences qu'ait vécu l'humanité et nous sommes les seuls à en porter les stigmates, les seuls à avoir cherché à les effacer en nous réhumanisant à travers la création d'une nouvelle langue et d'une nouvelle culture. Et pour cela nous n'avons jamais compté que sur NOUS-MEMES !
La menace est donc là, menace culturelle insistons dessus, et nous sommes (notre petite bourgeoisie et bourgeoisie, pas les coupeurs de canne et travailleurs de la banane évidemment) partiellement responsables de celle-ci. Pourquoi ? Parce que nous avons rejeté pendant plus de trois siècles et continuer de rejeter (tout en prétendant le contraire la main sur le coeur !) cette langue et cette culture qui ont fait de nous de que nous sommes aujourd'hui à savoir un peuple à part entière ! Car enfin, il n'y a aucune raison pour qu'un Européen, un Chinois, un Africain ou un Sud-Américain qui viennent s'installer en Martinique de se "martinicaniser". Aucune ! Nous ne respectons pas et ne valorisons pas notre propre langue et notre propre culture, comment pourrions-nous exiger que des étrangers le fassent ? Les premiers "génocideurs par substitution" sont donc...nous-mêmes.
"Génocide par substitution", oui, mais ayons l'honnêteté et le courage de faire d'abord notre examen de conscience !
Sinon, cette expression a bel et bien un sens, elle est à prendre au pied de la lettre dans au moins un cas, pour au moins un peuple à notre époque : les Palestiniens. Il suffit de jeter un œil à la carte qui illustre cet article pour le comprendre.
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