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BATAILLON CREOLE : L’INTERVENTION DE CORINNE MENCE-CASTER

7 novembre 2014
BATAILLON CREOLE : L’INTERVENTION DE CORINNE MENCE-CASTER

Voilà la base écrite du propos de Corinne Mencé-Caster. Il manque, naturellement, certains éléments évoqués à l'oral.

Le roman Le Bataillon créole de Raphaël Confiant est un roman qui séduit par les liens qu'il tisse entre histoire et fiction, entre histoire officieuse et histoire officielle, entre histoire vécue et histoire événementielle.

Je vous ferai part en toute simplicité de mon expérience de lectrice, lectrice certes avertie car je vis professionnellement de l'analyse des textes littéraires et des discours qui s'y rattachent, mais lectrice qui se positionne d'abord en tant que martiniquaise, en quête de ses repères d'histoire, en tant qu'héritière d'une mémoire orale, transmise par mes aïeules.

Quand je me plais à revivre mentalement mon expérience de lecture avec Le Bataillon créole, expérience avant tout émotionnelle, je vois un petit village côtier Grand Anse du Lorrain avec des silhouettes qui errent, qui flottent.

Parmi ces silhouettes, des estropiés, des éclopés, des mères qui cherchent les fantômes de leurs enfants, des âmes en peine et le tambour qui résonne. J’entends quelques rires aussi.

Je vois aussi des Nègres avec des sourires béats, vénérant la mère patrie et se pressant vers la mort de manière radieuse. Entre les tranchées et les champs de canne, les cris de souffrance percent les tympans et réveillent les mémoires.

Quel souvenir en a consigné l'Histoire officielle? Combien de nos enfants et de nos grands ignorent-ils encore que certains des nôtres ont versé le tribut du sang durant la première  guerre mondiale de 1914-18?  Les Français de l'Hexagone en ont-ils gardé quelque mémoire diffusée ?

C'est aussi la question centrale que pose ce roman, question qui pourrait plonger plus d'un dans l'embarras, quand on sait que l'on étudie dans nos écoles la première guerre mondiale, sans que soit fait mention de la contribution des Antillais à la Grande Guerre. Surgit à nouveau la thématique de la mémoire partagée.

Dans Le Bataillon créole, pourtant, cette contribution est fortement mise en exergue, le long d'une narration qui s'attache à recréer subtilement l'atmosphère d'un petit village plus ou moins assoupi qui va décider en quelque sorte de relever le défi de la première guerre mondiale.

L'enthousiasme des jeunes est décrit au travers d'une écriture distanciée qui, tout en laissant entrevoir la candeur de ces jeunes, met aussi très finalement en valeur la sincérité de ces Martiniquais qui s'enflamment pour la mère patrie (citation p.122)

Seuls quelques Békés ou géreurs d'habitation apportent un bémol mais à partir de considérations purement économiques. On peut noter également que Théramène, l'oncle de Ferjule qui reviendra particulièrement amoché du front,  se montre réticent (citation p.124)

L'insertion de ces voix multiples permet de croiser les points de vue et de créer un espace contradictoire qui n'est assumé par aucune voix narrative dominante. Elle rend possible l'ouverture d'un espace critique fortement marqué par un déterminisme social: les jeunes qui refusent de s'engager ou qui sont refusés pour mauvaise santé, semblent voués pour l'éternité à couper la canne. Ceux qui partent semblent destinés tout droit à la mort.

 

Ce qui est frappant, c'est que les raisons de la guerre ne sont jamais évoquées. Les jeunes partent défendre leur mère patrie contre les Teutons, ces Allemands qui sont décrits comme de véritables monstres. Les lettrés de Grand Anse s'y donnent à cœur joie. Ils vont combattre un ennemi mortel dont ils ne savent rien, si ce n'est qu'il est un agresseur de la mère patrie.

On en vient donc à un autre aspect très important, selon moi, du roman: la question des rapports entre la Martiniquais et la mère patrie qui traverse, soit en filigrane, soit de manière plus explicite, le roman. Je cite quelques passages-clés, avant de faire remarquer que le texte met bien en relief le décalage existant entre l'idée que les personnages de Grand Anse se font de la mère patrie (Là-bas) et la réalité qu'ils découvrent. Ceci n'a pas seulement à voir avec le froid, les dures réalités de la guerre, mais beaucoup avec l'altérité entre Français de la Métropole et Antillo-Guyanais. Dédain, mépris affiché avec les surnoms de "Blanche- Neige", " Bamboula". Mauvais traitements et sentiment de servir de chair à canon.

Citation p. 137

Parfois aussi des surprises plutôt bonnes : celle de découvrir l'illettrisme des autres français, leurs difficultés à maîtriser la langue française, leur peur, et leur méconnaissance tout aussi grande du territoire français (citation).

Le roman met donc en scène progressivement la désillusion et la frustration, mais aussi un apprivoisement progressif entre Français qui ne se connaissent pas, qui ignorent l'existence de la Martinique et plus largement des Antilles et les raisons de cette guerre. Il suggère au final que les autres Français ne sont peut-être pas mieux lotis ni mieux intégrés, encore qu'ils servent sans doute moins volontiers de chair à canon.

Écriture et narration

Je me permettrai également d'explorer d'autres dimensions du roman qui me tiennent à cœur: les voix narratives

Sans entrer au plan technique, il est intéressant de noter que s'exprime parfois une voix surplombante qui prend en charge le récit de manière ambiguë.

Qui parle ? Comment l'écrivain Raphael Confiant a-t-il organisé la vraisemblance linguistique de son récit?

S'agissant en effet de personnages peu instruits : coupeurs de Cannes, vendeurs au marché, etc., il peut s'avérer compliqué de leur donner la parole dans le récit sans compromettre la vraisemblance linguistique.

On peut observer que si Raphaël Confiant reste fidèle à sa créativité néologique qui puise ses ressources dans les jeux entre langues, entre épaisseurs historiques et géographiques des langues, il ne se préoccupe pas particulièrement de faire coller les récits au profil social des personnages.

Comme à la page  40 du Bataillon créole,  Lucianise, par exemple, p. 76-77 ou encore p. 41 le narrateur externe  s’exprime à la troisième personne (Si mes visions n’étaient que couillonnaderies ?)

Le choix d’inscrire la voix du personnage dans le récit sans pour autant lui attribuer en quelque sorte le code langagier auquel on s’attendrait produit un effet singulier, visant à une forme de transcendance des langues, de sublimation et donc de poétisation.

Ces personnages semblent en effet portés par une dynamique langagière qui ne leur appartient pas en propre, comme ne leur appartiennent pas non plus leur destin ni leur identité ni leur histoire ni leur appartenance territoriale.

Loin de la diglossie littéraire, il y a comme une fusion poétisée, sublimée des langues et des langues, qui bouscule le lecteur et le contraint sans doute à interroger ce qui pourrait apparaître comme une discordance, mais qui se révèle être en fait une concordance symbolique.

En tant que martiniquaise ayant grandi en essayant de recueillir ça et là quelques bribes de mon histoire, ce roman m’émeut. Il dénonce habilement l’absurdité des guerres, la dépossession volontaire de soi par des dépossédés qui sont riches pourtant de leur générosité patriotique, de leur attachement à des symboles qui leur parlent sans parler d’eux.

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