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Fragment de silence

Par Lila Benzid-Basset
Fragment de silence

Le texte ci-après est extrait d’un roman en cours de rédaction qui s’intitulera « Tu seras un homme, ma petite… »

Dans les méandres des âges, je brisais mes chaînes. Chaînes d'esclavage héritées de temps que nulle mémoire n'avait osé garder. Ding dang-dang dang doung. Je me faufilais vers ma liberté par une nuit généreuse en obscurités. Générosité amplifiée par le ciel souriant d'un croissant de lune à peine tracé. Je fuyais une cité-oasis accrochée à l'Islam, splendeur parmi les splendeurs, ville-oasis aux mosquées accueillantes. Je courais, fuyant le nom de cette ville que depuis des années je ne voulais plus nommer dans ma tête. Je serrais contre moi une outre brune, vieille peau de chèvre à demi-pleine d’eau. Je l’avais volée à un caravanier pas trop riche et l’avais cachée depuis plusieurs mois, enroulée dans un burnous couleur sable et une gandoura toute simple, toute blanche. C’était dans ces oripeaux d'homme libre que je fuyais des siècles d'esclavage en écrasant sur ma poitrine la vieille peau à demi-pleine de ma survie. Je voulais étouffer le bruit de l'eau qui tournait folle et trop bruyante à chacun de mes pas. Sans cesse, je me retournais, la ville me semblait à présent un cimetière mort croulant sous le poids des ténèbres. Elle qui m'avait pourtant impressionné au point de ne rien envisager d'autre que d'y être l'esclave de Jamal Ould Haleb. Cette métropole du désert qui avait vu bien des poètes, des philosophes et des écrivains, possédait une bibliothèque qui ne désemplissait jamais. Tous ces hommes de lumière venaient admirer de merveilleux et anciens manuscrits. Cette oasis, ville de l'Islam suspendue aux abords du Sahara protégeait les écritures beaucoup mieux qu’elle ne protégeait l'or. Ces hommes de lumière venaient caresser une des plus anciennes copies du Coran encore de ce monde ou, malgré l’Islam, venaient grandir face aux peintures rupestres vieilles de milliers d'années. Cité-rempart protectrice de vies bruyantes face à l'immensité des sables silencieux. Tout ces hommes illuminés par tant de savoir et qui venaient admirer la vie, ne savaient pas voir les esclaves. Ding dang-dang dang doung.

-- Tu arrives à comprendre mon gumbri, mes gestes et ces grognements qui sont ma voix ? Tu me soulages ainsi. Écris, puisque toi tu sais le faire. Si tu savais comme j’ai rêvé d’un écrire.

C’est d’un pas sûr qu’il avançait, la tête pleine de mille questions sans réponses. Qui était-il ? Il ne le savait pas. Quelles étaient ses origines ? Il n’en savait pas plus. Seule sa couleur l'emportait parfois dans des rêves tissés par des mots de conteurs et de griots, les gardiens des traces. Dans des rêves Toucouleurs, Peuls, Ouolofs ou Sarakolés. L'esclavage ne veux laisser que des traces de fouets, des traces de souffrances. Cicatrices imposées par les crocs des temps que l’on donne sans mémoires, pour que soient effacées les traces des origines qui légitiment l'homme dans sa condition d'homme. L'esclavage s'absout lui-même de ses culpabilités. Quand l'homme n'a plus du tout de passé, il est sans avenir, il est au même rang que le chameau, le mouton ou l'agneau. A tous les temps, l'esclavage se conjugue sur le mode de l'oubli. L’esclavage jouit d’une amnésie qu’il construit collective.

-- A ma naissance, le maître m'avait nommé : Oualou Rien. Mais depuis l'âge de dix ou douze ans, j’exécutais le moindre de ses ordres sous le nom de Hhagoun qui veut dire idiot ou muet ou sous le nom de Madjoune qui veut dire fou. Ding dang-dang dang doung.

Un jour de festivités qui brassait un grand nombre de citadins, la puissance du maître qui punit l'esclave pour l'exemple, exprima toute sa violence dans ma bouche d'enfant coupable de réactions enfantines. Le sang de l'enfance devait dire à tous, la force implacable du maître qui patiemment mûrit, mâche et remâche l'idée de punition pour réellement la déguster le jour venu et la partager dans la fête. Face à trop de curiosité ou face à un apitoiement sur une bête battue, giclait toujours de moi, de Rien, la même phrase ; pas juste ! Pour cela mon maître m’avait tranché la langue.

C’est au bout d’un long moment que la forme obscure de l'oasis qui l'avait vu naître s'était défaite de ses regards affûtés. Il réfutait la fatigue qui voulait le freiner. Il devait avancer encore, avancer seulement.

-- Le lendemain, lorsque Jamal Ould Haleb se rendrait compte de mon absence, il prendrait ses meilleurs chevaux, des pur-sang arabes de hautes lignées, foulerait le sable du désert grain après grain pour me retrouver. S'il me reprenait, il crèverait la peau de chèvre et la jetterait au loin, me ramènerait poings liés, attaché à la selle et courant aux côtés de son cheval sous un soleil sans compassion. Nous arriverions dans la cour de la somptueuse demeure de celui qui s'imposerait à tous comme l'unique possesseur des vies de cette magnifique maison. Il m’ordonnerait de soigner son cheval de maître, d'abreuver la bête, de l'étriller, de lui mouiller les jarrets sans que l'esclave que je redeviendrais n'ait la plus petite des petites gouttes d'eau. Pendant ce temps, la cour se remplirait de monde fait de maîtres et d'esclaves. Une fois le cheval pansé, Jamal Ould Haleb me couperait la tête. Mon corps serait livré aux regards de l’oasis assoiffée le jour, tandis que la nuit, il serait livré aux chacals qui viendraient se repaître de mes chairs déjà avariées par trop de soleil. Dans le nid de la nuit atrocement froide et piquante des milliers de grains de sable qui frappaient mon visage, voilà ce que me disait mon court passé pour pousser le plus loin possible mes rêves de liberté. Je ne pouvais m'arrêter, si j’écoutais ma fatigue, je savais que jamais je ne quitterais ma morgue. Au nom de mes ancêtres, dont je ne savais absolument rien, mais qui depuis trop longtemps mourraient de l’esclavage, je n'avais pas le droit de m'arrêter. Au nom de la descendance qu'Allah avait peut-être prévu sur mon destin, je n'avais pas le droit de m'arrêter. Dang ding doung doung. Des images d'enfance souriante de légèreté de vie sans chaînes portaient mes pas. Je n'ai pas pris la route des caravanes, Jamal Ould Haleb irait par-là. Plus jamais, je ne serais là où cet homme serait. C'est par cette route bordée de poussière d’or et de cadavres, piste de commerce d’âmes et de chaînes d'esclaves que mes pères, depuis des siècles, furent amenés à notre effrayante condition. Mais continus, écris.

C’est sur la route d’un retour aux sources que Jamal Ould Haleb irait. Il irait sur cette route, en pensant comme un homme libre depuis toujours. Il penserait comme un homme libre qui aurait été privé du lieu de ses origines durant quelque temps de sa vie, mais ne penserait pas en homme enchaîné depuis des générations.

-- Non, je ne prendrais jamais la route des caravanes, la route de la mort. Pour moi, le retour était impossible. Quel retour ? Vers quelle terre aurait-il pu se faire ? Quelle mémoire aurait-elle voulu reprendre un esclave en son seing, dont l’existence même était accusation pour cette mémoire ? Pour toutes les mémoires car en tout temps et tous lieux l’esclavage, je ne parle pas de celui qui a emporté mes frères sur d’autres continents, dans des bateaux à cales qui de tombeaux sont passées à berceaux et de berceaux à tombeaux dont je porte l’immense perte sculptée dans la forme de mon gumbri. Je parle de tous les esclavages éparpillé dans tous les temps et que toutes les mémoires ont fuit. Non comme bien d’autres, je n’ai jamais possédé que ma faim et la couleur de ma peau, elles étaient ma condition, mon lieu et mon histoire. D'elles me sont venus des rêves d'ancêtres qui parfois m'ont sauvé d'un suicide. Je suis comme bien d'autres, un homme de l'impossible retour. Au plus profond de moi, ma servitude a banni toute idée ou tout rêve de retour. La distance entre la naissance de mes ancêtres et la mienne ne se mesure plus, tout comme mon nom, celui qui me revenait de droit, elle a été irrémédiablement étirée, étendue, délayée jusqu’à sa dissolution dans les sables. Le seul berceau que je connaisse est celui de l’esclavage, il ne sera pas mon tombeau. Ding dang-dang dang doung.

C’est sans s'arrêter un seul petit instant qu’il marcha durant toute la nuit. A travers les picotements de ses yeux fatigués, qu’il vit l'aube de ce premier jour comme le plus beau des encouragements. Le désert révélait l'extraordinaire beauté d'un monde desséché. Hhagoun ne voulait pas s'arrêter, il résistait de toutes ses forces pour ne pas s’asseoir et contempler les premières et émerveillantes images de son évasion. Sa marche vers la liberté se fit envol. Le Sahara dans son infini lui montrait la grandeur de son acte d'homme. C’était comme un cri silencieux, un cri muet, dont l’écho se matérialisait à perte de vue par les nuances instables des sables qui semblaient s’élever d’un horizon à l’autre pour atteindre l’heure trouble des camaïeux de brumes mauves ; accouplement indistinct d’une terre et d’un ciel consentant. Le désert célébrait la délivrance de l'homme à travers un spectacle d'immobilités. Ici, des rocs de volontés, là, des pierres de courages, au loin des sculptures mobiles, traces de vagues sans cesse esquissées par des vents têtus dans leurs maladroites générosités. Partout, des grossesses de sable étirant leurs vergetures ondulantes comme une permanence portaient dans leurs entrailles les nidifications des temps. Comme des revenants de fresques lunaires des troncs d’arbres aux fibres siliceuses, mémoire aux formes silencieuses d’un passé de verdures, ouvraient ses futurs à l’incertain. Remontant des profondeurs de terres gardiennes des malchances fossilisées et polies par les milliers de grains torrides du sablier des désespoirs, des ossements blanchis lui rappelaient le provisoire dans le désert. A portée de regard, de minuscules existences gratteuses des sables exposaient la densité des vies peuplant chaque parcelle de ces anciennes terres fertiles devenues aridités. Sous ses pieds, des écritures aux formes douces nées des danses de serpents semblaient vouloir écrire sa route. Il arpentait sa nouvelle existence dans des accablements de soleil aveuglants, mais qu'importe, il serait libre. Les quelques dattes qui étaient ses seuls vivres diminuaient trop vite mais qu’importe, il se repaîtrait de liberté. L’outre se faisait plus lourde pour son corps au fur et à mesure qu'elle se vidait, mais qu'importe, il marchait vers sa liberté. Il était sur la route de cette liberté, si souvent appelée. Cette route, on l'avait tracée dans sa tête depuis fort longtemps déjà. On, c'était tous les conteurs et les griots qui venaient à l’oasis de son servage pour répandre la parole de la nuit, celle qui va librement sans maître, ni ordre, sans jour pour l’enfermer, la maîtriser. Comme tous les autres, Hhagoun attendait les porteurs de paroles avec impatience, même s’il n’avait pas le droit d'aller sur la place qui les accueillait. Il trouvait toujours dans l’obscurité même de la nuit sa cachette pour les écouter. Leur présence dans la cité était synonyme de fêtes du mot, d'hommages au verbe et au geste pour que naissent ou se réveillent des rêves. Ces troubadours du désert, ces médias d’avant l’heure, apportaient dans leurs arts des nouvelles du monde de l'Islam et de l’Afrique. Rapportaient d'heureuses naissances de garçons, d'autres moins heureuses de filles dans telle ou telle tribu. Des nouvelles de morts que ces poètes savaient rendre plus tristes encore. Des historiettes qui dans leurs bouches trouvaient grâce de légendes. Des comptines sans valeurs qui rendaient, imperceptiblement, traces de lignages perdus. Le cercle qui se faisait autour d'eux éclairé par la seule lumière des regards, disait la valeur accordée à leurs visites. Certains anciens pour être sûrs d'entendre de bonnes paroles les houspillaient un peu, pour tester leurs capacités aux répliques qui fusaient toujours de manière comique. C'était une forme de complicité pour la mise en ambiance. Grâce aux conteurs et aux griots, par la parole surtout, cette oasis était reliée aux mondes, à tous les mondes. Tous les écoutaient avec la plus religieuse des attentions, leurs yeux s'emplissaient d'étincelles, dans les peaux colorées, patinées et burinées par des cieux sans mercis, on aurait dit des astres prêts à rêver. L'influence et l’impacte du conte sont sans limite. Tous ceux qu'avait entendu Hhagoun semblaient porteurs de cette puissance extraordinaire qui appelle la vivacité de l'esprit, celle qui permet de relier les traces des temps silencieux et oubliés à l’instant présent et à l’individu. Puissance extraordinaire qui donne le pouvoir de l'imagination représentative. Ce que Hhagoun entendait, il le voyait. Et comme les autres, il était aussi impressionné que s'il l’avait réellement vu. Comme dans les contes de Shéhérazade, la parole de la nuit préservait la vie, la parole de la nuit appelait et protégeait ses rêves d’une inconnue liberté. La parole de la nuit, comme dans Les Contes des Mille et Une Nuits, était celle qui luttait contre la violence et la mort. Avec les autres, depuis son obscure cachette, lui aussi se sentait le héros des histoires que relataient les conteurs et les griots. Ses souffles se suspendaient, se perdaient et lui revenaient quand le personnage courageux se dépêtrait de mille dangers. Tour à tour, les joies ou les peines qui touchaient le héros de l'histoire jouaient avec les émotions de chacun, grand ou petit. Parfois un frisson d'angoisse parcourait l'assemblée, quelqu'un lançait ; « attention à toi ! » et comme pour remercier cet allié, le héros semblait s'adresser à la foule dans les mots du parleur, en ayant fait attention. Le conteur attendait parfois un ; « gloire à la valeur de cet homme ou cette femme », que les spectateurs n'hésitaient pas à donner car c'était ainsi qu'ils faisaient partie du conte. Hhagoun de son nocturne refuge grognait aussi sa participation sans que nul ne l’entende. Parfois, entre deux larmes, une vieille femme murmurait dans la profondeur d'un soupir quand un personnage de bonté mourait. « Qu’Allah le reçoive dans sa miséricorde et qu'il repose en paix ». Quand un poème surgissait de la mémoire du conteur grâce à un visage ou à une eau qu'on lui offrait, les regards se chargeaient de cette tendresse qu'ont les gens de l’Afrique pour la poésie. Dans le cercle des êtres offerts aux mots et receveurs de paroles, on voyait une paire de paupières se clore tout doucement, comme pour permettre au poème d'entrer dans le creux de l'âme, sans autres images que celles dessinées par les mots. Des poitrines semblaient se soulever, se remplir de l'air des mots qui pénétraient les mémoires pour s'y retrouver dans un fragment insu, mémoires surprises de s'y reconnaître. De très lents hochements de têtes rythmaient la compassion pour un impossible amour, pour une âme en souffrance ou pour un rêve mort. Les histoires qu'aimait Hhagoun étaient celles qui disaient la mer de jade blottie dans des fins fonds d'Afrique, qui en son mil protégeait une île aux couleurs paradis verts et flamands roses. Celles qui l'enthousiasmaient le plus parlaient de Khaïr Ed-Din, le plus redoutable des deux frères Barberousse, fléaux pour les conquérants des portes méditerranéennes de l'Afrique qui aimait tant les chardonnerets. Mais celle qu'il préféra entre toutes fut celle qu'il n'entendit qu'une fois, car les maîtres de l’oasis l'avaient à jamais proscrite de leur cité. Celle racontait la vaillance de Khâlifa Hassan Agha, amiral de la flotte et esclave de Khaïr Ed-Din Barberousse. Quand un conteur ou un griot quittait l'oasis, il savait que les rêves et la survie de chacun avaient été nourris et se nourriraient les uns des autres jusqu'à la prochaine visite d'un autre conteur. Il savait que ses histoires se chargeraient d'autres mots qui voleraient plus riches vers d'autres hommes et d'autres temps, se chargeraient de paroles supplémentaires pour servir la parole, quelle soit de la langue du prophète ou mariée à d'autres.

-- Ecris que plus tard on appellerait cette beauté là le téléphone arabe. Ding dang-dang dang doung.

C’est dans les contes, dans les nouvelles de telle et telle tribu, que Hhagoun avait retenu des noms de lieu, qu’il avait tracé dans sa tête une carte imaginaire qui devait le conduire aux îles du soleil couchant; El-Djazaïrat El-Maghreb, qui depuis 1839 s'étaient vues rebaptisées : Algérie. Iles tant aimées de Khâlifa Hassan Agha. Hhagoun voulait passer par oued El-Ma, rivière de l'Eau, dont il entendit d'extraordinaires histoires de vertes fécondités. El-Ma ; la mère dans divers langages de l’archipel du soleil couchant. En homme qui avait brisé ses chaînes, il voulait goûter l'eau d'une mère que l'esclavage lui avait volé. Il partit vers le Nord-Est de l’oasis qui l’avait vu naître. Il n'avait pas de boussole, dans des contes il avait entendu quelle étoile suivre, quels monts garder dans ses horizons pour se rendre dans l’archipel du soleil couchant en passant par cet oued.

-- D'un pas à l'autre, je m'éloignais de ma première existence. Dang ding dong doung. Ecris, je savais que je ne voulais plus de chaînes, mais je ne savais absolument pas ce que pouvait être une vie sans fers. Imprudent. Trop occupé à tenter d’imaginer ce qu’allait être ma liberté, à prier encore et encore ce dieu tant de fois imploré que je n'avais pas compté les nuits. Et d’ailleurs, elles ne m’apportaient ni trêve, ni repos. Les vents froids, piquants et affolés semblaient trop occupés à déplacer les dunes pour m'épargner un petit peu. Au loin, quand j’aperçus une caravane qui soulignait les contours d’une aube, je me suis caché. C’était comme un réflexe provoqué par les sillons indélébiles sur ma peau, traces de mes chaînes. La couleur de mon burnous me dissimula aux regards depuis toujours affranchis de la tribu Targuie qui passa très prés de moi. Le bruit des vies me paralysa. J’eus l’impression que cette paralysie s’installait en moi pour toujours, tant ce bruit me tombait dessus comme une force indomptée. C’était comme une vague ancienne, qui me cherchait, moi, pour me révéler sa puissance millénaire. Comme une espèce de déferlante qui voulait se jeter sur le brisant qu’est mon silence de muet. Dong doung ding dang dong. Les Touaregs, fiers de leur liberté dans un monde irrigué de misères, noblement suivaient leur piste, sans se rendre compte qu’ils pouvaient être comme un ouragan pour un homme trop seul. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils pouvaient être, pour le regard apeuré d’un homme neuf des traces de vieilles mers porteuses d’esclavages, seules gouttes d’eau marine dans l’étendue incommensurable du Sahara. Gouttes bleu-noir, gouttes indigos, gouttes de vie en perpétuelle quête d’eau. J’eus peur des rires d'enfants qui submergeaient l’air, peur des murmures de femmes qui semblaient se mouvoir et nager entre les chocs d’ustensiles de cuisine, dans un enchevêtrement de sons de chèvres, d'ânes et de chameaux. Je ne respirais plus. J’étais en apnée quand j’entendis des froissements de voiles venir à moi. C’était bizarre, comme la caresse d’un vent sur la voilure d’un bateau et pourtant, je tremblais du désespoir des peurs. Je sentais que j’allais me noyer. A l’insu de ma propre conscience je revivais le commerce des âmes qui faisait fortune de bon nombre de tribus sahariennes. Un vieil homme, aussi noir que moi, qui semblait glisser sur l’onde des sécheresses, posa un petit caillou sur un amas de roches haut comme une gazelle, en prononçant quelques mots de remerciement à ceux qui, avant lui, avaient fait le même geste. Poser sa pierre sur celles des autres était un acte de survie, un acte de désobéissance et de solidarité d'hommes face à l'âpreté du désert. Chaque tribu qui passait par-là apportait sa pierre pour ne pas perdre la piste que les vents du Sahara savent si bien cacher de leurs respirations chargées des sables effaceurs de destinées.

Quand la vague s’éloigna vers d’autres rives, mes espoirs s’étaient élimés, ils étaient moribonds. Je m’en voulais de m’être caché, mais la peur du commerce des âmes avait été si forte. Les oreilles encore pleines d’écumes bouillonnantes des bruits Targuis, là, vraiment, je me suis senti seul parmi les serpents, les lézards et les scorpions. Le rythme de mes pas s'en trouva modifié. Leur cadence s'était chargée de cette crainte des hommes et de mon improbable liberté. Ho ! Pourtant, dés le début de mon échappée, je m'étais enivré de la joie de m'être évadé, mais après les Touaregs, c’est ma joie qui s’évadait de moi, emportant avec elle tous mes rêves naïfs d’homme neuf. Écris, je n’ai plus honte d’avoir cru en la liberté comme on croit à un dieu, je n’ai plus honte d’avoir eu peur. Doung dong ding dang doung.

C’est face à son futur d'homme parmi les hommes, qu’un mur immense venait de s’élever dans des doutes torturants. Qui allait-il être ? Il eut l’impression que plus jamais il ne le saurait. Quelles seraient ses nuits à venir ou ses lendemains ? Il tentait de se convaincre d'être dans le vrai, le juste. Il s’était tant imaginé libre dans les mots des conteurs et des griots. De tous temps ce rêve l’avait habité, mais il se rendait compte qu’en dehors des nuits de la parole, il l’avait fait seul. Seul dans l’unique espace qui semblait lui appartenir au-dehors de la couleur de sa peau et de sa faim ; la partie la plus sombre de la nuit. Seul écart possible. Cette partie de nuit qui enveloppe et qui guérit. Où être est légitime. Bout de nuit qui offre l’évasion au jour le plus absurde, morceau obscur qui cache la chaîne, celui qui murmure l’égalité, celui qui ouvre la vue à l’aveugle, celui qui offre l’abandon au repos d’une possible liberté à l’âme captive. Celui où un esclave peut enfin se sentir homme aux regards des étoiles, seules garantes de tous les rêves. De l'un à l'autre de ses pas rendus trop lourds par la vérité injuste de ses jours, Hhagoun sentait déjà sa nouvelle vie se consumer sous les affres brûlantes de ce ciel qui n'était plus que chaleur étouffante. L'allure vive d'espérances de ses enjambées premières s'était progressivement muée en une traînante dessiccation. Tout autour de lui était brûlant. Dans l'embrasement de la terre, tout n'était plus que brûlure. Aucune hospitalité de roches n'était sur son chemin. Des dunes montaient des volutes de chaleurs transparentes, épousailles de terre et de ciel qui font naître aux heures impavides de leurs noces passionnées, des impostures ou des promesses à ne jamais tenir. Le moindre insecte imprudent grésillait sur le feu d'une pierre. L'air, très lentement, incendiait ses poumons qui semblaient de leur propre volonté vouloir se pétrifier pour ne plus s'asphyxier. Quand il fermait les yeux un instant pour tenter de trouver dans sa tête la douceur d’un peu d’ombre, il les rouvrait très vite, tant le feu du ciel traversait son crâne. Au fond de lui, aucune trace de pénombre ne pouvait l’apaiser. Il n’était plus que soleil patient et dévastateur pour lui-même. Ses traits se redessinaient. Sous l'érosion consumante du désert, sa peau vieillissait. Sa chair se hérissait jusqu’à s’anesthésier sous les mille piqûres de l’astre sans partage. Sous chacune des piqûres ses os se laissaient carboniser. Ses pensées s’immobilisaient, se calcinaient. Insensiblement son évasion se laissait incinérer. Il se traînait malgré tout, pleurait sans qu’aucune eau ne puisse naître de ses douleurs bouillonnantes, pleurait sur la descendance qui ne viendrait plus de lui et qui jamais nulle part, n'inscrirait sa liberté pour la paix des ancêtres. Pleurait sèchement pour sa dignité à peine croisée, sortie des flammes d'un enfer d'hommes voleurs d’âmes, pour finir dans l'enfer d'un ciel et d'une terre complices du prolongement des vols. Pour sa mère vint une si petite larme qu’elle brûla sa joue d'une autre ride en séchant. Le souffle des temps chargés de cendres s'arrêtait sur lui. N'avait-il pas déjà payé à la vie le droit d'aller au bord de cette eau tant désirée depuis qu'il en savait l'existence ? Ses pères qui n'avaient jamais dépassé la trentaine n'avaient-ils pas le droit de laisser leurs âmes reposer, enfin sereines, dans sa liberté ? Celle qu'ils n'avaient jamais cessée d'appeler, d’espérer durant leurs vies d'esclaves. L'intérieur de sa bouche trop sèche gonflait dans une douleur atroce, le moignon de sa langue était à vif, comme pour lui rappeler l'instant de son supplice dans une agonie sans fin. Les alentours n’étaient que vibrations ardentes et lentes de feu sans flammes. Quand il tomba, le sable le frappa en pleine figure. Le feu de la terre lui infligea une autre gifle, toute sa vie vieille de dix-sept années semblait n’être vouée qu’à recevoir des gifles. Ce coup de braise lui extirpa un tout petit gémissement de rien du tout, un seul petit ; « mmm » de Oualou. Ses paupières qui grillaient par le dedans résistaient au dernier instant. Il caressait le sable en pensant à l'eau d'El-Ma, sable fluide comme une eau qui aurait mal tourné, sable fuyant comme son rêve de liberté. Des oiseaux à cadavres menaient au-dessus de sa fin le vol rond d’une danse d’avant-festin. Le rire d’une invisible hyène semblait se moquer de son échec. Ses yeux refusaient l'avortement des générations qu'il désirait futures, qui n'auraient probablement rien su de lui, tout comme il ne savait rien de ses pères, mais pour lesquelles, sans que jamais elles ne s'en doutent, il aurait tant voulu laisser sa trace : Leur Liberté. Dans cette autre mort, l'ombre qu'avait été sa mère, dans un semblant de vivre, voulait le reprendre sur son sein. Il redevint Rien, enfant Oualou assoiffé du regard de son interdite Ma. Il voulait se voir encore une fois dans les deux lucarnes ouvertes sur d'autres vies. Mystérieuse mère dont les yeux semblaient ne pas appartenir à la misérable silhouette. Des yeux noirs et lumineux, insouciants mais suspicieux. Il voulait plonger une ultime fois dans l'eau de ce regard parfois dangereux. Il redevint l’enfant-esclave puni par le poignard de l’homme-maître. Il a dix ans, tous sont là pour assister à la punition de l'enfant drogué depuis la veille. Dans le cercle de la foule, une masse d’ombres tremble d'effroi, ce sont les mères esclaves, voilées de draps noirs, elles sont noires, elles sont blanches, elles sont grises. Les possessions des maître d’Afrique ne se limitent pas à la peau noire, toutes sont à posséder. Toutes ont été possédées, exploitées, mises en esclavage sans distinction aucune. Parmi elles, se détache une espèce de mâture qui tremble plus fort, qui crie tout bas et dont le regard hurle des injures vers les cieux qui permettent ça. Ces voiles noirs, c'est sa Ma, celle qui tenta de l'étouffer sur elle plus d'une fois. On approche le poignard de son enfant, un vomissement jaillit du ventre qui a porté le petit Oualou. Des bras soutiennent l'ombre morte depuis longtemps déjà. Le maître sort la langue de l'enfant de la petite bouche offerte par la drogue. La mère s'effondre dans la danse irraisonnée de ses jambes qui ploient sous la douleur de son bas ventre qui veut la fuir, qui veut s'arracher d'elle. Les voiles des autres esclaves se penchent sur la mère, ils semblent être des voiles de bateau qui suivent, vaporeuses, la chute de leur mât. L'enfant s'évanouit. A son réveil Oualou est devenu Hhagoun. Les bras de l'ombre qu'il a pour mère le balancent tendrement. Sa tête entière lui fait mal, sa gorge aussi. Cette grotte qu'est devenue sa bouche lui semble à présent trop grande et pour le restant de sa vie, insondable. La douleur amplifie et enfle à la cadence des frappes de son cœur. Il cherche les yeux de sa Ma. Étrange regard sans plainte, regard souriant dans des misères d'esclave, frêle et fort de mille fiertés. Elle croit qu'il va mourir, elle l'espère, tant d’enfants meurent pour moins que ça. Elle murmure une berceuse. Dans les larmes de son fils, elle lit qu'il va vivre. Ses yeux de mère tremblent. Les battements de la berceuse se font plus durs, comme les battements de douleur du sang de Oualou. Dans une quête de courages, elle halète des « han » rapides qui rythment ses balancements devenus fous, en serrant de plus en plus fort son enfant. Leurs temps se balancent jusqu'à se perdre dans d’autres vies. Ils sont dans la même transe. L’enfant n'a plus que le parfum de la chair de sa mère pour tout air. Chair qui pénètre ses poumons, qui s’y perd pour les perdre. D'un seul coup, tout s'arrête. Sans lâcher son fils, elle tombe. Le pied du maître vient de frapper la tête de la femme. Aux premières lueurs de l'aube, il la livre au désert sans une goutte d'eau. C’est la punition de celle qui voulait le voler, le plagier en tuant un de ses esclaves. Le chiffon d’ombre déjà fantôme quitte son esclavage en chantant la berceuse qui disait ; « dors lumière de mon regard, demain nous mangerons de la joie, demain nous boirons de la gaieté, dors mon petit, dors pour demain, dors à satiété ».

C’est une voix, la voix qui est revenue pour le chercher, avec elle il accepte enfin de fermer ses yeux. Un mât aux voiles noires, gonflées de vents humides et généreux le recouvre de son ombre.

Comme j’aimerais savoir lire pour bercer tes mots dans mon silence. Dang ding doung dong. Prépare-toi à écrire mille suites possibles puisque tu as consenti à tremper ta plume dans l’encre du charnier des mémoires. Dong dong ding dang dong.

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