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ETHNOCENTRISME OCCIDENTAL ET PERCEPTIONS DU HAREM

Leila Ahmed (Traduction de Christine Laugier) - http://cedref.revues.org
ETHNOCENTRISME OCCIDENTAL ET PERCEPTIONS DU HAREM
 
En 1980, lors de la conférence de la National Women’s Studies Association qui s’est tenue à Bloomington, Indiana, j’ai assisté à une présentation sur « Les femmes dans l’islam » au cours de laquelle je suis intervenue vivement, depuis ma place dans le public, car les intervenantes invitées, trois femmes arabes, présentaient, selon moi un tableau idéalisé de la situation des femmes dans l’islam. Les sociétés islamiques se distinguaient peut-être même plutôt – c’est en tout cas ce que je pensais à l’époque – par le fait qu’elles plaçaient sans équivoque les femmes sous le contrôle des hommes et par le fait qu’elles accordaient aux hommes, de façon tout aussi explicite, le droit à une sexualité et le droit d’exploiter les femmes.
 
Comme le soutenaient les intervenantes, à son avènement l’islam avait apporté un certain nombre de progrès positifs pour les femmes en Arabie. Il avait également accordé certains droits aux femmes tels que le droit à la propriété (qui, en Occident, ne fut accordé aux femmes qu’au dix-neuvième siècle et qui n’est d’ailleurs toujours pas accordé aux femmes selon, parexemple, la loi rabbinique, tout comme le droit de témoigner). Et on ne pouvait certainement pas dire que l’islam était plusmalveillant à l’égard des femmes que les deux autres religions monothéistes. Cependant, il me semblait que cela ne justifiait en rien le fait de minimiser laposition d’approbation flagrante qui est celle de l’islam en ce qui concerne la supériorité des hommes et le contrôle exercé par ces derniers sur les femmes. Ni d’ailleurs le fait d’occulter les difficultés rencontrées par les femmes, en particulier en ce qui concerne les lois sur le mariage, le divorce et la garde des enfants.

2Mais cela se passait il y a plus de deux ans et avant que je ne vive en Amérique. Maintenant que j’y vis, je comprends parfaitement pourquoi les femmes qui assuraient cette présentation ont tenu ce discours. Car lorsqu’on vit en Amérique et que l’on est d’origine arabe ou islamique, on est presque obligé d’adopter ce discours. Et ce qui nous y oblige n’a rien à voir avec le fait que les Américains dans l’ensemble ne savent rien sur le monde islamique, ce qui est effectivement le cas malgré la forte implication de l’Amérique dans cette région du monde et malgré le fait que les musulmans représentent quelque chose comme un quart de la population mondiale. Ce qui nous y oblige c’est plutôt le fait que les Américains « savent », et savent sans avoir même besoin d’y réfléchir, que les gens – Arabes, Iraniens, quel que soit le nom qu’ils leur donnent – sont des gens arriérés, primaires totalement incapables d’un comportement sensé. De façon tout à fait incroyable, cette attitude est également celle des médias, de la société dans son ensemble et malheureusement aussi très souvent, celle des groupes plus petits supposés représenter l’opinion américaine qui se tient informée. J’ai fait partie très récemment d’un groupe universitaire qui discutait des relations américaines avec le Moyen-Orient. Ce débat s’est très vite transformé en discussion sur la façon dont les États-Unis devraient déployer leurs forces militaires dans cette région du monde pour protéger « leur » pétrole – comme si cette région du monde était vide de toute culture et habitée par une population qui ne compte pour rien. Toute tentative pour suggérer qu’une force militaire et une prise de contrôle apparentes de la région ne semblaient pas être ce qui convenait finalement à la situation et pour suggérer que l’Amérique devrait peut-être revoir ses relations avec ces peuples et mieux connaître leur histoire et la civilisation islamique, était manifestement perçue comme un discours hors de propos. Et bien sûr les Américains se moquent de savoir que ce qui se passe en ce moment dans cette région est le résultat direct de l’action occidentale – et plus particulièrement américaine ces derniers temps – et que les activités américaines ont suscité, bien mieux que n’importe quel Ayatollah ou chef religieux, le renouveau le plus important et le plus dynamique que le monde musulman ait connu au cours des mille dernières années. Et qu’importe si les sociétés qui, il y a trente, quarante ou cinquante ans, avaient introduit des lois accordant de plus grands droits aux femmes, sont aujourd’hui en train de les révoquer ou subissent des pressions dans ce but.

3De la même façon que les Américains « savent » que les Arabes sont arriérés, ils savent aussi avec la même parfaite certitude que les femmes musulmanes sont terriblement opprimées et avilies. Et ils le savent non pas parce qu’ils savent que les femmes subissent l’oppression partout dans le monde mais parce qu’ils croient que c’est l’islam qui, plus particulièrement, opprime les femmes de terrible façon. Une féministe américaine m’a dit – et me l’a démontré à grand renfort de citations tirées d’un grand nombre de sources, toutes, bien sûr, occidentales – que les femmes, selon l’islam, ne possédaient pas d’âme et étaient considérées comme de simples animaux. Mais il s’agissait d’une femme particulière, non pas parce qu’elle croyait que les femmes musulmanes sont opprimées au-delà de tout ce qui est imaginable en Occident mais parce qu’elle était capable de citer des informations précises, bien qu’incorrectes, pour étayer son discours. La plupart des femmes américaines qui « savent » que les femmes musulmanes sont plus particulièrement opprimées, le savent simplement parce qu’il s’agit d’un de ces « faits » répandus dans leur culture et qu’il s’agit de celui qui est le plus librement admis bien qu’en réalité elles ne sachent rien sur l’islam ou sur les sociétés du Moyen-Orient. Mais bien sûr, elles se raccrochent à l’existence de ces mots extrêmement évocateurs – pour les Occidentaux – harem, voile, polygamie, tous synonymes dans ce pays de l’oppression des femmes. Je parlerai plus tard du fait de savoir si le harem peut être légitimement défini comme un dispositif exclusivement destiné à opprimer les femmes. En ce qui concerne la polygamie et le voile, il serait aisé d’affirmer qu’aucun des deux n’est par définition forcément plus opprimant que la monogamie et l’absence de voile. Puisque le voile, son origine, le fait de savoir s’il est islamique ou pas provoque régulièrement de vives discussions, il faudrait peut-être faire remarquer ici que ses origines sont préislamiques et qu’il semble avoir été utilisé occasionnellement par tous les peuples de cette région du monde, des Grecs jusqu’aux Persans, exception faite des Juifs et des Égyptiens. Mais bien qu’utilisé occasionnellement, il semble que son utilisation n’ait pas été institutionnalisée avant son adoption par l’islam. En tant que coutume, il est évident qu’il plaisait donc à l’islam, et en tant qu’institution, il est islamique. Bien que perçu universellement en Occident comme une coutume opprimante, il n’est pas vécu ainsi par les femmes qui le portent habituellement. Sans doute plus que tout, il est le symbole de la séparation entre les femmes et le monde des hommes et c’est cela qui est conventionnellement perçu comme une oppression en Occident – perception sur laquelle je reviendrai rapidement plus tard.

4Ainsi les femmes américaines « savent » que les femmes musulmanes sont terriblement opprimées sans être capables de définir le contenu spécifique de cette oppression, de la même façon qu’elles « savent » que les Musulmans – Arabes, Iraniens, ou autres – sont ignorants, arriérés, irrationnels et primaires. Ce sont là des « faits » fabriqués par la culture occidentale, par ces mêmes hommes qui ont jonché la culture occidentale de « faits » au sujet des femmes occidentales et au sujet de leur infériorité et de leur nature irrationnelle. Ainsi pendant des siècles, le monde occidental a systématiquement falsifié et avili le monde musulman – et pendant des siècles ils ont eu, en effet, une bonne raison de le faire. Depuis l’époque des Croisades, jusqu’à la désintégration de l’empire islamique au début de ce siècle, pendant presque mille ans, le monde occidental et le monde musulman se sont fait la guerre par intermittence. Ou bien alors ils étaient dans cet état de non guerre que connaissent à présent les États-Unis et l’Union Soviétique. Cependant, contrairement aux États-Unis et à l’Union Soviétique, ils étaient enfermés dans une proximité géographique avec un islam qui se trouvait à cheval sur plusieurs pays et contrôlait les régions les plus importantes bloquant ainsi l’horizon de l’Europe et l’empêchant d’accéder à l’Orient et à ses richesses. C’était bien sûr dans le but de contourner cet empire islamique monstrueux que les Européens finirent par aller vers l’Amérique. Mais l’inimitié entre l’islam et l’Occident persista longtemps encore.

5Tout au long de cette période, les gardiens de la civilisation occidentale, le clergé en tête, produisirent des livres sur la nature diabolique, irrationnelle, et ainsi de suite, des Musulmans – livres qui contenaient naturellement des déclarations sur la situation d’avilissement des femmes musulmanes. Cet avilissement constitue un véritable sujet pour les hommes occidentaux depuis l’époque où ils ont commencé à écrire sur l’islam. Et étant donné que les gardiens et les avocats de la chrétienté étaient également les gardiens et les avocats de l’idée de la supériorité naturelle des hommes et de leur contrôle légitime sur les femmes, il est donc intéressant et drôle de se demander en quoi ils auraient pu être choqués d’une façon ou d’une autre ou s’inquiéter de l’oppression des femmes musulmanes par les hommes musulmans.

  • 1  Sandys George, « Relation of a journey begunne A.D. 1610 » IN :Purchas his Pilgrim : Microcosmus (...)
  • 2 Withers Robert, « The grand Signior’s Serraglio » IN : Purchas his Pilgrim… (9 : 51).

6C’est surtout le harem qui retenait leur attention, exerçant sur eux fascination et dégoût. Le harem peut être défini comme un système permettant aux hommes d’avoir des rapports sexuels avec plus d’une seule femme. Il peut également être défini, de façon tout aussi exacte, comme un système par lequel les femmes parentes d’un homme – épouses, sœurs, mère, tantes, filles – passent ensemble une grande partie de leur temps dans un espace de vie commun et qui permet, de plus, aux femmes d’avoir un accès régulier et facile aux autres femmes de leur communauté, de façon verticale, au-delà des classes sociales, tout comme de façon horizontale. Il est alors intéressant de découvrir, par la lecture des premiers récits occidentaux sur le harem, qu’en permettant aux hommes d’avoir des rapports sexuels avec plus d’une seule femme, ce système a, souvent mais pas toujours, provoqué chez les hommes occidentaux une pieuse condamnation du fait qu’il poussait au laxisme sexuel et à l’immoralité. Mais c’est le second aspect de ce système qui permettait aux femmes d’être librement et en permanence ensemble ainsi que l’avilissement, la débauche et la corruption qui s’ensuivaient obligatoirement, que les hommes occidentaux ont regardé avec la plus grande fascination. Ce qui revient dans les récits des hommes occidentaux sur le harem n’est que spéculation lubrique, prenant souvent la forme d’affirmations catégoriques, au sujet des relations sexuelles que les femmes pratiquaient entre elles au sein du harem. Pourtant, quel que soit le ton assuré de leurs affirmations, les hommes occidentaux ne possédaient, en fait, aucun moyen de pénétrer dans les harems. Malgré cela, ils écrivaient souvent avec beaucoup d’aplomb, comme le faisait George Sandys en décrivant les femmes du harem d’un sultan. Il rapportait qu’« il est interdit à quiconque d’y apporter des outils à manche car elles risquent de l’utiliser pour commettre des actes d’une impureté abominable ; à tel point que si elles désirent manger des concombres, des calebasses, ou d’autres aliments de ce genre, on les leur fait parvenir coupés en rondelles pour les empêcher de jouer les libertines »1. Selon de nombreux hommes occidentaux, une telle luxure et débauche « bestiales » étaient présentes non seulement dans le harem du sultan mais aussi partout ailleurs chez les femmes musulmanes. Dans sa description des bains pour femmes, Robert Withers a écrit qu’« il paraît que cette luxure anormale et répugnante est quotidienne dans les recoins isolés des bains plongés dans l’obscurité : et oui des femmes avec des femmes ; une chose incroyable »2.

  • 3 The Letters and Works of Lady Mary Wortley Montagu 2 vols. Lord E. Wharnecliffe, ed. (1887, London, (...)

7Le seul auteur ayant, relativement tôt, émis des doutes sur l’oppres-sion généralement admise des femmes musulmanes et s’étant opposé aux idées qui couraient sur leur nature licencieuse, était Lady Mary Wortley Montagu qui accompagna son mari, ambassadeur de l’Angleterre, en Turquie en 1716. Au cours de son séjour en Turquie, elle put accéder librement aux femmes et aux harems et prit la peine de vérifier ces faits (ou en tout cas la plupart). Elle fait remarquer à ses lecteurs que les femmes musulmanes riches restaient propriétaires de leurs biens et continuaient de les contrôler même une fois mariées. Leur situation était ainsi bien meilleure que celle de leurs sœurs chrétiennes et elles avaient également moins à craindre de leur mari que ces dernières. Elle fit également remarquer que l’idée « communément admise dans les parties du monde qui sont les nôtres » que les femmes n’avaient pas d’âme était un mythe : dans la croyance musulmane, les femmes avaient une âme et étaient, en fait, elles aussi promises au paradis (selon Lady Mary en tout cas, et ce qui suit est d’après moi un désir de sa part d’embellir cette croyance) dans « un endroit séparé de leurs maris » - une séparation dont, suppose-t-elle, la plupart des femmes ne se plaindront pas3. Elle raconta également une visite à un bain turc. Elle décrivit l’impression que provoquèrent ses propres manières et ses vêtements sur les femmes turques en des termes qui traduisent une certaine conscience du fait que dans la chrétienté les vêtements et la mode opprimaient les femmes et maltraitaient leurs corps presque autant si ce n’est plus que dans le monde islamique.

 

Une des plus grandes distractions en Turquie est de vous amener à leurs bains. Quand on m’y fit entrer, la maîtresse des lieux vint pour me déshabiller… Après m’avoir ôté ma robe et vu mon corset, elle resta stupéfaite à sa vue et cria aux autres dames présentes dans le bain : « Venez par ici et regardez de quelle cruelle façon les pauvres dames anglaises sont utilisées par leur mari. Vous pouvez bien vous vanter de jouir des plus grandes libertés alors qu’ils vous enfer-ment ainsi dans une boîte ».

  • 4  Ibid. (1 : 162-63). Inutile de préciser que l’affirmation de Lady Mary Wortley Montagu ne constitu (...)

8(Apparemment même à cette époque, les femmes occidentales se vantaient auprès des femmes musulmanes de la merveilleuse liberté dont elles jouissaient). Lady Mary décrit la scène des bains et réfute clairement les affirmations de ses collègues masculins en déclarant que, bien que presque nues, « il n’y avait pas le moindre sourire lascif ou le moindre geste impudique entre elles »4. Cependant, lorsqu’un peintre occidental, Ingres, se saisit du sujet, s’inspirant, comme il l’écrit dans son journal, de la description de Lady Mary, il ravive à nouveau le thème du lesbianisme, mais à présent autour de l’image d’un attouchement : à l’arrière-plan du Bain turc (1863), deux femmes se caressent l’une l’autre de façon clairement sexuelle.

9Les féministes occidentales devraient avoir conscience du fait que ces spéculations et affirmations à charge sur la vie dans le harem constituent la préhistoire de leurs impressions. Bien que les détails particuliers et le contenu de ce qui a pu être dit à ce sujet se sont estompés depuis bien longtemps, la charge négative est passée dans la culture et fait désormais partie de l’environnement culturel. Le fait d’avoir conscience que les mythes sur l’infériorité des Musulmans et des femmes (occidentales) proviennent de la même source – ces deux mythes ayant été fabriqués par les hommes occidentaux – aide à clarifier des informations qui sans cela resteraient déroutantes. Par exemple, il n’y pas trace dans le corps de la littérature orthodoxe musulmane de la notion affirmant que les femmes sont des animaux ou ne possèdent pas d’âme bien que cette idée se soit manifestée avec une régularité lassante (comme le montrent certaines des références citées plus haut) depuis que les Occidentaux se sont mis à écrire sur l’islam. Les annales de l’église catholique, en revanche, rapportent, elles, qu’un Conseil d’Évêques s’est réuni à Macon en 581 et qu’il a délibéré, avec gravité, précisément sur cette question : les femmes sont-elles des êtres humains ou des animaux ? Ces précisions ne sont en rien surprenantes ; elles ne font que confirmer que, ce que nous pensons, a vraiment dû se produire : après avoir une première fois trempé leurs plumes dans l’encre du mensonge, ils ont continué à en écrire d’autres en utilisant la même encre. Il n’est pas non plus surprenant mais plutôt instructif de voir que dans la première mythologie populaire européenne, comme par exemple dans Ship of Fools (1509) de Barclay, ceux qui sont désignés comme des adorateurs du démon directement destinés à l’enfer étaient les Musulmans, les Juifs et les sorcières.

10Bien que les féministes occidentales soient parvenues à se défaire des mythes de leur culture au sujet des femmes (occidentales) et de leur infériorité et irrationalité innées, elles continuent à souscrire et à perpétuer ces mythes sur les musulmans. Y compris sur les femmes musulmanes et sur les harems prétendant ainsi à une supériorité sur les femmes qui en font partie. Le fait de nous concevoir comme capables d’exister privées de toute réflexion, passives, indifférentes et peut-être même inconscientes de notre oppression, tolérant une situation qu’aucune femme occidentale ne tolérerait (beaucoup d’entre elles tolèrent bien plus, isolées dans la famille nucléaire) revient à partir du principe de notre « infériorité » et à le signifier. Une telle docilité, de la part des féministes occidentales, vis-à-vis des idées reçues de leur culture dresse entre nous des barrières qui semblent parfois insurmontables. Et l’énorme labeur qui consiste à devoir toujours commencer par démanteler les mythes tenaces peut apparaître non sans raison comme sisyphéen. En plus de nous obliger à consacrer plus de temps et d’énergie à montrer que la prétendue connaissance occidentale sur le Moyen-Orient consiste largement en un héritage de mythologies fabriquées mal intentionnellement, il n’est pas possible, dans un environnement déjà si mal disposé à notre égard, de nous demander aussi de critiquer librement – tâche tout aussi urgente pour nous que pour les féministes occidentales – nos propres sociétés. Car critiquer dans un tel environnement constituerait un acte de complicité et nous ferait participer à un processus extrêmement malhonnête et raciste. De plus, continuer à penser les sociétés ségrégationnistes du Moyen-Orient dans les termes qui sont ceux des idées reçues limite la pensée féministe en nous enfermant dans les constructions que les hommes ont imposées sur la réalité. Ces constructions – occidentales et moyen- orientales – dénaturent et occultent des aspects des sociétés islamiques que les féministes devraient plutôt considérer comme des ressources utiles à la résistance, voire à la mobilisation des femmes.

11Considérons, par exemple, l’Arabie Saoudite. Doris Lessing a avancé l’idée que les femmes et les hommes sont tellement profondément différents, tellement étrangers l’un à l’autre, si fondamentalement incompatibles qu’ils ont probablement vu le jour sur des planètes différentes et qu’ils auraient sans doute été plus heureux si les choses étaient restées en l’état. Maintenant si on observe la société saoudienne – en prenant d’abord soin de mettre de côté les constructions des hommes occidentaux qui revendiquent le droit de décrire cette réalité et en mettant aussi de côté les constructions des hommes musulmans qui revendiquent le droit d’expliquer la véritable nature de cette société – il devient évident que l’Arabie Saoudite est l’unique société humaine au monde (peut-être la seule société de ce type à avoir survécu) qui se soit complètement engagée dans le droit fil de l’idée de Lessing sur la nature des hommes et des femmes. Dans tous ses principaux aspects, la société saoudienne proclame clairement son attachement à l’idée que, par nature, les femmes et les hommes ne s’entendent et ne peuvent bien s’entendre, qu’ils n’apprécient et ne peuvent apprécier la compagnie de l’autre, et que le seul arrangement tolérable est que les deux sexes vivent dans des mondes totalement séparés en limitant les contacts entre eux au strict minimum. C’est cela qui constitue clairement la base de la société saoudienne, et seulement cela, pas l’islam ni Allahauxquels les Saoudiens sont de façon évidente passionnément et indéfectiblement attachés. Les hommes musulmans affirment, bien sûr, que leur société est fondée sur l’islam auquel elle est dévouée. Mais une fois qu’on a compris qu’elle trouve ses véritables bases dans cette notion qui affirme que les sexes sont étrangers l’un à l’autre et incompatibles, en fait dans une opposition totale (soulignée par le symbole visuel, blanc et noir, de leurs tenues respectives), et une fois comprise la nécessité absolue de deux mondes séparés, on parviendra alors à percevoir la superstructure islamique pour ce qu’elle est – une construction ou un cadre imposé par des hommes et qui enferme la société dont la base et les dynamiques sont complètement différentes de celles que laisse supposer ce cadre.

  • 5 Makhlouf-Obermeyer Carla, Changing Veils : A study of women in South Arabia (Austin : University o (...)

12Étudier cette société et penser que l’islam et le contrôle exercé par les hommes sur les femmes en sont les deux seuls éléments importants ou la définissant le mieux, reviendrait à prendre les affirmations des hommes pour argent comptant et à se tromper d’analyse sur la réalité. Et la réalité est que la société saoudienne non seulement désigne et délimite l’espace des hommes mais qu’elle désigne et délimite également celui des femmes et qu’elle le déclare de plus – l’espace des femmes et non celui des hommes – inviolable. Au sein de leur espace, les femmes ont la possibilité, et sont souvent, libres d’être ensemble, d’échanger des informations et des idées, y compris sur les hommes, sans courir le risque d’être entendues par les hommes. Étant donné que cet espace est accessible à toutes les femmes quelle que soit leur appartenance sociale, il est totalement et inconditionnellement interdit aux hommes, lorsque des femmes ne faisant pas partie de la famille y sont présentes. Les hommes qui sont en train de s’approcher de cet espace doivent manifester leur présence en toussant ou en appelant si bien que les femmes ont ainsi la possibilité, si besoin est, de changer de sujet de conversation. L’espace des hommes ne jouit pas d’une telle inviolabilité. Les femmes, parce qu’elles servent les hommes, peuvent entrer sans prévenir, et le voile, qui rend les femmes métaphoriquement invisibles ou « non présentes », leur permet également d’être présentes physiquement et d’entendre ce que disent les hommes. Bien que la société saoudienne affirme qu’elle donne à chaque homme un pouvoir de contrôle sur chaque femme, la structure de cette société leur donne, cependant, beaucoup moins de contrôle, sur la façon de penser des femmes, la façon dont elles se voient et se considèrent ainsi que sur la façon dont elles voient et considèrent les hommes. Il semblerait que la société saoudienne offre moins de contrôle aux hommes que la société occidentale, où les femmes vivent dispersées et isolées au milieu des hommes. Mais des suppositions qui n’ont fait l’objet d’aucune vérification continuent de coller à la peau de ce que l’oncroit savoir dans ce domaine : que les femmes isolées et tenues à l’écart de la société des hommes et qui ont toute liberté pour se retrouver en compagnie d’autres femmes sont nécessairement des femmes malheureuses ; que les sociétés qui pratiquent une ségrégation rigide des sexes sont nécessairement, et par définition, plus oppressives pour les femmes que les sociétés basées sur la mixité des sexes. La stricte ségrégation des sociétés islamiques a en fait été synonyme de libertés pour les femmes. De libertés qui leur ont permis de s’engager dans des activités dans lesquelles leurs sœurs occidentales n’ont pu s’engager littéralement qu’au péril de leur vie. En effet, dans les sociétés pratiquant cette ségrégation entre les sexes, toutes les activités ou presque s’accomplissant dans le monde des hommes, pour les hommes et par les hommes doivent également être accomplies dans le monde des femmes pour les femmes et par les femmes. La femme marabout, la voyante, la sorcière, les séances organisées pour les femmes par les femmes pour exorciser ou donner des pouvoirs (pratiques pour lesquelles des femmes ont été tuées en Occident) sont une part courante et acceptée des habitudes populaires du Moyen-Orient. Même le harem, toujours si négativement perçu en Occident en tant que lieu d’enfermement, peut être aussi perçu de façon positive en tant que lieu réservé aux femmes et interdit aux hommes. Le mot « harem » lui-même vient du mot haram qui signifie « interdit » (et aussi « sacré »), ce qui me fait dire que ce furent les femmes qui décidèrent des interdictions en excluant les hommes de leur société et que ce fut donc elles qui prirent l’initiative de développer le modèle de stricte ségrégation. Dans cet endroit, les femmes partagent des moments et un espace de vie, échangent leurs expériences et informations, et portent un regard critique – souvent à travers des plaisanteries, des histoires ou des jeux – sur le monde des hommes. Carla Makhlouf-Obermeyer décrit la coutume yéménite qui veut que les femmes se réunissent chaque après-midi. Elles s’entassent souvent à quarante ou cinquante dans une pièce, pour fumer, mâcher du qat (une feuille de drogue douce), raconter des histoires, jouer de la musique, danser et présenter des pièces de théâtre. La tonalité générale de ces rencontres régulières entre femmes – appelées tafritas – est satyrique, moqueuse et irrespectueuse envers les hommes et les idéaux du monde masculin5.

13Les rencontres que j’ai pu faire avec des femmes de la péninsule arabique confirment l’impression qui est celle de Carla Makhlouf-Obermeyer à savoir que les femmes possèdent un sens très fin et exact de ce qui se passe vraiment dans ce monde entre les femmes et les hommes. Par exemple, peu de temps après mon arrivée sur la péninsule, j’ai appelé le Centre des Femmes de Dubaï pour rencontrer Moza, une des femmes d’un notable local. Elle avait à peu près cinquante ans et était illettrée – le boom économique lié au pétrole et l’ouverture d’écoles qui en découla arriva trop tard pour elle. Elle occupait la fonction de présidente honoraire de la société des femmes locales (parce que, j’imagine, elle était la première femme d’un notable) et je l’appelais donc officiellement à ce titre pour l’interviewer sur sa vision de l’éducation islamique, comme l’exigeait le travail que je menais à l’époque. Elle portait un de ces vêtements noir en forme de tente qui la couvrait de la tête aux pieds et qui lui donnait tout à fait l’aspect d’une tente ; son visage, excepté ses yeux et une partie de sa bouche, était dissimulé par un masque rigide couvert de poudre d’or et elle était ornée d’une profusion outrancière de bijoux – tous, sans aucun doute, hors de prix. Apparemment elle était l’archétype de la femme musulmane opprimée et passive dont le corps était enfermé et dont l’esprit était pétri de bigoterie. Pour ma part, encore remplie à cette époque de mes préjugés méditerranéens, (minutieusement renforcés par ma formation occidentale), je n’attendais rien d’elle. Mais au cours de notre discussion sur l’éducation islamique, sur sa relation avec les idéaux islamiques et sur ce que les filles devraient avoir le droit d’étudier, Moza, femme illettrée, me déclara que les professions qui convenaient le mieux aux femmes étaient l’ingénierie, le droit, l’architecture et la médecine. Elle me dit également, à propos des idéaux islamiques et de la conception affirmant que la véritable vocation des femmes était la maternité, que le principal objectif de Mohammad lors de la fondation de l’islam avait été de donner aux hommes un pouvoir sur les femmes et que cela faisait partie d’une guerre sans âge que se livraient hommes et femmes. La raison pour laquelle les hommes avaient développé et insisté avec force sur l’idée que la maternité était la seule véritable vocation des femmes et pour laquelle ils avaient établi toutes ces lois pour confiner les femmes, les attacher à la maison et aux enfants, les empêcher de travailler, était toute simple. Ils savaient que si les femmes n’étaient pas enfermées, ligotées et minutieusement désavantagées, elles surpasseraient très vite les hommes. En accouchant de ces idées, elle ne donnait pas l’impression de penser qu’elle était en train de tenir un discours nouveau ou révolutionnaire mais elle donnait l’impression qu’elle était en train de parler de sujets tout à fait familiers dans son monde de sœurs et de mères. Moza (dont ce n’est pas le vrai nom) que j’ai choisi de citer ici n’est qu’un exemple parmi les nombreuses femmes de caractère que j’ai rencontrées dans la péninsule arabique.

14La jeune génération de femmes a montré par ses actions qu’elle partageait la vision de Moza sur les professions qui conviennent aux femmes. Presque toutes ces femmes rencontrées qui possédaient des diplômes d’un niveau suffisant avaient l’intention de rentrer en section scientifique à l’université, de préférence en ingénierie, architecture ou médecine. Ce n’est que lorsque leurs diplômes n’étaient pas suffisants, qu’elles envisageaient de faire des études d’arts. Et ce courage et cette insoumission intellectuelle que Moza véhiculait avec force, étaient également bien présents chez la jeune génération. C’était par exemple,le cas de Hissa (c’est son vrai nom) que je rencontrai alors qu’elle avait quatorze ans. Retirée de l’école contre sa volonté, mariée de force à douze ans par ses parents, elle tenta un recours et défendit son cas en le faisant remonter à travers l’organisation hiérarchique de sa tribu (elle venait d’une famille sans poids ni soutien particulier) pour finalement défendre sa cause (tout en continuant de faire avancer sa cause par le biais des femmes) devant le chef de sa tribu. Elle obtint le divorce et réussit à retourner à l’école bien que la règle dans les écoles ne permet pas aux femmes mariées ou divorcées d’assister aux cours aux côtés des jeunes filles vierges. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, elle était en train de faire des demandes d’inscription auprèsd’universités en Égypte et aux États-Unis pour étudier l’ingénierie.

  • 6  De telles idées sont, à présent, colportées par des enseignants qui viennent des pays de langue ar (...)

15Je n’ai jamais vu dans aucune autre culture, y compris en Amérique, des femmes dont la perception d’elles-mêmes était aussi imperméable aux assertions de l’idéologie dominante sur leur infériorité « naturelle », leur soumission « naturelle »6 et qui percevaient aussi clairement cette idéologie en tant que partie d’un système dont le but est de légitimer, mystifier et aussi de les garder sous contrôle. En repensant à ce monde et à ces rencontres depuis le Massachussetts où les féministes créent des communautés et sont en train de redécouvrir la force que constitue le partage des expériences entre femmes, il m’apparaît que le fait de croire que les sociétés appliquant la ségrégation sexuelle sont par définition plus oppressives envers les femmes ou que de croire que les femmes tenues à l’écart de la compagnie des hommes sont des femmes malheureuses, n’est qu’une façon de faire en sorte que nous obéissions servilement aux constructions des hommes, d’Occident ou du Moyen-Orient. Et en effet, en pensant aux femmes arabes qui pratiquent depuis des siècles ce que les communautés féministes commencent tout juste à explorer et à redécouvrir en Amérique, il est certain que nous devrions reconnaître que les femmes arabes pratiquent une forme de communauté de femmes depuis des siècles et ont, depuis et au sein de cet espace exclusivement féminin, développé des forces, des compétences et des ressources d’analyse et d’imagination qui nécessiteront des siècles pour être à nouveau développées. Il semble que l’étape suivante pour les jeunes féministes américaines adeptes de la communauté de femmes serait d’aller immédiatement en Arabie Saoudite (si elles parviennent à persuader les Saoudiens de leur accorder un visa). Il ne s’agirait pas alors d’aller étudier les femmes arabes comme les scientifiques étudient les insectes mais d’étudier comme des apprentis et des disciples de leur monde de femmes.

  • 7  La satire de la grandiloquence des hommes était un des thèmes favoris dans de nombreuses pièces au(...)

16Mais c’est là que réside tout le problème – les Saoudiens ne sont pas prêts à leur accorder, que ce soit à elles ou à toute autre femme indépendante, des visas pour quoi que ce soit (exception faite des pèlerinages). Il est évident que l’Arabie Saoudite est loin d’être le paradis pour féministe que pouvait le laisser supposer mon discours. En effet, la société saoudienne désigne et surveille l’espace des femmes, le protège en tant que lieu « inviolable » (autre sens du mot haram). Mais elle le fait indéniablement dans le cadre d’une société dont chaque loi et institution est contrôlée par les hommes et est conçue, de façon flagrante et sans aucune équivoque possible, pour servir et maintenir un contrôle intransigeant de la part des hommes. Il ne fait également aucun doute que l’espace des femmes surveillé par la société en tant que lieu « inviolable » est également un espace vers lequel les femmes sont poussées et dans lequel elles sont enfermées. Malgré tous les plaisirs et la force apportés par le monde homosocial des femmes, y compris l’indépendance de pensée et l’atmosphère dans laquelle le pouvoir masculin et sa grandiloquence sont librement critiqués7, le pouvoir institutionnel des hommes dans la société plus large et le pouvoir personnel des membres masculins au sein d’une famille signifient que ses membres féminins n’ont généralement aucun contrôle sur leurs propres vies, excepté dans des cas très limités.

17Les femmes les plus jeunes qui entrent maintenant dans les universités ont souvent une attitude positive à l’égard du monde de leurs mères et semblent à l’aise avec l’idée qu’elles vont, elles aussi, continuer à faire partie de cet environnement homosocial. Mais elles manifestent également souvent de l’impatience et de l’irritation à l’égard des institutions qui confinent avec rigidité leurs vies personnelles et professionnelles et qui les tiennent à l’écart de toute possibilité de participer aux processus de décision dans leur société. Avec une augmentation croissante du nombre de femmes instruites, une confrontation entre les sociétés arabes et les femmes semble inévitable. Lors de mon séjour sur la péninsule arabique, alors que je travaillais avec des collègues pour la plupart masculins et que j’assistais à des évènements publics tels que des conférences sur « le rôle des femmes dans l’islam » (« épouse et mère, au service de et sous tutelle des hommes »), j’étais très souvent l’une des deux ou trois seules femmes présentes dans le public. On m’a souvent fait comprendre, parfois de façon subtile et d’autres fois de façon plutôt explicite, que mon existence même en tant que femme indépendante travaillant sans « protecteur » masculin à mes côtés constituait un outrage, un affront personnel envers eux et naturellement aussi une abomination aux yeux d’Allah. Pour me réconforter dans ces moments-là, j’invoquai ce rêve d’un futur pas trop éloigné où une révolution féministe, nourrie par la seule idée de justice (l’affirmation dont l’islam est le plus fier est celle qui consiste à dire que l’islam est une vision d’une société juste), transformerait la péninsule arabique et où l’Arabie deviendrait ce pour quoi elle semblait tout particulièrement faite, le quartier général féministe du monde. Ce rêve semblait tout à fait plausible – des femmes instruites affrontant un système qui s’opposait implacablement à leur autonomie, des femmes élevées au cœur et faisant partie d’un monde homosocial féminin qui promeut à la fois la prise de conscience de l’oppression exercée par les hommes et l’indépendance d’esprit des femmes. À partir d’un tel contexte, une conscience explicitement féministe et une organisation pourraient rapidement se développer afin de mener une action politique collective.

  • 8  Voir Leila Ahmed, « Feminism and Feminist Movements in the Middle East », a Preliminary Exploratio (...)
  • 9  Voir Yvonne Yazbeck Haddad, Contemporary Islam and the Challenge of History (Albany, N.Y : State U (...)

18Le déroulement de la révolution socialiste au Yémen montre, comme je l’ai affirmé plus haut, qu’il était possible d’exploiter et de politiser rapidement cette simple tradition de femmes, à la fois durant le processus révolutionnaire et au cours de la transformation sociale qui suivit8: une tradition d’indépendance et de critique ouverte et vive, spécifique, je crois, aux femmes de la péninsule arabique (où le monde homosocial est le plus intact) mais qui n’est pas typique des femmes des pays environnants. Les sociétés homosociales arabes et en fait celles de la plupart du Moyen-Orient musulman, sont actuellement en train de vivre le moment le plus explosif et le plus porteur de transformations de leur histoire depuis l’essor de l’islam. Pour mesurer à quel point la question des femmes est essentielle dans ces bouleversements, il suffit de voir que le mouvement islamique, en passe de gagner du terrain partout, désigne le féminisme parmi tous les aspects de l’Occident et de l’occidentalisation qui sont en général exécrés, comme le plus grand objet de sa haine. Le féminisme menace en particulier de corrompre « de l’intérieur » dar-al-Islam, « La maison de l’islam » et de l’entrainer vers la décadence9. De façon trop complexe pour être décrite ici, les leaders du mouvement islamique brouillent l’image de la réalité de la vie des femmes en Occident en se servant du féminisme occidental. Ainsi des pratiques combattues par les féministes elles-mêmes, telles que l’exploitation et l’objectivation du corps des femmes par la mode et la publicité qui l’accompagnent, sont marquées du sceau de cette invention étrangère et exécrable, le féminisme. Le Moyen-Orient musulman a, en réalité, toutes les raisons d’éprouver de la colère vis-à-vis de l’agression, de la bigoterie et de l’exploitation pratiquées par le monde occidental. Mais le fait de prendre pour cible le féminisme en tant que symbole de « l’Occident » et de le présenter comme particulièrement répugnant et diabolique, revient à exploiter habilement cette colère au service de la confusion comme si la justice et l’idée qu’elle doit être étendue à l’humanité entière, quel que soit l’endroit où ces idées se font jour, pouvaient être qualifiées « d’occi-dentales » ou « d’orientales ». Ce stratagème, ayant pour but de détourner les femmes islamiques de leur demande de justice et d’empêcher cette demande de se transformer en clameur insistante et irrésistible (comme ces forces réactionnaires prévoient qu’elle finira par se transformer) risque temporairement de fonctionner. Mais au pire cette volonté ne parviendra qu’à retarder, pour un temps, cette révolution.

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Notes

1  Sandys George, « Relation of a journey begunne A.D. 1610 » IN : Purchas his Pilgrim : Microcosmus or the Historie of Man by Samuel Purchas (1619) London, 1905, 9 : 347).

2 Withers Robert, « The grand Signior’s Serraglio » IN : Purchas his Pilgrim… (9 : 51).

3 The Letters and Works of Lady Mary Wortley Montagu 2 vols. Lord E. Wharnecliffe, ed. (1887, London, 1 : 247)

4  Ibid. (1 : 162-63). Inutile de préciser que l’affirmation de Lady Mary Wortley Montagu ne constitue pas plus une preuve de l’inexistence du lesbianisme dans les harems turcs que les affirmations de ses collègues masculins ne constituent une preuve de son existence.

5 Makhlouf-Obermeyer Carla, Changing Veils : A study of women in South Arabia(Austin : University of Texas Press, 1979).

6  De telles idées sont, à présent, colportées par des enseignants qui viennent des pays de langue arabe environnants et sont enseignées selon la vision proposée par « l’élite culturelle » islamique traditionnelle mais modernisée. Cette vision est similaire à la vision des ultraconservateurs américains. Alors que la culture du pays affirme que les hommes tiennent les femmes sous leur contrôle et que les femmes l’apprécient ou pas, ceci est tout simplement une loi immuable (sans que cela signifie nécessairement que les femmes sont « inférieures » ou possèdent une passivité et une soumission « naturelles »), la vision proposée par ces enseignants « importés » et par les Sheiks étrangers ou éduqués à l’étranger qui délivrent régulièrement leurs exhortations par le biais de la télévision, insinue souvent au contraire que la nature innée des femmes est la passivité, la dépendance, la soumission et « l’infériorité ». Cherchant à persuader les femmes de leur propre infériorité et passivité, de les ébranler de l’intérieur, cette vision semble beaucoup plus pernicieuse que celle de la culture présente dans le pays qui, bien que restantconvaincue de la nécessité absolue du contrôle des hommes sur les femmes, n’a pas besoin de recourir à ce discours calomniant.

7  La satire de la grandiloquence des hommes était un des thèmes favoris dans de nombreuses pièces auxquelles j’ai assisté et qui étaient écrites, produites et jouées par les étudiantes dans les écoles et les facultés de femmes.

8  Voir Leila Ahmed, « Feminism and Feminist Movements in the Middle East », a Preliminary Exploration : Turkey, Egypt, Algeria, People’s Democratic Republic of Yemen, IN : Women’s Studies International Quarterly (1982, 153-68)

9  Voir Yvonne Yazbeck Haddad, Contemporary Islam and the Challenge of History(Albany, N.Y : State University of New York Press, 1982).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Leila Ahmed, « Ethnocentrisme occidental et perceptions du harem », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 17 | 2010, mis en ligne le 01 janvier 2012, Consulté le 01 juin 2015. URL : http://cedref.revues.org/606

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Auteur

Leila Ahmed

Professeure d’études genre et études religieueses à l’université de Harvard.

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Droits d'auteur

Tous droits réservés

 

Post-scriptum: 
Cet article est la traduction de : « Western Ethocentrism and Perceptions of the Harem », Feminist Studies, vol. 8, n°3, autumn 1985, p. 521-534. Cet article a été écrit en 1982 donc avant la disparition de l’Union Soviétique qui date de 1992.

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