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DU CREOLE

Jean Bernabé
DU CREOLE

Un créole est une langue qui résulte d’un mécanisme de mélange, autrement dit d’hybridation, terme scientifique. Ce processus est dû à la rencontre violente de peuples ayant des parlers différents et pas d’emblée compréhensibles de part et d’autre. Quoique remontant aux origines de l’humanité, l’hybridation ne débouche pas toujours sur un créole, lequel se caractérise forcément par une triple rupture: territoriale, communicationnelle et générationnelle.

  • territoriale: en raison de la traite négrière, les esclaves ont été déportés, notamment aux Amériques, opération qui les a brutalement arrachés à leur écosystème culturel.
     
  • communicationnelle: l’incommunication initiale avec les colons européens a été souvent doublée d’une difficulté à échanger avec d’autres Africains parlant des langues différentes, situation due à une entreprise perverse des négriers qui, pour éviter des rebellions, ont volontairement mélangé les ethnies.
     
  • générationnelle: le créole a commencé à prendre forme et aussi à prendre le pas sur les langues africaines maternelles à partir de la deuxième génération. L’héritage africain est allé en s’effaçant, ne laissant à ce jour dans nos sociétés que des traces réelles, certes, telles que par exemple le bèlè, le gwoka ou encore les proverbes, mais aussi à forte valeur symbolique et mémorielle. Le créole devient alors la langue unique des esclaves. De toute évidence, si des humains parlant une langue donnée avaient été déportés dans un territoire doté de la même langue, il n’y aurait pas eu matière à hybridation, voire à créolisation.

II/ Le mécanisme de créolisation

Les langues comportent plusieurs structures. La phonétique concerne les sons, le lexique engendre le vocabulaire et la syntaxe gère la relation entre les mots. Il est évident que dans la rencontre entre esclaves et colons, le lexique est la structure primordiale. Pourquoi? Parce que c’est à travers lui que peut s’exprimer la réalité quotidienne de la colonie. C’est donc la langue de ceux qui se vivent comme des maîtres qui imposera son vocabulaire. Mais les Africains à travers une résilience de nature cognitive (c’est-à-dire concernant leurs facultés conceptuelles) procèdent à des apports nouveaux: à partir des particularités phonétiques de leurs langues, ils déforment les mots français tout en en apportant certains provenant de leurs langues, et ils produisent une syntaxe spécifique, très différente de celle du français. La créolisation n’est donc pas le fait des seuls Africains, elle est le produit des deux communautés, chacune ayant un rôle différent dans ce mécanisme.

III/ Langue-mère et langue-matrice

La langue française est dite langue-mère du créole, parce que c’est elle qui est pourvoyeuse de son lexique. Toute langue peut avoir une langue-mère, mais toutes les langues ne sont pas des créoles. Le français est né de la rencontre du latin et des langues de la Gaule, envahie par les Romains. Mais, contrairement aux affirmations de certains linguistes non créolistes du XIXème siècle, ce n’est pas un créole. En effet, les habitants de la Gaule ont, certes, vécu une incommunication initiale avec les envahisseurs, mais ils n’ont jamais connu de rupture territoriale et générationnelle. Ils ont continué à parler et transmettre leurs langues sur une durée plus ou moins longue en fonction des événements historiques. Toute langue maternelle est aussi matricielle, c’est-à-dire porteuse de potentialités créatives, qui relèvent de règles inscrites dans son fonctionnement cognitif. Aucune distinction ethnocentrique n’est à faire en la matière entre locuteurs afro-descendants ou euro-descendants, ces derniers ayant forcément intégré les mécanismes cognitifs imputables aux langues africaines originelles. Comme quoi l’esprit humain fonctionne dans le partage. À méditer! Cela dit, l’ensemble des locuteurs créolophones sont de plus en plus confrontés à une baisse de la créativité matricielle, phénomène qui a pour nom la décréolisation.

IV/La décréolisation, sa nature et ses causes

Il s’agit d’un processus de délitement affectant la pratique et la spécificité du créole. Il résulte d’une refrancisation des structures qui s’amplifie, à l’insu totale des locuteurs créolophones. Je cite un propos tout à fait courant, prononcé sur une radio locale. Il suffira à illustrer cette décréolisation, dans une optique non pas de stigmatisation, mais d’alerte:

«Adan sitiyasion trè atross la adan lèkel péyi a ka touvé’y la, man ka pansé ki fok nou aji an manniè ki solidè». Il s’agit là d’une phrase structurellement française déguisée en créole. On ne peut que confirmer l’utilité de cette inconscience des locuteurs, car elle les protège tout en protégeant la langue elle-même. En effet, si en raison de sa francisation le créole devait apparaître comme stigmatisé, donc méprisable, sur le fondement de bon et de mauvais créole, on aurait tendance à ne plus vouloir le parler, faute de pouvoir utiliser un registre plus approprié, censé produit par des «grangrek». Or une langue non parlée est une langue morte. Et si n’est pas mise en place une dynamique concrète propre à relancer la créativité des locuteurs, ces derniers resteront désarmés. Nous avons affaire à un énorme paradoxe, qu’il convient de résoudre. Une question s’impose: quelles sont les causes de la décréolisation?

Les causes en question sont liées à un certain parcours historique. Rappelons qu’à la différence des esclaves qui ne parlaient que le créole, les colons parlaient les deux langues. Après l’abolition de l’esclavage, la compétence de la langue française a été acquise à travers l’Ecole par certains Afro-descendants. Marqués par le syndrome que je qualifie d’«arrivisme par la langue», ces nouveaux francophones ont interdit le créole dans l’usage familial, empêchant par là sa transmission intergénérationnelle. C’est donc hors du foyer, au contact des créolophones, que leurs enfants ont appris le créole, devenant pour eux une deuxième langue maternelle. La fin, dans les années 1960, de la société de plantation s’est accompagnée d’une extension bien plus importante de la scolarisation. Je vais citer une amusante anecdote traduisant la situation actuelle de nos deux langues.

Une mère dit à son fils: Untel quand je t’appelle, ne me réponds pas «Manman, mi moi»; ça c’est pas français, il faut dire «Manman, voici moi».

Ce propos est la preuve que, même encore fautif, l’emploi de la langue française correspond dans les milieux populaires à une intense volonté d’émancipation sociale. Aujourd’hui, même si leur poids social et leurs conditions d’emploi ne sont pas les mêmes, le créole et le français sont devenus des langues que je qualifie de co-maternelles. Nous ne sommes pas et nous ne devons pas être dans une guerre des langues, qui aurait pour tragique champ de bataille chacun d’entre nous. Il faut savoir que, constitué dans un contexte rural, le créole est confronté au risque de francisation quand il est utilisé pour exprimer des réalités d’ordre strictement intellectuel (un cours de physique, de philosophie, ou même d’histoire de nos pays). Pourquoi? Parce qu’il n’a malheureusement pas bénéficié chez les nouvelles couches d’intellectuels des mécanismes liés aux potentialités créatives inscrites dans sa matrice. Ces potentialités ne peuvent à ce jour être mises en évidence que par des recherches en linguistique cognitive, seul moyen actuel de restituer la dynamique matricielle du créole. Je crois utile d’indiquer la parution de mon ouvrage paru en 2015 aux éditions de L’Harmattan et intitulé «Ranboulzay 1/Révolution 1. Approche cognitive du créole martiniquais». Je signale aussi la thèse de doctorat de Daniel Bardury sur les prépositions créoles.

V/ Un exemple des mécanismes créatifs révélés par la linguistique cognitive

Un événement capital m’a fourni un exemple de la créativité matricielle du créole. Au début des années 1970, à l’époque où la faculté des Lettres et Sciences Humaines était installée à Pointe-à-Pitre, j’ai fait une rencontre au Prisunic de la rue Frébault. Une pyramide de boîtes de conserve s’étant effondrée sous mes yeux, je m’en suis rapproché. Une dame assez âgée s’est tournée vers moi et m’a dit: «An enki ba’y on ti koutt zépol, i dégeldésann». Inscrit dans le contexte, j’ai tout de suite compris le mot «dégeldésann», sur lequel j’ai mené plusieurs enquêtes avec la participation de mes étudiants, mais il s’est avéré que personne ne le connaissait. C’était une invention jaillie de l’émotion de cette dame. Une invention à ne pas confondre avec les créations fantaisistes de mots en dehors du système de la langue. Ce mot comporte trois éléments: dé - gel - désann. est un préfixe dit privatif qui traduit ici un manque d’équilibre. Gel renvoie à l’expression populaire française: «se casser la gueule» et désann indique un mouvement de haut en bas. Conclusion: nous avons un mot créole signifiant «dégringoler». Comme quoi la créativité créole a toujours fonctionné en interaction avec la langue française. Elle est de nature reconfigurative (notion récemment initiée par l’anthropologue créoliste Gerry L’Etang). La situation en question a provoqué de façon inconsciente et impulsive une reconfiguration du lexique. Je rappelle que les mots généralement utilisés en créole sont dégrengolé (francisation totale, malgré l’illusion d’une écriture différente de celle du français) et denngolé, déjà plus distant du mot français.

VI/ De la science à l’action collective

Cela dit, au-delà de l’indispensable recherche scientifique, une action doit être menée de façon pertinente en vue de renforcer les compétences des locuteurs créolophones et ceci, en dehors de tout esprit autoritariste et arrogant, source d’un possible totalitarisme linguistique. Les médias, dont le rôle est crucial, ne pourront participer à cette quête collective tant que l’Ecole ne se la sera pas appropriée. Il s’agit d’une démarche sur le très long terme, possiblement sur plusieurs générations. C’est en effet à travers l’Ecole que les locuteurs créolophones doivent intégrer les résultats des recherches et travailler la langue tant à l’oral qu’à l’écrit. La relecture des textes des écrivains créolisants, quelle que soit la teneur linguistique de leurs écrits, doit, sur un mode critique, servir de base à la redécouverte progressive des potentialités du créole. Cela dit, pour une approche théorique de la linguistique, c’est une utilisation du français et non pas du créole, qui s’impose. En voulant par naïveté et identitarisme n’utiliser que le créole dans le domaine théorique, on ne peut que l’exposer à une francisation accrue. Ce propos conclusif, nourri par ma connaissance des pédagogies généralement à l’œuvre dans l’enseignement de la discipline «Langue et culture créoles», est un appel aux enseignants du secondaire et de l’université, invités à s’ouvrir aux recherches nouvelles et novatrices, tant sur le plan scientifique que dans le domaine de la pédagogie.

Jean Bernabé
Agrégé de grammaire
Docteur d’Etat en sciences du langage

* Une première version de cet article a paru dans le journal France-Antilles (Martinique) du 28-10-2016.

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