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CE QUE DOIT LA FRANCE À L’AFRIQUE

CE QUE DOIT LA FRANCE À L’AFRIQUE



A mon fils, Caliban

Caliban

 

Mais le plus beau c'est encore le vent et ses musiques, le salace hoquet quand il farfouille dans les halliers, ou son triomphe, quand il passe, brisant les arbres, avec dans sa barbe, les bribes de leurs gémissements.

Acte III scène 4

Une tempête



Aimé Césaire

 

Il est bientôt 5 heures, cette nuit de novembre. Je n'ai pas dormi ou alors si peu dans d'atroces cauchemars où des visages se liquéfiaient, où des hallucinations d'une faune tératologique s'immisçaient dans ma nuit. Je me réveillais, sursautais en sueur et j'attendais cette heure où le premier débit de boissons du marché des Carmes lèverait sa devanture. Il me fallait de l'alcool, si tôt, non par soif, mais pour me calmer, ces angoisses, cette panique, cette anxiété à l'huis de la folie. Un enfer car j'en connaissais les mécanismes. Je savais que pendant quelques heures je retrouverai un certain calme mais qu'ensuite, les effets se dissipant, ce serait pire encore, un cercle infernal où l'on échappe pour peu de temps à la torture d'un corps qui agonise sous le manque mais qui n'a d'autres ressources qu'un apaisement momentané avant de nouvelles affres.

5 heures, il fait froid, je me rends au marché et Evelyne la patronne me donne mes premiers verres de vin blanc dont je m'empare d'une main tremblante, un blanc frais, il m'en faut 4 à 5 pour retrouver un certain apaisement. Je suis sale, je ne me lave plus depuis des semaines, sans doute je sens mauvais mais qu'importe dans ce petit matin. Il me faut parler aussi, j'aborde n'importe qui, des fêtards de retour pour le dernier verre, des clochards aussi, repoussants, et j'aborde n'importe qui pourvu que je glane l'aumône d'un mot qui me fera croire que je suis encore en vie. Evelyne sait que j'ai de l'argent, je ne paye pas mes verres, elle compte, et je ne sais jamais combien je bois, 10 ou 15 petits verres de blanc. Je bois comme on se suicide, compulsivement, par défi à la mort. Et plus d'une fois, dans ce mépris que j'ai pour moi, je décide d'en finir et de boire sans limite. Maintes fois on m'a ramassé, ivre mort, au bord du coma, avec dans le sang des doses létales d'alcool. Et alors, je ne crois plus à la vie ! J'ai tout perdu, ma famille, mes amis, mon travail et surtout l'estime de moi car je suis taraudé par la culpabilité mais la soif est plus forte. Dans les rares moments où je suis à jeun, je me fais un procès exemplaire, cela dure peu, je m'invente une raison pour boire à nouveau, trop heureux ou trop dépressif tout est bon.

Et je passe là des heures, blanc sur blanc, abordant, accrochant le premier venu, tous les paumés surtout, ceux que j'invitais à boire pour mendier un bout de conversation, RMIstes, chômeurs, désœuvrés. D'ailleurs peu importe, le vrai dialogue se fait avec la bouteille, on gère son ébriété, et on ment à ses comparses, ils sont d'un intérêt secondaire et leur médiocrité a au fond peu d'importance.

Depuis combien de temps je bois, j'ai oublié. Pourquoi je bois ? Je me sens étranger dans cette société austère d'où la chaleur a fui, un mal de vivre lancinant, cette impression d'être mort depuis longtemps, et de traverser aujourd'hui la vie comme une lémure difforme, de ne pas accepter que mes rêves se soient perdus dans des caniveaux de médiocrité où le genre humain me dégoûte par son manque de profondeur et son indifférence. Je bois car je suis affreusement seul et je suis seul parce que je bois, prêt à toutes les concessions de ma pensée, qui me font honte mais que l'alcool étouffe.

J'ai sans doute autrefois, bien loin, tutoyé, l'excellence, la beauté sublime de l'art et la musique pour laquelle j'avais une sensibilité depuis très jeune extraordinaire. Si je connaissais chaque note des symphonies de Beethoven ou de Schubert, je pouvais aussi percevoir la sensualité d'un quatuor de Ravel, reconnaître sans faillir l'interprète d'un concerto pour piano de Mozart et surtout le violon qui m'emportait très loin, dont je connaissais par cœur tout le répertoire, le jeu de tous les grands interprètes du siècle, les plus méconnus aussi. La musique, qui a traversé ma jeunesse, m'avait entraîné dans des plaisirs physiques et intellectuels peu compréhensibles pour le commun des mortels. J'aurais parcouru des milliers de kilomètres pour voir jouer une interprétation originale de la flûte enchantée de Mozart. Je connais presque tout le répertoire de l'opéra bastille, du palais Garnier surtout où j'avais ma loge et aussi l'effet immédiat et physique de la musique comme la valse, un bal, de la symphonie fantastique de Berlioz, qui quel que soit l'humeur du moment vous emplit de plénitude, de joie. Mais en ce moment la musique me fait autant d'effet que le bruit d'un tram qui passe.

Dans mes rêveries et mes divagations d'alcoolique, je pense aussi à Claire Marie Ostie, seconde danseuse à l'Opéra de Paris qui m'avait éblouie dans Carmen. Une inaccessible beauté. Elle est devenue aujourd'hui danseuse étoile. J'ai un goût sûr. Mais j'ai aussi fréquenté Marie Claude Pietragalla, dans des chorégraphies plus modernes. Pourquoi être si classique la danse, l'opéra, la musique, je n'appartiens pas à mon monde, à mon époque. Alors je bois. Et que dire de la poésie, je ne partais jamais en vacances à l'époque où se forment les bandes d'adolescents insouciants sans Rimbaud, Apollinaire, Baudelaire ou Valéry pour citer les plus célèbres, et je me retranchais dans leur lecture, les rhénanes d'Apollinaire c'était un autre monde qui me faisait oublier l'inconsistance de la jeunesse. Un autre blanc s'il te plait Evelyne. Je pouvais aux simples coloris reconnaître une peinture de Matisse, rester des heures devant un Picasso, un Klimt aux ors sublimes comme le portrait d'Anna Bauer, et rêver longtemps de Botticelli, amoureux de la naissance de Vénus ou de Michel Ange et sa troublante piéta. Les personnages de Tchekhov prenaient vie dans ma vie. Pour l'avoir longtemps fréquenté j'en avais appris le caractère, la tristesse et je mettais en scène ses pièces dans ma tête dans le respect de la tragédie et de sa nostalgie. Un monde bien vivant s'animait dans mes divagations d'alcoolique. Les personnages de Kafka, de Dostoïevski, de Céline si noir, de Moravia, de Nabokov, de Stendhal, de Durell, et sa poésie fastueuse, de Lowry, cette histoire sans histoire de mort à Venise de Thomas Mann que l'on ne peut détacher de la musique de Mahler grâce à Visconti. Et ce don Quichotte de Cervantes dont la folie ne m'a jamais paru ridicule mais très sérieuse, ma prophétie. Tout cela valse dans ma tête car l'alcool libère ma mémoire.

Il m'est arrivé d'être placé pour avoir dépassé à des degrés inimaginables des doses d'alcool massives, de force, dans un hôpital psychiatrique public, vêtu d'un pyjama vert, livrée des déments, entouré d'un bestiaire de léprosités mentales, de cerveaux atrophiés, un promiscuité avec la folie, terrifiante. Alors j'ai quitté mon enveloppe charnelle, et je me suis réfugié dans mon monde. En 3 semaines j'ai lu la recherche du temps perdu de Proust, dans cet univers carcéral et sordide. Mais de tout cela et de tant d'autres choses encore comme cette fascination pour la danaïde de Rodin, l'art grec de l'époque minoenne, l'étude des civilisations océaniennes, les travaux de Claude Levi Strauss, ceux de Dumezil, de Baudrillard, de Serres je n'en ai jamais parlé à personne. A quoi bon, qui s'intéresse à çà et puis c'est bon de boire. On se trouve des familiarités faciles avec le premier imbécile venu et on parlera des heures de ce qui l'intéresse PMU, rugby ou football, politique de comptoir, faits divers, chiens écrasés. L'important c'est cette fausse fraternité des ivrognes sachant que le vrai dialogue se fait avec la bouteille de vin blanc qui dicte son usage. Alors Evelyne donne moi un autre blanc.

Je bois tous les jours du petit matin blafard jusqu'à un périlleux retour vers mon lit. Il fallut souvent me porter. Je bois pour mourir alors je bois beaucoup. Seul, des psychiatres, des médecins avisés, de mon entourage, seul un pêcheur martiniquais a trouvé cette clé et m'a dit longtemps après : toi tu étais venu à la Martinique pour mourir, Donatien était son nom. Je lui ai offert une caisse de Trois Rivières.

J'ai bu sans doute pour quelques garces cupides, sans carte du tendre, sans coeur, violentes et acariâtres, toutes très belles femmes qui se prenaient soit pour des divas soit pour des femmes fatales qui n'avaient pas une once de douceur mais aussi de culture, souvent bêtes comme des oies, exigeantes et vaniteuses, et dont les rêves d'amour étaient d'une pitoyable simplicité, bien loin de ce romantisme que mes lectures de Lamartine, de Goethe ou de Fournier, m'avaient imprégné dès 12 ans. Bien loin de mes rêves de femme que je ne retrouvais plus que dans l'alcool. Et j'ai acquis la haine des femelles, à la recherche de l'homme matériellement rassurant derrière un discours rance sur le prince charmant avec les qualités qui vont avec, qui sont convaincues de posséder un diamant entre les cuisses qu'elles accordent avec parcimonie et qui ont un os en guise de cerveau. Et j'ai acquis beaucoup de tendresse pour les prostituées, souvent pauvre hères, mais dans la simplicité de l'acte charnel avec elles se glissait la loi des relations humaines, dépouillée, réaliste. J'ai acquis un grand respect pour les putains sur quelque continent que je me trouvasse.

Alors les heures passent dans cette solitude intérieure. Ce monde qui m'entoure me paraît fonctionner sur la futilité. L'espoir a fui. Mon seul projet, ma seule attente est le prochain verre. Bientôt je serai une épave, dans quelques heures. On refusera de me servir, j'irai ailleurs. L'ivrogne arrive toujours à ses fins. Et je n'ai que mépris pour mes compagnons de boisson mais pas plus que pour moi. Pas un ne me réciterait le bal des pendus de Villon ou le Bateau ivre de Rimbaud. Mais leur bêtise, chômeurs, arabes sans papiers, ivrognes impénitents me rassure. J'appartiens à la confrérie des rebuts de la société. L'alcool abaisse l'homme donc je m'abaisse à chercher leur fraternité. J'ai parfois de la honte vite chassée par un autre verre de vin blanc. Evelyne veille au grain, elle ne laisse jamais mon verre vide. Elle compte, et elle sait que je paye toujours. Je l'aime bien, elle s'habille en pute.

Sauf quand je sens trop mauvais, je vais vers midi manger un couscous rance sur le marché. La plantureuse marocaine qui tient la boutique me ramène souvent chez moi quand je ne m'endors pas sur la table. Et après quelques heures d'un sommeil lourd, abruti, je me relève, hagard, perdu, le visage décomposé, espérant faire bonne figure pour entrer dans quelque bar et prendre la bière qui me réveillera, avec prudence pour éloigner les soupçons. Je suis presque interdit de tous les bars du quartier, non pour violence ou pour dégradation, je suis inoffensif mais pour avoir mendié l'aumône d'une discussion avec des clients qui n'en avaient cure. Ah ces lieux de convivialité que seraient les bars, à peine la gifle de l'indifférence, chacun pour soi ! Je ne suis pas un clochard, j'ai un toit et de l'argent mais je leur parle à égal. J'en ai amené un chez moi un soir écouter toute la nuit la Norma de Bellini interprétée par Callas.

Et le rituel se perpétue. Chaque jour je me remets dans les bras de l'alcool car le monde me paraît insupportable sans çà. L'alcool m'emporte loin sur des latitudes où mes rêves blafards et déçus retrouvent un peu de leur véracité. Une épave de la société certes mais après tout aux yeux de qui ? Qui se soucie aujourd'hui d'une telle déchéance ? Ai je jamais entendu la parole qui m'eût transpercé et retourné. Tout le monde se fout de tout derrière de vagues réprimandes sur les états où je me mets. Notre société individualiste ne prends pas en charge ceux qui sont déchus.

Je suis seul, irrémédiablement seul et ma dignité oscille entre tout ce qui fut ma vie, l'étude et l'art et l'inutilité d'un point de vie humain de tout cela. L'alcool est un enfer, un cauchemar, les états de manque, la culpabilité, il faut avoir beaucoup d'amertume et de dédain sur la vie pour accepter une telle souffrance, expier sans vraiment connaître la faute, expier d'être né trop tard, expier d'être trop sensible à la beauté et à la souffrance du monde, expier d'avoir une âme trop grande, d'être idéaliste, de souffrir des injustices où qu'elles soient, expier d'être un écorché vif, expier de souffrir parce qu'on a détruit le pont de Vukovar en Bosnie, expier des meurtres officiels et salués chez nous en Palestine, expier pour les guerres et les malheurs du monde, qui vous laissent avec rage, impuissant, expier les massacres quotidiens de civils du GIA en Algérie alors que je suis au chaud à Toulouse devant un petit verre de blanc.

Et les jours s'enchaînent, comme dans une brume qui ne se dissipe jamais. Le corps torturé, l'esprit en proie à tous les délires, les hallucinations, les zoopsies. Une lutte âpre pour chaque jour ne retrouver qu'un maigre répit, le temps d'avaler quelques verres, l'alcool est le meilleur anxiolytique dit la médecine. C'est un voyage vers la mort, lente et douloureuse et chacun s'écarte devant elle. Pas une âme qui me prit en pitié, ni d'un entourage qui a fui, ni de quelque médecin qui se fut impliqué, personne, ma seule compagnie : mes amis de boissons, une bande de vautours qui savait quand je régalais le bar ou quand j'embarquais tout ce monde au restaurant, l'argent n'était plus important, rien ne l'était d'ailleurs. Malgré tout c'est une solitude lancinante qui m'habite ou plutôt une passion ravageuse, une liaison possessive et jalouse avec l'alcool, cet ami diabolique qui ne vous lâche pas. Et c'est seulement dans les bras de l'alcool que l'on retrouve un peu de calme, de paix, pas pour longtemps, mais sans lui c'est l'enfer, les affres du sevrage, que la volonté ne peut enrayer. Drogue légale, conviviale, virile, l'alcool est pourtant pire dit-on que l'héroïne ou le crack. Mais à quoi bon je voulais mourir par dédain d'une vie idéalisée et manquée. Dans cet univers sordide des bars où l'on se meurt, où règne le mensonge, la laideur, la bêtise moi l'esthète qui aurait souffert d'une fausse note dans la vocalise d'une soprano de Mozart, j'avais choisi un cénotaphe couleur muraille.

Les années ont passé dans ce désespoir. Evelyne me sert toujours des verres de blanc. Je suis un familier désormais, une rente dans son troquet pourri où se réunit la lie de la société. Rien à voir avec cette culture du rhum à la Martinique, où à part boire sous l'alizé, il n'y a pas grand chose à faire, tant l'ennui sur cette terre du bout du monde et de fin du monde est immense. La laideur du zinc, cet homme en imperméable, rougeaud, pauvrement vêtu, qui au comptoir vient tristement boire son ballon de muscadet, dès le matin avant le tiercé ou cet autre fier à bras qui discute politique avec le patron débonnaire en sirotant sa Suze, ces tablées de semi SDF devant leur pinte de bière, dans le bruit et la fumée, ce bestiaire hideux, c'était mon monde et je les dépassais tous car aucun n'allait aussi loin que moi, dans l'ivrognerie, faute de moyens et faute de morbidité.

Les années ont passé dans cette liaison dangereuse avec l'alcool, ruptures et retrouvailles, passionnelles. Mais un jour j'ai tout arrêté curieusement en lisant le cimetière marin de Paul Valery. Un déclic ou une nausée. J'ai été submergé de honte devant ce poème sublime et j'ai disparu des débits de boissons du quartier des Carmes, un répit sans doute, l'alcool est une amante pleine de certitudes et de patience. Je me suis enfermé dans ma cave sombre, dévorant Mallarmé, Supervielle, Neruda, Lorca, Louÿs, Stampa, Artaud, Cocteau et beaucoup d'autres. Quand un jour comme une lame profonde a surgi une immense nostalgie de la Martinique que j'avais haï, méprisée, fuie comme le degré zéro de la pensée et le temple du culte obscène de l'argent et du mauvais goût. Mais me voilà, rageur, écrire en 4 week end, une geste d'amour sur cette île, une fausse chronique antillaise, une centaine de pages, ni relues ni retouchées et destinée à un seul lecteur Aimé Césaire, fasciné que j'étais par son style et sa révolte tout à fait rimbaldiens et son combat ô combien majestueux. Puis je prends un avion pour Fort de France et même si toutes les portes me sont fermées, je glisse mes textes à sa gouvernante à Redoute, à travers le portail et Césaire me reçoit à la mairie le lendemain, un petit homme derrière un si grand bureau, avec les honneurs d'un ami de la Martinique et me sacre poète. Au delà de la rencontre chaleureuse avec ce monument, je réhabilitais 5 années passées à boire du rhum et des Lorraine dans mon village des Anses d'Arlet. J'ai une conscience.

C'était une victoire sur mon passé sulfureux et indigne, splendide que j'ai souhaité amplifier. Césaire dans ses écrits m'avait donné l'amour de l'Afrique. Le soir même je téléphonais au Sénégal où j'avais rencontré un soir, quelques mois auparavant une magnifique femme, très jeune qui me suivit au premier regard, dans le bordel où j'étais entré. Tout auréolé de l'onction césairiene, ivre de félicité, le soir même, de Fort de France, je la demandais en mariage, car c'était l'Afrique qu'il me fallait épouser. Epouser un toubab, pour une jeune fille qui vend ses charmes c'est acquérir quelque respectabilité et sortir de l'ornière. Elle a accepté. Et dans un geste auguste, j'ai reconnu en paternité son fils de 3 mois dont le père n'était pas venu à l'Etat civil. J'aurais reconnu l'Afrique entière ! Et nous voilà en France à nouveau mais dans un mariage sans amour cependant, elle suivant seulement son ambition et moi suivant un amour tout intellectuel de l'Afrique, hors d'Afrique. Son âge, la rémanence de sa culture africaine face à la mienne plutôt classique, le grand écart intellectuel que je devais opérer chaque jour et me voici rattrapé par ma vieille amante, l'alcool. Tout alla vite, un divorce au bout de 2 ans, juste le temps qu'elle obtienne la nationalité française et qu'elle puisse vivre comme beaucoup d'aides diverses. Couvert de dettes, abandonné de tous, j'ai vu revenir le visage fardé de courtisane de ma maîtresse fidèle, l'alcool. Et cette fois, sans retenue, au travail d'abord, mais partout où me guidait mon errance, viré de tous les bars ou presque. Et enfin viré de mon travail.

Je quittais donc Toulouse le théâtre de mes frasques éthyliques, Toulouse où ne souffle pas l'alizé, où l'alcool n'appelle pas cette mansuétude que j'avais connue à la Martinique, Toulouse ville froide de mes nuits avinées, de vomissures et de relations pitoyables, de retours titubant sous les mornes fanaux des réverbères, Toulouse où j'avais glané le mépris et l'indignité de l'ivrogne.

Mais je laissais aussi à Toulouse, un petit négrillon de 4 ans, mon fils légitime, fils d'un soûlard sans nom, toujours entre deux vins, un père indigne. Et cela, car on a tous une conscience, me taraudait l'esprit. J'ai observé cet enfant les quelques fois où je pouvais le voir. Il se jetait dans mes bras, avec un sourire et un bonheur non feints. Ce même sourire que sur la fameuse photo de Doisneau où l'on voit un garçon portant deux double litres de vin, probablement pour son père alcoolique, le visage heureux. Et j'ai regardé le regard de cet enfant, il n'y avait ni reproche, ni jugement, tout était pur, le seul regard aimant qui m'ait été donné de voir depuis tant et tant d'années. Un regard d'un petit africain qui avance dans la vie dans l'insouciance et la douceur, la pureté.

Alors je me suis désespérément accroché à ce regard que je ne verrais que tous les mois. J'ai commencé une vie austère et monacale, plongé jour et nuit dans la littérature, enfermé chez moi dans une petite ville de province, sans âme, sans architecture, sans passé, sans présent et sans avenir. Je n'ai parlé à personne pendant plus de deux ans et tout mon être était tendu vers cet enfant que je voyais un jour par mois, cherchant à lui donner un père lointain mais aimant et généreux, buvant dans ses magnifiques yeux de sénégalais, dans sa douceur naturelle, l'énergie qui me ferait tenir le mois à venir dans ma claustration. Les enfants pardonnent plus que les adultes, il ne conservait pas de mauvais souvenirs de mes états avinés ; on en a ri souvent même. Car le temps a passé. D'une part depuis des années j'ai cessé toute prise d'alcool, subitement comme on se défait de vieux oripeaux, sans le moindre acte de volonté, une rupture sans le moindre effort. Puis notre relation basée au départ de cadeau en cadeau, de tendresse en tendresse, de sentiments retenus, a évolué désormais vers la transmission d'une pensée, d'une façon de regarder le monde, d'un autre regard sur la morale, de quelques repères culturels, les miens et aussi d'une expérience humaine dont je suis quand même porteur. Il a aujourd'hui huit ans et récite tranquillement du Rimbaud, disserte sur le portrait de Dora Maar de Picasso ou le baiser de Rodin. Et suprême résultat en quelques années d'application à son égard, d'amour surtout, j'ai senti parfois en lui de l'admiration pour son père. Il a une tendresse et une attention qu'aucune catin, garce ou simple femme ne m'a jamais accordées. Elles auront beaucoup de mal à venir s'immiscer dans cette relation assez unique d'autant que je ne peux cacher mon mépris pour toutes ces femelles simples objets de désir et de convoitise qui ont saccagé mes rêves de femme. J'ai une tache bien plus grande avec cet enfant ; qu'il s'épanouisse comme un héliotrope, puis qu'il parvienne à acquérir sous mes conseils et mon aide active, les diplômes et les compétences les plus grandes, la philosophie, la morale et la sagesse afin qu'il choisisse un jour de revenir vers son pays natal, bien qu'il soit français par moi, le Sénégal, participer avec passion et avec les élites du pays au plus juste développement, avec dévouement, dans le mépris des corruptions, sans compromission avec la France. Et si à deux ans il appelait Césaire grand-père, j'avais fait de lui un beau portait lors de notre entrevue, il en mangera du Césaire, du Senghor, du Fanon et de tant d'autres, faites moi confiance. Il sera la synthèse, dans mes rêves les plus fous de l'héritage des civilisations africaines et de la notre européenne, dussè-je y consacrer l'essentiel de mon temps.

 

La morale de cette histoire qui n'est pas une fable est qu'un petit africain de 5 ans a réussi là où toute la société française dans sa structure humaine, médicale, sociale avait échoué mais qu ‘elle avait largement contribué à produire. Cet enfant eût été un petit blond de souche française, je ne suis pas sûr du résultat car il n'aurait jamais été mon fils et n'aurait pas été investi du poids de la négritude. Césaire m'a fait aimer l'Afrique et à travers le regard pur d'un petit africain j'ai puisé la volonté et l'énergie de retrouver le goût de l'existence, le sens de la dignité, par une forme de révérence ou d'hommage envers l'Afrique.

Que je picole en France ce n'est pas bien grave ou plutôt révélateur de la manière dont la société occidentale détruit les écorchés de mon espèce et façonne ces désespérés qu'elle offre ensuite au mépris de tous. Mais aux yeux de l'Afrique, que je lis à travers les beaux yeux en amandes d'un enfant africain innocent, au regard pur, que Césaire, par un raccourci dont il n'eut jamais conscience, m' a donné pour fils, là non impossible ! Il me reste une parcelle de dignité, si ténue soit elle, et je me dois obligatoirement de sacrifier à un certain sens de l'honneur qui a souvent fait défaut à notre pays à l ‘égard de l'Afrique.




Thierry Caille


 


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