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Aimé Césaire et la philosophie : trop de Hegel… pas assez de Spinoza !

Roland DAVIDAS
Aimé Césaire et la philosophie : trop de Hegel… pas assez de Spinoza !

Aimé Césaire (1913-2008) est un phénomène au sens littéral du terme : il est « apparu» sur la scène politique et littéraire de la Martinique en frappant par sa nouveauté et par le caractère exceptionnel de son œuvre émancipatrice.

Ce brillant intellectuel est le symbole de l’excellence martiniquaise : excellent élève, excellent professeur, excellent orateur, excellent poète, excellent dramaturge et excellent essayiste. On peut aussi ajouter, excellent philosophe.

L’œuvre littéraire d’Aimé Césaire est en effet une réponse sublime à la question fondamentale de la philosophie classique, « Qui suis-je ?».

« Qui et quels nous sommes ? » se demande-t-il dans « Cahier d’un retour au pays natal ».

Dans sa récente biographie d’Aimé Césaire, Kora Veron fait voir que cette célèbre question figure également dans le poème « En guise de manifeste littéraire » paru dans « Tropiques », n°5 en avril 1942.

Pour répondre à cette « admirable question », le poète martiniquais va s’appuyer sur d’immenses philosophes tels que Hegel, Nietzsche ou Heidegger. Les métaphysiciens allemands ont joué un rôle important dans la quête philosophique d’Aimé  Césaire.

L’influence de Hegel ressort clairement dans un des passages du récent ouvrage de Marijosé Alie, « Entretiens avec Aimé Césaire » :

- D’abord, la négritude a été essentiellement une prise de conscience : qui sommes-nous ? Nous avons répondu : nous sommes des Nègres avec tout ce que cela comporte, mais il faut bien comprendre que la négritude, pour moi, c’est un point de départ, cela n’a jamais été une fin en soi. C’est un point de départ avec la double postulation d’un commencement sans doute, mais aussi d’une progression, d’une fin qui ne peut être que l’universel.

- Est-ce qu’on a progressé vers l’universel en cinquante ans ?

- Vous savez, Hegel a écrit des mots qui me paraissent décisifs…Senghor et moi, nous étions à la cité universitaire et puis bon, nous lisions, nous nous faisions part de nos impressions sur nos lectures, nous étions en train de lire la Phénoménologie de Hegel et brusquement j’interpelle Senghor : «Écoute Léopold, écoute cette phrase, c’est fantastique ! Hegel explique que ce n’est pas par la négation du singulier que l’on va à l’universel, mais que c’est par approfondissement du singulier que l’on va à l’universel. » Et je dis à Léopold : «Voilà un encouragement extrêmement précieux : l’approfondissement du singulier !»…Et je lui ai ajouté avec un petit clin d’œil : « Donc plus nous serons nègres, plus nous serons hommes. »

 Hegel (1770-1831) fut un allié précieux pour Aimé Césaire sur le plan philosophique dans le cadre de son combat identitaire. C’est lui qui l’a encouragé à chercher et à découvrir le « nègre fondamental ». La dette intellectuelle de Césaire vis-à-vis de Hegel est donc incontestable.

La quête identitaire du poète martiniquais fut motivée par son écœurement face à la théorie assimilationniste « qui touchait presque à la folie ». Il était inséré en effet dans une société martiniquaise tout à fait inadéquate où l’aliénation culturelle était à son apogée.

C’est dans ce contexte quasi délirant d’aliénation culturelle que le célèbre psychiatre anticolonialiste Frantz Fanon, compatriote d’Aimé Césaire, publia son premier chef-d’œuvre, « Peau noire masques blancs » en 1952.

 

Aimé Césaire s’est montré par contre intransigeant envers les penseurs rationalistes comme Baruch Spinoza (1632-1677). La défiance du poète surréaliste envers le rationalisme philosophique ressort clairement dans le « Cahier » : « Parce que nous vous haïssons, vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flamboyante, du cannibalisme tenace… ».

Contrairement à Saint-John Perse et à d’autres immenses poètes comme Goethe ou Hölderlin qui ont admiré le naturalisme sublime de Spinoza, Césaire s’est montré critique envers celui qu’il considère comme un « philosophe cartésien ».

Dans un passage du fameux discours prononcé au Pensionnat colonial à Fort-de-France en 1945 (voir annexe de La traversée paradoxale du siècle de Raphaël Confiant), Césaire reproche à Spinoza de « mépriser l’imagination » :

« Quant à Spinoza, autre cartésien plein de mépris pour les données de l’imagination qu’il confond avec les croyances aveugles sous le nom de « connaissance du premier genre », je me fonde, pour le soupçonner de n’être pas un grand admirateur de l’esprit féminin, sur certaines lignes du Traité Théologico-Politique consacrées aux prophètes de l’antiquité hébraïque et à l’esprit de prophétie. « Il est certain écrit-il, que Salomon excellait entre les hommes par sa sagesse ; il ne l’est pas, qu’il eut le don de prophétie. Héman, Dorda, Calchol étaient des hommes d’une profonde érudition, et cependant ils n’étaient pas prophètes, au lieu que des hommes grossiers, sans lettres, et même de simples femmes comme Agar, la servante d’Abraham, eurent le don de prophétie. Cela s’accorde d’ailleurs avec l’expérience et la raison : ceux qui se distinguent par l’imagination ont moins l’aptitude à connaitre les choses par l’entendement pur, et, au contraire, ceux qui sont supérieurs par l’entendement et le cultivent par préférence, ont un pouvoir d’imaginer plus tempéré, plus maitrisé et comme réfréné, pour qu’il ne soit pas confondu avec l’entendement. »

Mais, Césaire a-t-il raison de penser que Spinoza « méprise » l’imagination ? Ce point de vue ressemble à un malentendu.

Quant à Hegel, c’est beaucoup plus grave : c’est l’Afrique qu’il méprise !

 

I/ Hegel : trop dur avec l’Afrique !

 

Malgré l’admiration de Césaire pour Hegel, on est en droit de s’interroger sur la dimension paradoxale de cet héritage philosophique.

Le rapport du penseur allemand avec l’Afrique est en effet assez polémique.

Pour l’auteur de « Phénoménologie de l’Esprit » l’Afrique reste totalement à l’écart de l’histoire universelle, parce que, ses conditions géographiques et climatiques y empêchent l’homme de sortir de son état naturel.

Dans « La raison dans l’histoire » il affirme ceci : « Pour tout le temps pendant lequel il nous est donné d’observer l’homme africain, nous le voyons dans un état de sauvagerie et de barbarie, et aujourd’hui encore, il est resté tel. »

Pour le philosophe allemand, ce qui parachève l’histoire humaine, c’est l’instauration de l’État au sein duquel les hommes peuvent vivre comme des hommes. Or, en Afrique, il n’y a pas de respect de la personne humaine, parce qu’il n’y a pas d’État et il n’y a pas d’État, parce qu’il n’y a pas de religion monothéiste.

La conclusion de Hegel est sans appel : dans la partie principale de l’Afrique, il ne peut y avoir d’histoire. L’Afrique noire est « encore au seuil de l’histoire universelle »…

C’est pour cette raison que Hegel fut qualifié de raciste et d’européocentrique en Afrique.

Pour Charles Pépin, agrégé de philosophie, la critique de Hegel peut être exposée à deux niveaux :

« Le premier est purement historique : la religion monothéiste existe en Afrique et existait déjà du temps de Hegel, et il existait des instances supérieures à l’individu au sein desquelles il pouvait espérer obtenir une reconnaissance (clan, tribu, et peut-être même État de droit). Le second est philosophique : on voit le risque d’une philosophie aspirant à penser le Tout. Le Tout étant posé, il faut ensuite essayer de penser le multiple. Tout doit absolument rentrer dans le Tout. Et dans le cas contraire ? S’il n’y a pas de place pour l’Afrique dans une histoire de la Raison ? Eh bien, il ne reste qu’à l’exclure du grand récit de la Vérité ! … ».

La mystification exposée dans la philosophie de l’histoire de Hegel est la suivante : il y a ceux qui ont été « visités » par l’Esprit, les Européens, inventeurs de l’État de droit et ceux qui n’ont pas été « visités par l’Esprit », les Africains, qui ne connaissent pas l’État de droit et sont à un stade inférieur de développement.

Dans un « Que Sais-je » consacré à la philosophie africaine, Jean-Godefroy Bidima (docteur en philosophie) déclare que « Les Africains ne mettent pas Hegel en question pour avoir postulé ce pseudo-progrès, mais plutôt de les avoir écarté de la trajectoire de l’Idée avec ses avantages et titres…L’idée hégélienne n’a pas visité les Nègres ! Malgré elle, elle leur permet de ne pas s’intégrer dans une vision téléologique de l’histoire qui est, malgré les arguties de la dialectique…une vision triomphaliste, nécessitariste et théologique ».

Les idées de Hegel à propos de l’Afrique montrent bien que même les grands penseurs ont des préjugés !

Mais, il n’y a pas que sa philosophie de l’histoire qui soit une mystification : sa dialectique aussi.

L’être déploie sa puissance sans aucune sorte de médiation : ni opposition, ni contraire et ni faux-être.

La puissance de l’être est absolument infinie et s’exprime partout en même temps, dans le bourgeon, la fleur et le fruit. (Hegel pense faussement que le bourgeon est réfuté par la fleur et que celle-ci est un faux-être du fruit).    

Or, comme l’affirme Spinoza : « Tout est en Dieu et rien sans Dieu ne peut ni être ni se concevoir ».

Le principe fondamental de toute chose ce n’est pas la dialectique mais l’adéquation ou le lien absolu entre un effet et une cause.  

 

II/  Césaire et Spinoza : « Comme un malentendu de salut »…

 

Baruch Spinoza a été l’objet d’une « haine universelle » et d’un rejet quasi hystérique pendant des siècles dans toute l’Europe. Après avoir été maudit et excommunié par la synagogue d’Amsterdam, son œuvre fut censurée et mise à l’index.

Dans une lettre à D’Alembert, Voltaire déclare ceci : « Je ne connais que Spinoza qui ait bien raisonné mais personne ne peut le lire ».

Quand Césaire cite Spinoza en 1945, le contexte est encore à la défiance et à l’incompréhension vis-à-vis d’un penseur original et subversif.

Cela explique sans doute, le malentendu entre le « nègre fondamental » et le « prince des philosophes » à propos de la question de l’imagination. 

Dans son « Éthique démontrée à la manière des géomètres », Spinoza considère « la puissance d’imaginer » non pas comme un vice de la nature ou une passivité, mais une activité et une « vertu ».

Sa critique de l’imagination prophétique a une visée polémique : elle vise à remettre le théologien à sa place !

Le projet du Traité théologico-politique est en effet d’abord de détruire la légitimité de la prétention du théologien : celui-ci tire son autorité de l’interprétation de l’Écriture sainte et à partir de là, il prétend régir les opinions des hommes, leur façon de raisonner mais aussi leur vie politique.

Or, Spinoza fait remarquer que le prophète biblique est essentiellement un homme d’imagination. Il n’est pas taxé d’imposture ou de folie, simplement, ce n’est pas la vérité scientifique (philosophique) qui le distingue. Son discours a un contenu pratique : justice et charité. Le prophète ne parle pas de questions spéculatives (quelle est l’essence de Dieu, de l’Etat ?), les réponses qu’il apporte sont pratiques. L’inspiration du prophète ne porte que sur des points pratiques, et non sur la connaissance théorique. Les prophètes ont raison du point de vue éthique, mais ce ne sont pas des spécialistes de politique, non plus que de mathématiques. De la prophétie, nous ne pouvons donc retenir que l’exigence de justice et de charité, mais en aucun cas nous ne pouvons tirer de conclusion proprement scientifique (par exemple, décider si le soleil tourne ou non autour de la terre, même si Josué a cru pouvoir l’arrêter) ou politique (par exemple décider quelle sorte d’État est le meilleur).

C’est d’abord une défense de la liberté d’expression individuelle et de la laïcité de l’État que l’on trouve dans le Traité théologico-politique.

 

Qu’est-ce qui caractérise Césaire et Spinoza ? Ils sont tous les deux à la recherche d’une autre voie de salut.

Un salut autre que le salut religieux, puisqu’ils sont tous les deux très critiques vis-à-vis du théologien « farfelu » et de la religion superstitieuse.

Spinoza veut sauver l’homme de la servitude des passions par la valorisation de la Joie et l’affirmation de la puissance du Corps humain. « Nul ne sait ce que peut un corps ». Sa pensée politique est fondamentalement révolutionnaire car elle met en exergue la « puissance de la multitude » et la démocratie comme « régime absolu ».

Aimé Césaire veut quant à lui sauver l’homme Noir du Désastre et de la Catastrophe que représentent l’aliénation culturelle et la perte d’identité suite au traumatisme provoqué par l’esclavage et la colonisation. Les « armes miraculeuses » de sa poésie révolutionnaire ont permis d’ébranler les fondements racistes de la société coloniale.

L’œuvre de Baruch Spinoza et celle d’Aimé Césaire sont des phares sur la voie de notre libération affective, sociale et politique.

Le poète de la « négritude » et le penseur de la « béatitude » sont deux maitres de liberté.  

Le reproche que Césaire adresse à Spinoza à propos de l’imagination est  Comme un malentendu de salut…

 

Roland DAVIDAS

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