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BLUES POUR MISTER CHARLIE

Par Dany Laferrière
BLUES POUR MISTER CHARLIE

Je n'ai pas dormi hier soir après avoir appris par l’éditeur Rodney Saint-Éloi la mort de Jean-Claude Charles. J'allais dire du poète Jean-Claude Charles. On peut dire aussi de l'essayiste, du romancier, du grand reporter à pipe. Jean-Claude Charles occupait, à sa manière jazzée, un vaste terrain dans le paysage culturel. Mais c'est aussi un ami qui meurt. Et c'est de lui que je me sentais le plus proche, par le style bien entendu. Cela, je l'ai souvent dit. Quand au début des années 80, je me cherchais un frère intellectuel de combat, quelqu'un de moderne et de ma génération, il n'y avait pas grand monde. Ceux des années 40-50 avaient Magloire Saint-Aude. Ceux des années 60-70, Davertige pour la poésie et Frankétienne pour le roman. Et nous, dans les années 70-80, c'était Jean-Claude Charles. Il était long, mince, avec des jambes élancées, une tête d'oiseau en quête de vent, toujours en mouvement.

Jean-Claude Charles avait débuté à Port-au-Prince par le cinéma. Il en faisait la critique (il cherchait son style, à l'époque, dans le jazz) à Radio-Haïti. Il aimait les images qui bougent, les montages rapides, il avait déjà ce côté Paul Morand. Le cinéma lui avait donné ce goût du cosmopolitisme. Il vivait lors à Port-au-Prince, mais son esprit vagabondait sur les écrans. Il habitait le Rex, le Paramount ou le Palace, selon le prix du loyer. Jean Dominique, lui aussi, était fou de cinéma. Charles et Dominique devaient se croiser dans les salles obscures avant de se retrouver derrière le micro, à Radio-Haïti, pour parler de leur passion commune. Quand il rentrait chez lui, c'était pour lire. Il lisait des auteurs réputés illisibles, des livres introuvables. C'était un snob, dans le sens qu'il prenait volontiers un chemin difficilement accessible pour ceux qui le suivaient. Port-au-Prince a souvent donné ce genre de jeunes intellectuels passionnés de breuvages forts, mais Charles faisait partie de ce petit groupe qui est allé le plus loin possible dans cette voie, où l'on peut distinguer un Louis-Joseph Janvier.

C'est ainsi qu'un matin il nous quitta pour Paris. Paris où vivait déjà Davertige. Voilà la filière. Je me sentais proche de Charles qui, lui, était fasciné par Davertige. Davertige, le jeune prodige, qui avait ébloui tous ceux qui comptaient à Paris : Aragon, Bosquet, Leiris… Comme il aurait aimé être le dandy d’Idem pour qui il avait une sincère affection. J'avais suivi son combat avec l'éditeur Hérard Jadotte pour que ce dernier ne laisse pas crever de froid le poète à Paris. Charles lui avait écrit une lettre émouvante pour lui raconter sa visite chez un Davertige grelottant dans une chambre de bonne sans chauffage. C'est ainsi que Davertige a pu venir à Montréal où il est mort, vingt-sept ans plus tard, mieux entouré qu'il ne l'aurait été à Paris. À cette époque, Charles écrivait un de ses livres les plus fluides Sainte dérive des cochons (Nouvelle Optique, 1977) un peu sous l'emprise de la revue Tel Quel. Faut dire qu'il n'avait pas attendu Tel Quel pour pulvériser la forme, car ses débuts furent éclatants avec «Négociations», un recueil de poèmes publié chez P.J. Oswald en 1972 et qui impressionna grandement le milieu culturel haïtien. Une gifle pour cette folklorisation où Duvalier et sa clique d'intellectuels ténébreux voulaient nous emprisonner.

C'était la fin des années 70 et la montée du puissant souffle charlien. On le sentait venir. On l'attendait même. Des titres étincelants nous apparaissaient dans les vitrines des librairies. Charles pouvait donner au jeune ouvrier que j'étais l'envie de devenir écrivain. C'était pour moi l'écrivain rêvé: il voyageait sans cesse, confondant New York, Paris et Montréal. Enjambant de ses longues échasses l'océan qui sépare l'Europe de l'Amérique. Il était parfois en reportage pour le prestigieux quotidien Le Monde. Il écrivait son long papier «De si jolies petites plages» qui devaient devenir un livre, (Stock, 1982) sur les réfugiés qui fuyaient la misère et l'oppression pour se perdre en mer, dévorés par les requins, ou pire par la froide administration américaine. Il a publié aussi un essai rageur sur le racisme Le corps noir (Paris: Hachette / P.O.L., 1980). Il venait souvent à Montréal où il m'invitait à son hôtel à prendre un verre. Déjà, je sentais qu'il avait un problème avec l'alcool. Il ne pouvait pas s'arrêter de boire, mais il parvenait avec beaucoup d’astuces à masquer son ivresse à cette époque. Ce n’est jamais l'alcool le vrai problème, l’alcool cache toujours un problème plus grave. Et Charles avait un problème d'identité. Il voulait tellement être quelqu'un d'autre qu'il ne savait plus qui il était. Il tournait en rond dans une prison aux murs lisses, malheureux. Aucune aspérité pour s'accrocher. Il était allé trop loin en avant pour pouvoir revenir sur ses pas. Pourtant le meilleur allait venir dans cette brillante carrière littéraire, et c'est ce qui le tuera. Il publie Manhattan Blues (Barrault, 1985), et ce fut le succès tant attendu. Marguerite Duras lance son cri: pour elle, Jean-Claude Charles était le meilleur écrivain d'aujourd'hui. Pas le meilleur haïtien, le meilleur tout court. Et Duras était la reine à l'époque. Un vrai coup au plexus, un de ses coups à vous couper le souffle. C'est ce qui arrivera, et le souffle c'est tout ce que possède un écrivain. Comme Bosquet l'avait fait pour Davertige, comme Breton l'avait fait pour Saint-Aude. Le superlatif est un poison, et Charles définitivement empoisonné. Faut-il continuer sur la pente de ce livre qui a fait de nous un jeune dieu? Charles en fait un second: Ferdinand, je suis à Paris (Barrault, 1987), et c'est mauvais. Et Charles, mort. Il ne s'en relèvera jamais. Les jaloux ont applaudi sa chute, mais ils ont eu tort, car malgré cette défaite Charles restera encore loin en avant, dans cette percée vers les territoires vierges du style et de l'élégance.

Jean-Claude Charles est aussi un homme émouvant. Pas seulement une machine à écrire lancée vers la conquête parisienne afin de régler ses comptes avec ses origines sociales. En effet, il cachait si bien son univers familial qu'on se demandait s'il n'en avait pas honte. L'ambition, la honte et l'alcool: un dangereux cocktail. Mais quand il se sentait en confiance, il pouvait être d'une grâce et, ce qui paraît étonnant de sa part, d'une vraie candeur aussi. Charles était un enfant qui avait peur dans le noir. On ne s'est vraiment rencontrés qu'à Port-au-Prince, quelques mois après le départ de Jean-Claude Duvalier vers la fin d’avril 1986. Charles était envoyé par Le Monde pour couvrir cette étrange absence des Duvalier dans ce pays dont ils se croyaient finalement les propriétaires et la montée de sève d'un État de droit. Je l'accompagnais en publiant un article quotidien dans Le Nouvelliste. On sillonnait le pays dans une voiture prêtée par Aubelin Jolicoeur. Il fallait nous voir, irresponsables, dans cette grosse bagnole avec une plaque officielle dans ce pays assoiffé de vengeance, où des affamés partaient à la recherche du moindre tonton-macoute. On a passé quinze jours ensemble à regarder cette débâcle, on aurait dit la fin de la guerre du Vietnam. De longues conversations au crépuscule sur une terrasse d’hôtel, un verre de rhum à portée de main. Charles semblait heureux. C'était peut-être la dernière fois.
Puis je l'ai vu quelquefois à Paris, lors de mes visites pour la sortie d'un de mes romans. Je l'appelais et on se retrouvait au restaurant. Il était de moins en moins fringuant, de moins en moins cet intellectuel parisien dont il a porté si longtemps le masque, de plus en plus le Jean-Claude de la rue Enterrement, le fils qui était tout fier d'avoir eu «deux mamans». Il commençait à s'intéresser à ses racines, me disant que mes livres l'avaient incité à le faire. C'était mon tour. Il était déjà épuisé. Il avait tout donné. Plus d'énergie. Ses amis s'étaient éloignés de lui, car devenu trop fabulateur. Son argent ne lui servait qu'à boire. Il inventait tous les stratagèmes pour soutirer des avaloirs à ses éditeurs. Chacun connaissait ses trucs. Il passait de New York à Paris, pensant trouver à chaque fois un nouveau refuge. Bernard Magnier qui l'adorait s'en était finalement éloigné. Jean Métellus, le dernier confident, le protégeant de cette tendresse inépuisable, est resté jusqu’à la toute fin.

Et il s'enfonçait dans l'alcool et les ténèbres. Ce qui rendait la chose plus triste c'est que, souvent, on nous (écrivains haïtiens) invitait à Paris ou en province à des festivals littéraires, des tables rondes, des colloques, et Charles n'y était pas. Alors que c'est lui le premier qui s'était imposé dans cet univers si difficile à percer: le Paris littéraire. C'est lui qui nous avait ouvert la route. C'est bien lui qui connaissait tous les journalistes du Monde, du Nouvel Obs, de L'Express. C'est lui l'intellectuel parisien par excellence. Mais ce qui était encore plus grave c'est qu'on savait, sans le dire, que notre dette à Jean-Claude Charles ne pouvait pas être épongée tant elle était lourde. Son style abrupt, ses ruptures de ton, ses télescopages incessants, sa rapidité étonnante : c'est là qu'on a appris à écrire. Charles n'est pas le seul à utiliser une pareille forme, oh que non, il y en a plein d’autres, mais c'est notre Charles. Lui, on le connaît. C'est un frère. C'est nous en quelque sorte. Sa réussite était la nôtre. Son échec devrait être le nôtre. Jean-Claude Charles entre échec et réussite, entre snobisme et douleur vraie, entre courage et faiblesse. C'est nous quand nous voulons de toutes nos forces faire mieux que ce que tous les dictateurs avaient dessiné pour nous.

Dany Laferrière

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