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ENTRETIEN AVEC EVELYNE TROUILLOT

Questionner tous les silences
ENTRETIEN AVEC EVELYNE TROUILLOT

Evelyne Trouillot avait très peu de temps pour échanger avec moi, quand je l’ai rencontrée à son hôtel, à Fort-de-France, au début du mois de février 2004. Son premier roman, Rosalie l’infâme, venait de paraître chez Dapper, fin 2003 (voir la note de lecture: «Soulever le voile du silence»). La fable serait une fenêtre ouverte sur un monde que l’on croyait déjà connaître: la société esclavagiste de Saint-Domingue. La romancière cherche, à travers ce récit, à se débarrasser de l’idée envahissante des héros – ceux qui ont fait l’histoire d’Haïti, en l’occurrence – en mettant l’accent sur une figure anonyme, une femme de surcroît: Lisette, l’esclave protagoniste-narratrice. Mais ici, il est surtout question d’interroger l’écrivain sur la mémoire et l’histoire de façon générale, dans le contexte haïtien.

Jean-Durosier Desrivières: On a l’impression que les haïtiens manifestent vis-à-vis de la mémoire, selon différents moments de l’Histoire, tantôt de l’abus, tantôt de l’oubli. Qu’en pensez-vous?

Evelyne Trouillot: Je dirais qu’il y a eu oubli, certes, mais aussi et surtout une utilisation pernicieuse de la mémoire. A travers l’histoire, il y eut une mauvaise utilisation de la part de la classe politique. En tant que société de manière inconsciente, peut-être, nous avons abusé de notre mémoire, mais en l’utilisant mal, à notre propre fin ou à des intérêts particuliers. Mais je ne pense pas qu’il y ait eu abus de mémoire en ce sens que nous avons plutôt tendance à occulter certains faits de notre passé. Que ce soit le passé récent ou le passé plus lointain. Prenons par exemple la révolution haïtienne qui, à mon avis, malgré les références fréquentes aux héros et aux grands faits historiques, n’a pas été vraiment analysée et comprise. Dans les premières décennies de l’indépendance la nécessité de magnifier les hauts faits d’armes de façon à s’exorciser de l’emprise du colon blanc, provoqua une surenchère de la révolution dans la littérature haïtienne. Ce discours dithyrambique ne dura pas, ce qui est sain, mais ne donna pas lieu non plus à une appropriation objective de l’histoire. Le silence s’installa plutôt. On dirait que notre mémoire parfois ne nous appartient pas: elle appartient beaucoup plus aux autres qui nous imposent leur regard, leur silence et leur parti pris.

Selon vous, quel rapport l’haïtien devrait-il entretenir avec la mémoire?

Je pense que l’haïtien devrait faire l’effort de récupérer son passé, de se l’approprier. Car malgré toutes les surenchères qu’il y a eu au cours de l’histoire à certains moments, pour des faits particuliers et des périodes très précises, il n’y a pas eu vraiment une appropriation réelle de la part de l’haïtien. Cela veut dire que cette histoire nous est toujours venue à partir du point de vue de l’étranger. Et il en fut de même pour la révolution haïtienne, même lorsque la révolution haïtienne a traversé les premières années de la littérature haïtienne, il y a eu ce silence qui s’est établi à partir de la 4e décennie, après la révolution, et qui a perduré jusqu’à nos jours. Alors que pour d’autres faits historiques ce ne fut pas le cas. Par exemple l’occupation américaine [1915-1934] a donné lieu à des romans et à des textes qui ont un certain poids dans la littérature haïtienne; elle a donné aussi lieu à des références, même lorsque le roman lui-même ne s’est pas consacré à l’occupation, il y a eu des références quand même assez fortes; le massacre des haïtiens en terre dominicaine [1937] aussi a donné lieu à des références; la période de Duvalier et la dictature ont marqué la littérature haïtienne contemporaine. Alors qu’autour de la révolution, c’est un grand silence. Elle a été beaucoup plus vivante dans la littérature étrangère que dans la littérature haïtienne. Je pense que cela fait partie des silences de l’Histoire. Nous avons reproduit, sans nous en rendre compte, les silences de l’occident. L’occident a essayé d’occulter la révolution haïtienne: pour lui, c’était un événement qui n’aurait pas dû avoir lieu, qui était presque impensable et qui est survenu. Il y a des ouvrages dits scientifiques consacrés aux révolutions qui ne mentionnent pas la révolution haïtienne.

Seriez-vous en train de dire que l’écolier haïtien, qui apprend l’histoire de son pays depuis les classes primaires, ne reçoit qu’un enseignement au rabais dans ce domaine?

Je dirais que nos écoliers reproduisent des images négatives, ou à la rigueur ambivalentes, que l’occident nous a laissées comme héritage de notre passé colonial. Si nous prenons par exemple les manuels scolaires en Haïti : l’image du noir, c’est celle d’un malheureux, d’une victime sans identité réelle, incapable d’attirer la sympathie de l’écolier. Bien sûr, il y a eu cette apogée des héros, mais qui se présentait en contradiction avec l’image de l’esclave lui-même moyen, anonyme, une brute, un sauvage auquel la chrétienté a voulu apporter le salut. Et les écoliers haïtiens répètent cela : c’est très difficile pour un écolier haïtien de s’identifier à cet esclave-là, tel qu’il est présenté dans les manuels. Je pense que c’est un problème. Il est temps de nous approprier notre histoire de manière plus saine et non pas de présenter l’histoire comme si tout était parfait mais plutôt tenter de bien comprendre les motivations qui se cachent derrière les actions des différents agents qui ont participé à la révolution de Saint-Domingue ou tout autre fait de notre histoire.

Dans certaines œuvres littéraires haïtiennes, l’expression du passé traduit la nostalgie d’une période de bonheur qui ne reviendra pas. Votre avis?

Il ne faut pas s’attarder dans le passé autrement que pour y chercher un éclairage nouveau pour le présent. Je déplore toute attitude passéiste qui considère que tout ce qui était avant, c’était bien. Mais je persiste à croire que les silences ne sont jamais innocents, et si l’on a choisi dans la littérature haïtienne de privilégier certains faits et d’en ignorer d’autres, il ne saurait s’agir de coïncidence. Je veux questionner tous les silences et essayer de dépouiller l’histoire de tout cet amas dithyrambique dans certains cas et tout à fait négatif dans d’autres, et demander pourquoi? Je prends Dessalines par exemple, c’est un personnage présenté de manière vraiment ambigu, il est très controversé; il n’est pas choyé par les historiens contrairement à Toussaint Louverture qui fait l’unanimité et est revendiqué par les haïtiens, les Africains et «dont la valeur est reconnue» par les Européens. Alors qu’il y a d’autres personnages qui dérangent. Cependant, personnellement je ne suis pas tellement intéressée par les héros ou héroïnes. Ce qui m’attire dans l’histoire ce sont les invisibles de l’Histoire dont on ne parle jamais ou alors un fait historique oublié. Faisons un bond historique de 1804 à 1915: j’ai lu dans une revue de l’époque de l’occupation américaine que les américains ont enterré Charlemagne Péralte douze pieds sur terre. Le symbolisme de cet acte m’interpelle en tant qu’écrivain. C’est quand même fort! Se sentir poussé à enterrer quelqu’un douze pieds sous terre. Quelle menace ont-ils sentie jusque dans le souvenir de cet homme pour vouloir l’enfouir non pas six pieds mais douze pieds sous terre? C’est cela qui m’interpelle.

Mise à part l’occident, Maryse Condé pense que les Antillais eux-mêmes, de façon générale, magnifient ce qui les arrange et occultent ce qui les dérange. Votre réaction?

Cela revient avec ce que je disais en relation avec nos choix et nos silences. Je suis tout à fait d’accord avec cette idée et je pense qu’elle ne s’applique pas seulement aux Antillais. Je prends l’histoire contemporaine: après le coup d’Etat qui a renversé Aristide, on a vécu sous embargo, c’était une période terrible. Je me suis rendu compte que dans notre parler de tous les jours, on a tendance à occulter cette période. Pour plusieurs raisons, peut-être parce que c’était une période qui faisait trop mal. On sautait cette période dans le discours, comme si elle n’avait jamais existée. Peut-être qu’on avait besoin de recul par rapport à un événement qui avait créé des traumatismes de tous ordres. A mon avis, il faut plutôt y faire face. C’est à ce prix seulement que nous arriverons en tant que collectif à surmonter nos erreurs et à aller de l’avant.

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