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Comment avons-nous pu accepter tout cela ?

Serghe KECLARD
Comment avons-nous pu accepter tout cela ?

Le dépotjolaj et le déboulonnage des statues chez nous, en Martinique et à travers le monde, nous questionnent à plus d’un titre. Ils nous disent, en fait :

« Comment avons-nous pu accepter cela aussi longtemps ? »

« Comment, avons-nous pu traverser la cour de l’ancien palais de justice de Fort-de-France, qui clame, péremptoire, « Liberté, Egalité, Fraternité » et nous complaire dans l’acceptation ou le refus simplement bougonné, marmonné, du paternalisme d’un Schœlcher de pierre ? » 

« Comment pouvons-nous encore lever un regard indifférent – quand il n’est pas de vénération -  sur les statues de ces fourriers du génocide amérindien que furent Bélain d’Esnambuc, - le singulier cartel griffonné, ce 24 juin, sur son piédestal n’augure rien de bon pour lui - Christophe Colomb et le missionnaire Junipero Serra ; sur celles de ces renieurs d’humanité que furent Colbert, Galliéni, Faidherbe, Lee, Jefferson Davis, Francis Scott Key, Théodore Roosevelt, Edward Colston ? »

Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais, prix Goncourt 1992, dans un extrait de « Traces-mémoires du bagne », éditions CNMHS, publié en 1993, écrit la chose suivante : « Nos monuments demeurent comme des douleurs…Les statues et les plaques de marbre célèbrent découvreurs et conquistadores, gouverneurs et grands administrateurs. ». Vingt-sept ans après, il va opérer un virage à 360°. En effet, il vilipende la destruction, par des activistes, des statues de Schœlcher, le 22 mai 2020, en expliquant qu’il faut faire le distinguo entre l’abolitionniste français et le schoelchérisme : « L’ennemi ce n’est pas Victor Schœlcher, mais le Schoelchérisme. Face à l’esclavage dans nos pays, Schœlcher a sauvé l’honneur de la France (contre La France elle-même) par l’intransigeance de ses luttes. »

La geste radicale, séditieuse, violente, ravalée à du vandalisme, des jeunes et des moins jeunes, d’ailleurs, n’interroge-t-elle pas nos certitudes ou nos lâchetés confortables ?

Cela dit, sommes-nous plus avancés pour autant ? La cause martiniquaise et l’avenir de la planète sont-ils, alors, assurés ? Rien n’est moins sûr !

Après les vivats ou les exécrations, - c’est selon -  que reste-t-il de  l'espoir  des lendemains qui chantent ? Presque rien ! Puisqu’une commission a été diligentée par le maire de la ville capitale de la Martinique ; puisque Sadiq Khan, chef de l’édilité londonienne est favorable à une réévaluation des critères de respectabilité historique pour prétendre trôner sur les places ou orner les rues de Londres et qu’Emmanuel Macron, le président français, a opposé une fin de non-recevoir à toute demande de déboulonnage de statues, sous prétexte que « l’histoire de France est un tout indissociable ». Trump Donald, le président étasunien, est simplement agacé par ces « Antifa », par ces défenseurs intraitables du « Black Lives Matter » qui devraient, selon lui, être traités comme des « terroristes ».

C’est dire que l’horizon « n’est pas facile », pour citer Eugène Mona, icône martiniquaise, qui attend toujours sa statue. Parce qu’en matière de « déboulonnage », ce ne sont pas seulement ces représentations en marbre, en béton ou en bronze d’une histoire imposée qui doivent être considérées.

Selon Raphaël Confiant, écrivain martiniquais reconnu aussi bien en créole qu'en français, et responsable d’un site bilingue voire polyglotte, « Montray Kréyol », des statues d’une toute autre nature sont, en effet, érigées dans la tête de bon nombre de martiniquais(e)s depuis bien trop longtemps : « Sé model estati-tala sé andidan tet-nou, sé nan fondok kabech-nou yo ka séré. Yo etsétéra fwa pli mové ek pli danjéré ki sé estati an béton-an. Kontel estati Jézikri ek Laviej Mari ki nou ka jwenn toupatou adan ti tet zépeng péyi-nou an. » [Ces espèces de statues sont dans nos têtes, et c’est dans nos cerveaux qu’elles se nichent. Elles sont mille fois plus nocives que ces statues en béton. Par exemple, celles de Jésus-Christ et de la Vierge-Marie qui sont légion dans notre minuscule pays.]

Mais le polémiste ne s’arrête pas en si bon chemin, il va enfoncer la lame jusqu’à la garde, en mettant en lumière la relation quasi pathologique de certain(e)s martiniquais(e)s avec la langue française : « Men, ni an lot estati ki danjéré kité danjéré ka alé tou : ta lang fwansé-a. » [Mais, il y a une statue ô combien plus dangereuse : celle de la langue française.] et il poursuit ainsi : « Lang fwansé-a pa an malfini selman, sé an estati –tou. An estati  ki nou  pa ka wè pis sé andidan tet-nou i yé. » [La langue française n’est pas seulement un oiseau de proie, un prédateur, c’est aussi une statue. Une statue d’autant plus dangereuse qu’elle est invisible puisqu’elle se cache dans nos têtes.]

Lorsqu’on connaît l’implication incontestée de l’Eglise catholique dans la traite et l’esclavage d’africain(e)s, on ne peut que s’interroger sur son omniprésence en terre majoritairement peuplée d’afro descendant(e)s. Et lorsqu’on sait le rôle de prédatrice dévolu à la langue française à l’encontre du créole, encore aujourd’hui, ne peut-on, raisonnablement, questionner sa place dans l’espace diglossique martiniquais ? Confiant nous invite, en fait, à affronter lucidement nos contradictions.

Alors tout l’intérêt de ces déboulonnages en série de statues – et de celles plus symboliques, appelées de ses vœux par l’écrivain martiniquais - est de mettre l’accent, me semble-t-il, sur la complexité et la vitalité d’un monde interconnecté, mais, également, d’une génération qui estime, à l’instar de James Baldwin, que « l’histoire, ce n’est pas le passé.  C’est le présent. Nous portons notre histoire avec nous. » D’ailleurs, la réflexion pénétrante de Daniel Domingues, professeur associé d’histoire à l’Université Rice à Houston, valide, s’il en était besoin, cet argument d’autorité : « Enlevez des statues, ce n’est pas supprimer le passé, cela devrait être considéré comme faisant partie de l’histoire. »  

N’est-ce-pas la signification profonde de ces mouvements populaires anti négationnistes, antiracistes, antifascistes, anticapitalistes ? Ne sont-ils pas soucieux d’histoire, ou, en tous les cas, de résister à la tentation d’oublier le passé ?

D’oublier qu’à la Martinique, par exemple, le colonialisme français est bien vivace aujourd’hui, et qu’ailleurs, le néolibéralisme, le capitalisme paternaliste-sexiste-suprématiste blanc-mondialisé –appelons-le comme on veut – précipite la planète en enfer ?

Nous ne devons plus accepter cela encore longtemps ! Fok nou rété pran dlo mousach pou let !

 

« Comment avons-nous pu accepter tout cela ? », Serghe Kéclard, juin 2020

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