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Fonds-Saint-Denis, Martinique

Fonds-Saint-Denis, Martinique

Carnet de voyage d'un Québécois à travers la Martinique. Si proche et si différente à la fois de son pays où n'existerait que deux saisons : l'hiver et le mois d'août...

 

À la sortie de l’aéroport, il n’y a pas beaucoup d’exotisme, à part les palmiers. Les premières Martiniquaises que l’on croise sont grandes, maquillées, pressées, style professionnelles, et plutôt pâles. Elles font très métropole. Elles ne vivent pas dans le même monde que les dames vêtues de madras qui nous prépareront quelques jours plus tard des accras de morue près des plages, ou les vendeuses de fruits et légumes dans les marchés publics. C’est normal : l’aéroport est une chose, le pays une autre.

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Contraste semblable plus tard à Sainte-Anne, un des plus beaux villages du sud, étalé comme deux ailes de chaque côté de son église face à la mer : la police municipale, à pied, et plus loin la gendarmerie nationale dans sa pimpante fourgonnette couleur marine. La première des locaux, l’autre visiblement des Européens. On ne badine pas avec les départements français d’Amérique. J’apprends sur le Web que la Martinique a été cédée à la France par le Traité de Paris en 1763, en même temps que le Canada était cédé aux Anglais. Les fameux « quelques arpents de neige » de Voltaire contre le sucre de canne, plein de promesses.

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Ces métisses de l’accueil ont fait remonter dans mes souvenirs Ingrid, quatorze ans, la fille d’une de mes deux colocs aux États-Unis. Elle notait les cinquante nuances de noir dans sa classe. « Oh! that one? She’s much darker than me! », « a shade darker », « I’m much lighter than her », etc. Liz, sa mère, était noir ébène, ici on dirait une « négresse bleue ». Sans doute que son père était Blanc, parce que Liz avait milité dans le Parti communiste américain, ce qui lui avait valu un tas de problèmes et l’avait rendue discrète dans les conversations. Notre autre coloc, blanche comme un drap, portait les petites lunettes rondes de toute bonne gauchiste de la côte Est, toujours souriante, mais un peu insistante avec ses idées structurées et son alimentation correcte. Aujourd’hui elle doit arborer un macaron de Sanders. Liz ne s’obstinait plus avec personne, se contentant de finir sagement sa thèse, enfermée dans sa chambre. Tout le quartier de Squirrel Hill, rempli d’étudiants, d’intellectuels, de juifs (un attentat meurtrier dans une synagogue du quartier a fait la une il y a deux ans à l’échelle nationale), était à gauche. Paul Morand a écrit bêtement que « le noir est beau comme le blanc est beau : ce qui est laid, c’est le gris ». Il n’aimait pas le métissage. Mais les personnes grises sont rares en dehors des Blancs très fatigués. Ingrid était chocolat au lait. Elle faisait une belle paire contrastée avec sa mère. Quand elle entrait dans sa classe, elle avait l’œil d’une Inuite qui distingue toutes les nuances de la neige, voyait quatre Noires foncées, six plus claires, deux autres « very, very light brown », et trois petites Blanches pâlottes au fond. Puis elle éclatait de rire en replaçant ses grandes lunettes. Elle superperformait à l’école, brillait au milieu du spectre. Elle ne devait plus toucher à terre le soir où Obama a été élu. J’entends encore le chuintement appliqué avec lequel elle prononçait mon nom.

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La variété ne manque pas ici non plus. L’immense majorité des Martiniquais sont des descendants d’esclaves africains, amenés ici comme du bétail. Et il y a les mulâtres, répartis entre chabins et câpres : les premiers, jaunes ou roux avec des yeux bleus, les autres, cheveux crépus et peau claire. Puis les quarterons (un quart noirs), les Coulis (Inde), les Chinois, les « Syriens » (en fait, des Levantins), et les békés ou Blancs-pays. Communautés plutôt séparées les unes des autres, mais que lie le créole, bien que les nuances continuent de peser sur les rapports sociaux. Les Blancs-France et les autres touristes comme nous, déjà exaspérés d’être relégués chez eux à la case des cisgenres, apprennent ici qu’ils font partie des Z’oreilles – parce qu’ils doivent tendre l’oreille pour comprendre le créole. Mon guide de voyage prévient que les Martiniquais ne sont pas toujours avenants avec les Européens. Le passé est resté lourd. Avec les Québécois, tout est plus facile. Le Traité de Paris.

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C’est à la courageuse Martiniquaise Paulette Nardal (1896-1985), chantre de la négritude avec sa sœur Jane, que l’on devrait l’expression « Black is beautiful ». De célèbres écrivains comme René Maran et Aimé Césaire ont fréquenté ses salons littéraires.

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La D1 qu’on a grimpée le premier jour pour nous rendre à notre maison à treize cents mètres d’altitude, était la pire route pour monter à Morne-des-Cadets : étroite, toute en zigzag à travers une forêt tropicale, avec des virages à angles droits qui débouchent sur des pentes debout comme des murs devant le pare-brise, et une chaussée apprêtée selon diverses recettes. Quand on rencontre, c’est le contraire de la règle qui prévaut sur les pistes de ski de fond : celui qui descend s’immobilise, et il faut replier le rétroviseur pour passer. À cette vitesse, au moins on a le temps de saluer et remercier.

On franchit les étages climatiques jusqu’en haut. En bas à Saint-Pierre, tout à l’heure, il faisait 28˚ C, alors qu’au sommet on est reçu par un vent à écorner les bœufs ; il y en avait d’ailleurs deux en liberté dont les cornes ont frôlé la carrosserie de la Renault près de la maison pendant qu’on passait entre eux au ralenti. Les deux bêtes, propriété de Léon, notre hôte, qui les appelle par leur petit nom comme on fait au Québec. Il reste à garer l’auto prudemment à quelques centimètres d’un talus vertical, au risque de débouler sur le toit d’un bungalow à quatre ou cinq mètres en contrebas. Le lendemain, en redescendant dans le matin ensoleillé, on découvre que, les yeux rivés sur la route, on avait longé sans s’en rendre compte des bananeraies avec leurs régimes attachés dans des sacs bleus à leur sommet.

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Immense vallée. Village illuminé le soir sur l’autre versant. Tout en bas, Saint-Pierre étendu le long de la mer des Caraïbes. Février est tout en pluie et rafales au nord cette année. Le sommet de la montagne Pelée, qu’on voit de nos fenêtres, se cache dans un nuage depuis plusieurs semaines ; on devra renoncer à la randonnée, trop risquée. Pendant la nuit, les auvents de bois, dont les loquets sont difficiles à enclencher, n’arrêtent pas de claquer. Dehors les arbres sont secoués comme des fous par le vent, l’air de danser une danse sauvage, peut-être la batouque que célèbre Césaire dans Les armes miraculeuses. Ils résistent, savamment enracinés dans le roc au bord des falaises les plus abruptes. La maison, faite de seize essences de bois, bâtie par Léon et ses amis, ne tremble même pas. Mais ça siffle dans les recoins des volets, les vents foncent de tous les cotés, avec à peine quelques répits, comme des feintes, et jusqu’à l’aube le « noir hurleur » qu’évoque Césaire accommode mes rêves à sa façon. Je passe d’un ascenseur à l’autre dans un immeuble où je me retrouve chaque fois à des étages où s’affairent des dizaines et dizaines d’employés dociles qui travaillent sous une lumière crue, pendant qu’on me conduit à mon bureau. Mais on n’y arrive jamais, et je marche toute la nuit derrière celui qui était chargé de m’accueillir. Soulagement au réveil. Ce n’est pas étonnant que ce soit ici, dans la queue des Petites Antilles, que les cyclones, venus des côtes d’Afrique comme les esclaves, prennent leur élan, le plus souvent pour aller frapper la côte américaine.

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Le ciel reste si occupé le jour qu’on essaye de deviner ce que racontent les nuages, qui passent en brouillant à peine l’infini de bleu. Le soir, la noirceur tombe brutalement, vers six heures et demie. Il fait clair, vous entrez à l’épicerie le temps d’attraper un pain, et en sortant il fait noir.

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Léon a le gîte, quelques bungalows, sept hectares de culture biologique. Tout un versant de la vallée est à lui. Serres à flancs de coteau, clients un peu partout dans la région. Il est debout à quatre heures du matin, aux champs dès cinq heures. Quand on lève les lourds auvents le matin, on l’aperçoit avec sa casquette rouge au loin en train de labourer le sol à la pelle sur une pente raide. Il a travaillé pendant vingt ans dans les usines de Yop en Europe avant de revenir au pays natal, il y a quinze ans, pour monter son entreprise. Culture de nouvelles variétés, rapportées des pays où il se rend régulièrement, dont la Hongrie où, en février, il prévoyait de retourner au printemps (pommes de terre, champignons, etc.). Il parle vite. En Z’oreille attentif, j’en perds quand même des bouts.

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À l’anse Couleuvre, à l’extrémité nord de l’île, de fortes vagues déferlent sur la plage de sable noir. Une ondée de temps en temps, on se met à l’abri. À l’aller comme au retour, encore des virages en épingle sur une route à la limite du praticable, que certains prennent en riant, d’autres terrorisés. Au moins l’ordre règne : de longues files de petites autos blanches stationnées des deux côtés de la route près des sites, on dirait des terrains de concessionnaires. En revenant, on aperçoit trois chats qui se prélassent sur le bas-côté de la route, au milieu de nulle part, ou font mine. On s’arrête. Ils croquent tout, même les barres de céréales. Plus loin, un opossum traverse la route profil bas.

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Sur la crête de l’île, en route vers le jardin de Balata, un panneau annonce un Canal des esclaves qui se faufile dans la montagne. Un autre, la Cascade du Saut-Gendarme. L’île a quelque chose de thématique. Dans le Jardin, des troncs d’arbre sur lesquels poussent des fleurs aux couleurs vives, des murailles de bambous, une palmeraie. On y est arrivé tôt, juste avant l’ouverture. Une heure plus tard, au moins quatre cars de touristes envahissent le site. Plusieurs se ruent sur la boutique de souvenirs. Certains attendent que leur guide finisse ses explications qu’ils ne peuvent même pas entendre à cause du bruit que fait tant de monde. Quelques-uns ont l’air d’être à l’entraînement forcé.

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La bande à Léon : Albert, Jocelyn le cuisinier, Gladys, le jeune Ludo. Pendant qu’on boit un ti-punch de rhum blanc un soir à son bar, la canne à sucre nous fait remonter du rhum à l’esclavage. On comprend que les Guadeloupéens et les Martiniquais ont un peu un lien de « frères ennemis », les premiers jugeant qu’ils ont beaucoup plus souffert de l’esclavage que les seconds. C’est qu’il y a eu plus de métissage ici qu’en Guadeloupe, où les révolutionnaires de 1789 avaient guillotiné presque tous les Blancs créoles. Puis Napoléon pour faire plaisir à Joséphine réinstaurera l’esclavage, qui durera encore un demi-siècle sur les deux îles (Note du 9 août 2020 L’intervention de Joséphine serait une pure légende selon des textes que j’ai lus plus tard et une conversation avec une Martiniquaise rencontrée à la terrasse d’un café à Montréal. Le maintien de l’esclavage jusqu’en 1848 s’explique bien davantage par l’occupation anglaise). Il est presque angoissant de penser que les Martiniquais de souche n’ont à reculer que de quelques générations pour se retrouver devant l’immense vide d’ancêtres qui n’avaient pas de noms de famille. Quand Léon dit « mon père » en parlant de tout ce qu’il a appris de lui en agriculture, le mot est extraordinairement lourd de sens.

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L’amour aux temps de l’esclavage : il n’existait pas, point final, explique Raphaël Confiant dans une entrevue de 2007. Même pas de flirt, rien. Hommes noirs et femmes noires séparés. Le maître blanc se servait. La misère sexuelle était totale. Société entièrement fondée sur les rapports de force et de violence. Pendant trois siècles. Il y a seulement cent cinquante ans. Le vocabulaire amoureux en a gardé des cicatrices, il est fait de mots durs, et Confiant rappelle qu’on ne dit pas « je t’aime » en créole, mais « je suis content de toi ».

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La baie de Fort-de-France est douce à l’œil et lumineuse comme la Provence, en plus tranquille. Mais à l’écart des beaux parcs et des places colorées, les rues des quartiers résidentiels sont bordées de maisons délabrées. Les Foyalais sont visiblement pauvres. Boutiques à l’avenant dans les rues étroites du centre, sauf exceptions : vêtements de marque ou équipements de voiliers et catamarans. Il fait très chaud, peu de monde en ville. Il faut dire que la journée où on y est passé, en fidélité à l’une des traditions les plus chères de l’Hexagone c’était grève générale dans les services. On aurait dû savoir, parce que la veille, en descendant la côte Atlantique, on avait avancé pare-chocs à pare-chocs pendant une heure avant de traverser La Trinité. Des ambulances sont passées à toute vitesse entre les deux voies. L’accident devait être grave. Patience de tout le monde. Bientôt, en approchant enfin du centre-ville, on a vu de loin que le trafic reprenait son élan dès passé le rond-point. Des grévistes distribuaient des feuillets à chaque automobiliste en criant : « Conditions de travail dans les hôpitaux ! » « Marche pour la santé vendredi ! » « Mensonges d’État ! ». Rien à voir avec les gilets jaunes. Mouvement local, presque courtois, avant tout pour les hôpitaux.

Fort de France 6

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Le nord et le sud ressemblent à deux morceaux d’île fusionnés, si bien que les résidents du sud qui viennent en villégiature à quelques dizaines de kilomètres au nord sont assurés du dépaysement. Au sud, les Antilles des plages et la belle campagne verdoyante : mornes au contour gracieux, prairies, routes pittoresques, toujours la mer au loin, des troupeaux dans les champs. Et de coquets villages visités entre autres par de riches plaisanciers, surtout des « métropolitains », et quelques békés sans doute, qui viennent s’amarrer aux quais en zodiac depuis leurs voiliers pour faire leurs emplettes. Sur le sentier de quelques kilomètres qui mène à la Pointe des Salines, en serpentant entre les dangereux mancenilliers barrés de rouge, on croise une vingtaine de jeunes randonneurs français à la file qui nous disent sagement bonjour l’un après l’autre. Au bout, du sable blanc à perte de vue avec le soleil, le bruit des vagues et la mer turquoise au large. Ce ne sont pas les coins « paradisiaques » qui manquent dans le sud – pour les visiteurs, s’entend. Encore que les Martiniquais qu’on a connus ne vivraient nulle part ailleurs.

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Les Anses d’Arlets sont comme un poème devant la mer tellement la silhouette des bâtiments, des maisons, des commerces est délicate face à des vagues qui semblent toujours prêtes à menacer. Le bleu pastel d’une façade pourrait bien abriter une école primaire ; mais c’est le quartier général du « Mouvement arlésien socialiste ». La révolution, mais coquettement. Près des Anses, un morne allongé en forme de Femme Couchée, et la grosse bosse du Diamant, inaccessible. La jolie place de l’Église à Sainte-Anne est décorée de photos de grandes figures du pays. On en voit aussi sur les murs de vieux bâtiments à Saint-Pierre, dont celle d’une des sœurs Nardal, je crois. Du côté Atlantique, la presqu’île de la Caravelle, ses allées de cocotiers et ses mangroves comme de la ferraille d’acier abandonnée dans l’eau. Pas loin, les terrasses de Tartane tournées vers le nord, avec leur menu de bière et juteux boudin noir (sang de cochon, mie de pain, épices). Le nord-ouest a aussi ses coquetteries, tel le « trou caraïbe » qui traverse un rocher pour permettre de passer du Carbet à Saint-Pierre.

Femme couchée

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En début de soirée, à un bar sur la plage du Carbet, la bière de téquila prend soudain un goût amer quand une très mauvaise nouvelle apparaît sur mon téléphone. À une époque maintenant déjà ancienne, je ne l’aurais apprise qu’en revenant à Montréal. On peut toujours couper le contact, mais essaie donc d’oublier le reste de la planète. Tout circule à fond de train, les messages, la peur, les virus, l’argent, le malheur, absolument tout, à la la fin il n’est pas étonnant que le bonheur quand il se pointe passe en courant.

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« Puisque la mort c’est l’immobilité, le mouvement c’est la vie ; d’où beaucoup concluent que la grande vitesse, c’est la grande vie » (Paul Morand).

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L’après-midi que j’ai passé sur la plage de l’anse Caravelle, le hasard a voulu que je lise un roman dont l’histoire se déroule sur une île : L’archipel du Chien. Il n’existe pas d’îles paradisiaques, mais celle-là est franchement laide, abrite des histoires sordides et de sinistres insulaires, au point qu’on se demande comment l’auteur a pu imaginer que des promoteurs aient eu le projet d’y ouvrir une station thermale. Et voilà que la mer dépose sur son rivage les cadavres de migrants africains jetés par-dessus bord par leurs transporteurs. Le livre sert de repoussoir à la merveilleuse carte postale où je farniente, bien que je finisse par sentir une rugosité dans le sable autour de moi. Mais tout a beau être bien ficelé, c’est le genre de roman qui perd son intérêt dès que l’intrigue se dénoue, et qu’on ne relira jamais. À côté des croquis que Raphaël Confiant fait danser comme des haricots sauteurs sur les pages de ses romans, Philippe Claudel raconte une parabole lourde sur l’égoïsme et la haine. Les réflexions philosophiques dont il l’enrobe ont quelque chose de forcé, l’île elle-même semble avoir été créée artificiellement pour des besoins littéraires. On a compris dès le début que le destin s’abattra sans pitié sur les méchants. C’est un mauvais bon livre, c’est-à-dire qu’il l’est à la manière de ce film québécois que j’ai vu après mon voyage, 14 jours 12 nuits, où le réalisateur a créé un drame mais en veillant à ce que les surprises de l’intrigue et les images léchées émerveillent le spectateur. J’aurais dû suivre ma première idée et ne mettre dans ma valise que des Césaire, des Confiant, des Chamoiseau.

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Dans Brin d’amour, Confiant fait monter en chaire un curé venu d’Alsace qui tance « les vices, vagabondageries, malfeintises et autres déshonnêtetés des nègres d’ici-là, les menaçant de ne jamais devenir blancs dans l’autre monde s’ils persistaient dans cette voie ». Le curé vise Lysiane, « la plus belle négresse du nord du pays », qui face à la splendeur sauvage de la mer passe ses journées accoudée à sa fenêtre à lire des livres, comme Madame Bovary et La dame aux camélias. Elle est si belle que tous les hommes lui susurrent des doucereusetés, mais ivre de la mer et de ses bouquins elle n’en a cure. Eux, tout-à-faitement méfiants de ces livres, trouvent qu’elle a l’air de manger son âme en salade. Son ancienne camarade de classe, la mulâtresse Amélie – dont on ne sait trop qui est le père, peut-être le curé – est empêchée, elle, par sa mère, qui rêve de la marier à un métropolitain, d’être approchée par aucun « nègre noir comme un péché mortel ». Elle trouvera chaussure à son pied en la personne du vain petit détective d’en-ville qui n’aura plus rien d’autre à faire dans le roman que de demander sa main, quand Confiant aura détourné l’intrigue policière du récit vers le fantastique. Entretemps la liseuse est devenue une écriveuse à qui Confiant laissera le dernier mot :

« … je ne peux que feindre la migraine pour retrouver un peu de solitude. Je m’accoude alors à la fenêtre qui s’ouvre sur le miquelon de la mer et je me retranche de ce monde. Je retrouve les grandes harmonies universelles que l’agitation de la vie – celle que les gens d’ici-là nomment à tort la vraie vie – rend inaudibles au commun des mortels ».

Ironiquement il aura donc mis une pincée de Morand dans l’esprit de Lysiane. L’écriveuse n’est pas sans éprouver un brin d’amour pour les villageois, mais réfugiée dans son for intérieur et mêlée à la mer elle ne se départira jamais de sa tristesse.

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Le miquelon, miklon en créole, c’est la haute mer. « C’est pour ça que contrairement à Chamoiseau, disait Confiant dans la même entrevue de 2007, je ne mets pratiquement jamais de mots créoles dans mes livres. Par exemple, lui il écrit dorliss, moi j’écris incube. Et il me dit : “Mais pourquoi tu écris incube” ? Je lui dis : “Toi Chamoiseau tu écris dorliss mais seul un Antillais comprend dorliss. Toi, tu écris pour les Antillais, moi non.” J’écris pour les Québécois, les Suisses, les Africains, les Français, les Maghrébins. Quand j’écris, j’ai une conscience francophone … Alors bien sûr comme je fais un mélange français créole, il peut arriver que certaines expressions soient obscures mais je fais le maximum pour les rendre plus claires. Je ne suis pas comme Glissant et Chamoiseau qui eux me disent qu’ils s’en foutent. » Il explique aussi que, longtemps indépendantiste, il croit que l’intégration de la Martinique à l’Europe est irréversible et qu’elle doit dorénavant se battre pour être « le plus autonome possible ».

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Sur le vol qui nous ramène à Montréal, plusieurs des mêmes passagers qu’à l’aller. Mais beaucoup de sièges vides. Quelques-uns en ont profité pour transformer leur rangée en lit. En tournant les dernières pages de Brin d’amour, j’ai commencé à me demander si certains n’avaient pas décidé de rester là-bas.

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