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Fillette Lalo

Gerry L’Etang et Dominique Batraville
Fillette Lalo

Fillette Lalo, Gerry L’Etang et Dominique Batraville • ISBN 9782357204171 • HC Editions, Paris • 80 pages • 2018 • 12,5 €.

Quatrième de couverture

Dans une autre circonstance, un autre pays, un président-à-vie entreprit une traversée de l’horreur. Il s’appuya dans cette aventure sur une milice dont les membres reçurent le titre officiel de «volontaires de la sécurité nationale». La malice populaire préféra les nommer «tontons macoutes» pour les hommes, «fillettes Lalo» pour les femmes, s’inspirant là d’un croquemitaine et d’une ogresse, figures imaginaires du lieu. Une femme se hissa à la tête de ces paramilitaires, devint La Fillette Lalo. Plus d’un demi-siècle après le début de son œuvre, sa légende, d’extravagance et d’effroi, est ici restituée.

Gerry L’ÉTANG, né en 1961 à Fort-de-France, est ethnologue à l’Université des Antilles (Martinique). Ses recherches actuelles portent sur Haïti. Il également auteur de nouvelles.

Dominique BATRAVILLE, né en 1962 à Port-au-Prince, est journaliste, acteur, écrivain. Ses articles, interprétations, poèmes, pièces de théâtre, romans racontent Haïti.

Extrait de Fillette Lalo

Des rumeurs hallucinées hantaient les encoignures d’une cité frappée de blackout. Hommes et femmes en bleu de chauffe se débarrassaient de leurs uniformes et tentaient, nus, de fuir la souricière. Un tonton macoute que les clameurs de vengeance paniquaient, déféqua sur lui, courut se réfugier dans un tap-tap en panne, sortit de sa besace un short kaki chiffonné, l’ajusta à ses fesses. Une odeur de chair grillée mêlée de pneu fondu, émanant de brûlots tourbillonnants et hurleurs, empuantissait la pénombre.

Des manifestants entonnaient un cantique de défi: «7 fevriye, avan solèy leve, peyi a libere!» Au centre-ville, la foule scandait: «Grenadiers à l’assaut, sa ki mouri, zafè a yo!» La brigade Zulia veillait. Les murs de la capitale s’ornaient de graffitis et d’irrévérencieuses affiches de Président-à-vie en folle à marier se suicidant d’une balle dans la tempe. La statue de l’amiral de la mer Océane était jetée à la mer, des peintres insoumis décoraient leurs toiles de pintades décapitées. Soixante-dix-sept mille ramiers traversaient les cieux noirs à rebours. Cheftaine de la milice, Dame Ernst Léonard, avait désapparu!

Doumie Granvent positionna durablement la molette de son transistor sur la fréquence de Radio Mapou. Entre deux sons vaudou, il s’y disait qu’une nonne accompagnée d’un général avait pénétré ce matin l’aéroport Maïs Gâté.

L’hôtesse de la Pan Am qui enregistrait les voyageurs en partance pour Miami ne distingua pas le visage de la femme, masqué par sa cornette, mais fut gênée par ses mains: des poignes d’homme, fortes, noueuses, sans grâce.

Après l’enregistrement, le général et la nonne se placèrent à l’écart, dans le salon d’honneur. L’officier, sous divers prétextes, éloignait systématiquement ceux qui approchaient la religieuse. Toujours escortée du militaire, elle fut amenée au pied de l’avion par un véhicule de soldatesque. Le général l’installa en première, alla discuter avec le commandant de bord et, juste avant la fermeture des portes, descendit rejoindre sa voiture sur la piste.

Peu après le décollage, l’hôtesse proposa du champagne. Quand la nonne leva la tête pour récupérer la coupe, l’hôtesse, ébaubie par ce qu’elle vit, s’effondra en bafouillant «Fi-Fi-Fillette Lalo!».

Un autre propos de Radio Mapou assurait que Dame Léonard se serait suicidée chez elle à Mirebalais, s’exécutant d’une balle d’or parce que insensible aux projectiles de plomb.

Un discours différent prétendait qu’elle arpentait désormais le boulevard Jean-Jacques-Dessalines, se cachant, fardée, perruquée, parmi les prostituées délaissées par leurs clients en ces temps insurrectionnels.

La disparition de cette compagne implacable du régime faisait parler, déparler, même si prononcer son nom favorisait la survenue des cyclones, désorientait les chauffeurs de gros camions. Seul l’oiseau bavard posé sur le palais national pouvait impunément fabuler sur son compte.

 

Fillette Lalo: mythologie d’une figure macoute

Gerry L’Etang et Dominique Batraville viennent de publier un récit, Fillette Lalo, légende d’une femme macoute. Gerry L’Etang nous en parle.

Pourquoi ce roman, Fillette Lalo?

Tout part justement du mot «Fillette Lalo», que j’ai rencontré pour la première fois il y a une trentaine d’années, dans la bouche d’un opposant à la dictature duvaliériste: Louis Edouard «Routo» Roy. Il habitait à l’époque le sud de la Martinique, route des Salines, dans une ancienne distillerie rénovée avec goût. Roy avait été professeur de pneumologie à la faculté de médecine de Port-au-Prince, fondateur du premier sanatorium d’Haïti et président de la Croix Rouge à l’époque de Papa Doc. Il me raconta comment il avait fui précipitamment son pays pour éviter d’être assassiné par les nervis de Duvalier. Une de ses servantes avait cependant été emprisonnée et torturée à Fort Dimanche par Madame Max Adolphe afin qu’elle révèle où était son patron. La pauvre n’avait rien dit car elle n’en savait rien. Alors Madame Max lui avait cisaillé les mamelons.

Qui était cette Max Adolphe?

C’était à l’origine une femme macoute, une fillette lalo avait dit Roy, puis elle fut promue chef des macoutes d’Haïti, hommes et femmes réunis. Le Dr Roy, après son départ d’Haïti, s’était replié sur Montréal où il enseigna et exerça la médecine avant de prendre sa retraite en Martinique. Mais dès le déchoucage de Bébé Doc, il rentra au pays où il devint président du conseil d’Etat et l’un des pères de la constitution de 1987.

En quoi ce mot, «Fillette Lalo», était-il inspirant?

Ce mot, que certains auteurs traduisent littéralement par «fille de l’eau», à moins qu’il ne renvoie à une enfant amatrice de «lalo», plat haïtien de feuilles de jute, est d’abord paradoxal car il évoque dans un premier temps, par sa forme donc, l’innocence de l’enfance. Mais son sens, ce qu’il désigne au final, est épouvantable. Le terme est encore intéressant parce qu’il est, comme «tonton macoute», une allégorie tirée de l’imaginaire local. La malice populaire haïtienne va en effet préférer à l’appellation officielle de «Volontaires de la Sécurité Nationale», celles de deux figures mythiques qui préexistaient aux VSN, la «fillette lalo» pour les miliciennes et le «tonton macoute» pour les miliciens. La fillette lalo est à l’origine une dévoreuse d’enfants dans l’oraliture haïtienne. Le tonton macoute, lui, est dans sa signification pré-duvaliériste, une sorte de croquemitaine. Mais si les deux personnages ont en commun d’être détestables, ils ne sont pas tout à fait équivalents. Le tonton macoute est un humain dénaturé, un paysan perverti qui utilise son macoute (sac traditionnel) pour piéger les enfants. La fillette lalo a en revanche une base plus irréelle. C’est en fait une nébuleuse notionnelle. Elle tient de la diablesse, du loup-garou (au sens haïtien du terme), de l’ogresse. Son identité est incertaine car elle n’apparaît dans l’imaginaire local que véhiculée par une comptine où il est dit que «fiyèt lalo konn manje timoun. Si ou ale la manje ou tou».

Quel enseignement tirez-vous de cette base imaginaire plus «irréelle» de la fillette Lalo?

Prendre une figure improbable du magique populaire pour nommer la femme macoute s’explique peut-être par le fait que la violence par les femmes est plutôt inhabituelle ou est perçue comme anormale. La femme est en effet davantage représentée comme dominée. Mais cette représentation comme genre qui subit la violence plutôt qu’il ne l’administre, peut également être une conséquence de la domination des hommes. La sociologue haïtienne Sabine Lamour, qui a travaillé sur la fillette lalo, dit que cette dernière est un «impensé de la mémoire dictatoriale», car alors même que sa cruauté est historiquement avérée, elle est oblitérée parce que la violence des femmes est illégitime dans le système de classification différenciée des sexes. Il découle de cela qu’alors que la littérature haïtienne est depuis la période duvaliériste hantée par les tontons macoutes, peu d’ouvrages traitent de la barbarie des miliciennes. Je n’en connais que deux: Un alligator nommé Rosa, de Marie-Célie Agnan, et dans une certaine mesure, Le cri des oiseaux fous, de Dany Laferrière. Et quand il est question de fillette lalo, il est généralement fait référence à Rosalie Bosquet épouse Max Adolphe.

Votre récit traite également de Madame Max Adolphe?

Il est question ici de sa mythologie, de sa légende. Pour écrire cet ouvrage de littérature ethnographique, Dominique Batraville et moi avons préalablement enquêté sur ce qu’on dit qu’elle a fait. Et c’est ce dit, cette trace mémorielle, qu’on a restitué. Alors bien sûr, ceux que nous avons interrogés lui prêtent beaucoup, qu’il s’agisse d’exactions ou de traits de sa personnalité. Par exemple, dans la Grand’Anse, des informateurs nous ont assuré que Rosalie Bosquet «faisait volontiers la «madivine». Or nous n’avons pas retrouvé ailleurs pareille affirmation. Dans une société homophobe, attribuer à Madame Max des pratiques saphiques est vraisemblablement une façon de charger sa barque malgré qu’elle soit déjà bien pleine. A moins que ce ne soit une manière homophobe et misogyne de dire l’insolite de la fillette lalo en lui conférant une forme de masculinité. Mais il peut également s’agir ici d’une confusion avec une autre implacable Fillette qui était, elle, lesbienne, Sanette Balmir, laquelle mena dans la Grand’Anse les «Vêpres de Jérémie», massacre de mulâtres ordonné en 1964 par François Duvalier. Cela nous rappelle que la mémoire n’est pas la vérité, ou pas seulement. Elle est la marque laissée par les évènements dans l’esprit des hommes et cette trace se nourrit de vérité, d’émotion, de préjugés, parfois de déplacement, de confusion, qui plus est quand les faits évoqués remontent à plus de deux générations. Cela dit, beaucoup de données rapportées dans l’ouvrage sont authentiques, comme le fait que Madame Max laissa crever de faim, de maladie nombre de ses prisonniers de Fort Dimanche. On trouve encore d’autres forfaits qui lui sont attribuées avec insistance mais qu’on n’a pu vérifier. Ainsi, elle aurait immolé par le feu une maîtresse de son mari. Et puis il y a dans ce roman des éléments totalement fictifs. Par exemple, on nous a dit que cette lettrée (elle était au départ bibliothécaire) était friande de livres sorcellaires. Lesquels et pourquoi? Là, il a fallu inventer. Comme il a fallu imaginer, en espérant rester crédible, la raison profonde de son choix de traverser l’horreur. C’est pourquoi dans le livre nous ne nommons pas notre héroïne Madame Max Adolphe mais Dame Ernst Léonard. Autre invention: une traversée de «kanntè» (petit voilier marron) vers Miami, inspiréee d’une œuvre du plasticien Edouard Duval-Carrié, The Indigo Room or is Memory Water Soluble?

Pourquoi vous êtes-vous mis à deux pour écrire ce livre?

Je suis allé chercher Dominique Batraville essentiellement parce que je ne suis pas haïtien mais martiniquais. Bien que je fréquente Haïti depuis 7 ans et que j’y mène des recherches ethnologiques, il me manque ce vécu qui me permettrait d’accéder à ce que j’appelle «le diacritique haïtien», c’est-à-dire le plus, le détail qui permet de rendre l’intime du pays. Dominique, lui, a cette maîtrise-là et son concours a été indispensable. Et puis Batraville est un écrivain au style magnifique qui déploie un verbe oscillant entre fébrilité et hallucination. De ce point de vue, son dernier roman, L’ange de charbon, est somptueux.

Qui est ce Gérald d’Andalousie qui apparaît en marge du roman?

Haïti est un pays dont l’histoire et le réel sont plus débridés que l’imagination la plus déjantée. C’est probablement pourquoi les écrivains haïtiens sont les plus saillants de la Caraïbe: ils ont cette avance-là. Gérard de Catalogne, que nous nommons dans le livre Gérald d’Andalousie, était le principal conseiller intellectuel de Papa Doc. Son père était un béké martiniquais dont la famille avait fondé à Saint-Pierre le journal Les Antilles, relai des intérêts et de l’idéologie des blancs créoles de l’époque. Suite à l’éruption de la montagne Pelée en 1902, à la destruction de Saint-Pierre et à la paupérisation de l’île, le père de Gérard, comme d’autres Martiniquais, migra en Haïti. Il épousa une mulâtresse de la bourgeoisie capoise, devint négociant, retrouva son rang. Gérard naquit au Cap en 1905. Son phénotype était complètement blanc, ce qui facilita sans doute, après des études à Paris, son insertion dans la mouvance d’extrême droite catholique et royaliste française. Essayiste, responsable de revues, éditeur, disciple de Charles Maurras, ami de François Mauriac, il fut un idéologue en vue de l’Action Française dans le Paris de l’entre-deux-guerres. Rentré en Haïti, il y diffusa le maurrassisme, servit les gouvernements mulâtristes de l’époque, créa des journaux. A l’avènement de François Duvalier, Gérard de Catalogne rejoignit ce dernier à la faveur de leur origine martiniquaise commune. Il aida le dictateur à théoriser son totalitarisme tropical mais également à structurer sa pensée noiriste. Ainsi donc, un doctrinaire caché du noirisme était un «mulâtre blanc» haïtien, un fils de béké martiniquais héritier de l’idéologie coloniale ce groupe, un fasciste français. Etonnant, non?

 

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