Accueil
Aimé CESAIRE
Frantz FANON
Paulette NARDAL
René MENIL
Edouard GLISSANT
Suzanne CESAIRE
Jean BERNABE
Guy CABORT MASSON
Vincent PLACOLY
Derek WALCOTT
Price MARS
Jacques ROUMAIN
Guy TIROLIEN
Jacques-Stephen ALEXIS
Sonny RUPAIRE
Georges GRATIANT
Marie VIEUX-CHAUVET
Léon-Gontran DAMAS
Firmin ANTENOR
Edouard Jacques MAUNICK
Saint-John PERSE
Maximilien LAROCHE
Aude-Emmanuelle HOAREAU
Georges MAUVOIS
Marcel MANVILLE
Daniel HONORE
Alain ANSELIN
Jacques COURSIL

AGOULOULAND une pièce qu’il faut voir et un théâtre qu’il faut encourager dans notre pays

Par Léo URSULET, historien
AGOULOULAND une pièce qu’il faut voir et un théâtre qu’il faut encourager dans notre pays

{{L’auteur, Daniel Boukman}}

Avec beaucoup d’intérêt j’ai assisté à cette représentation de la pièce de théâtre « Agoulouland » écrite par Daniel Boukman et mise en scène par Bérard Bourdon.

Boukman est revenu dans son pays après 19 ans passés en Algérie où il s’était réfugié depuis juillet 1962 par suite de son refus de faire le service militaire. Et au cours de son exil, il a beaucoup écrit tant dans la presse que pour le théâtre mais en langue française.

Agoulouland est à ce jour sa douzième pièce de théâtre publiée. Le théâtre de Boukman est un théâtre engagé, un théâtre militant. Ce n’est pas un théâtre de pur divertissement, mais il n’ennuie pas pour autant. En amenant son public à rire ainsi de lui-même, Boukman pense lui faire prendre conscience de manière moins douloureuse de certaines de ses peurs et de ses fuites.

{{Agoulouland, une satire d’un comportement obsessionnel face à la bouffe}}

Agoulouland est une satire du comportement obsessionnel d’un couple, les Agoulou, porté sur la bouffe, couple pris dans la réalité néo-coloniale de la Martinique.

L’obsession de ce couple est faite de la peur de manquer de vivres un jour, peur choyée par un paternalisme de bonne veine colonialiste : « N’ayez pas peur !… Nous connaissons votre fidélité ! » lui dit une voix d’homme. Aussi, son pays, largué un jour par la France, serait pour lui une condamnation à la famine : « E si an jou i (la France, comprenez) mété nou asou koté ?»

Et les Agoulous, dans ce souci phobique, versent enfin dans un égoïsme qui les rend insensible à la misère autour d’eux, représentée par les bwabwas.

{{Le spectre de la faim qui hante nos mémoires.}}

Boukman a privilégié l’aspect de la consommation relatif à la bouffe, sans doute en partie pour les besoins scénographiques du genre satirique.

Mais Boukman n’oublie pas non plus ce qu’il appelle « le spectre de la faim qui hante nos mémoires » qui fait dire aux Agoulous à leur insu même « ou pa janmen sav » face à l’incertitude du lendemain. Il est vrai que dans l’essentiel de ses classes laborieuses, la Martinique a connu la faim pendant près d’un siècle après l’abolition de l’esclavage. C’est qu’au lendemain de 1848, alors que les planteurs békés ont été largement indemnisés, les nouveaux affranchis, se sont trouvés « Gros Jean comme devant », avec leurs seuls bras, sans le moindre sous ni le moindre lopin de terre à part quelques crêtes de mornes et quelques fonds difficilement accessibles, ne sachant ni lire ni écrire et devant retourner travailler sur les plantations pour des salaires faméliques. Il n’est point difficile donc de s’imaginer que la mémoire de cette faim est toujours fortement inscrite dans l’inconscient collectif martiniquais. Ajoutons que la fragilité de notre petite société insulaire du fait des calamités naturelles toujours possibles et le refus par ailleurs du monde béké détenteur des capitaux pendant tout ce siècle évoqué d’y développer une économie de subsistance, n’ont jamais fait qu’aggraver au bout du compte ce sentiment d’insécurité en question. Ainsi à l’annonce de la moindre tempête sur nous aujourd’hui, les hypermarchés sont littéralement pris d’assaut. Ce « Ou pa janmen sav !» de Man Agoulou n’est donc pas une « pawol si bwareng » si creuse que cela, comme en convient du reste le sage Mètafé.

Au bout du compte, cette obsession pour la bouffe chez les Agoulou, est la traduction comportementale, certes grandement caricaturée, d’un manque qui a marqué le passé de ce peuple il y a à peine 50 ans, d’un manque pouvant toujours survenir dans une société insulaire fragile, hyper-dépendante économiquement d’une métropole située à 8000 kilomètres d’ici, et enfin la traduction comportementale d’une médiocrité en matière d’échange d’idées dans cette société. Ne pas le comprendre serait la preuve d’une ignorance de l’histoire sociale et économique de la Martinique et de sa situation actuelle.

Roland Sabra attribue la perception par Boukman de ces traits de la consommation à une « méconnaissance radicale des dimensions économiques et surtout sociologiques de la consommation au XXIème siècle » évoquées à travers sa savante citation de Baudrillard dans le n° 138 du Naïf. La consommation au XXIème siècle ? c’est un thème plutôt vague. La consommation à Hambourg ou à Paris, en quoi serait-elle vraiment comparable dans ses formes essentielles à celle qui prévaut dans notre Martinique d’aujourd’hui avec son passé et son présent de type colonial inscrits dans les mentalités comme dans ses structures économiques ? Les analyses relatives à la consommation en Europe, telles celles de Baudrillard au demeurant particulièrement contestées en Europe même, ne peuvent être transposées à la Martinique sans risque de passer à côté de ses réalités propres.

Par la caricature de ce travers dramatique chez les Agoulous, Boukman vise à une prise de conscience chez le spectateur de quelques traits importants de sa situation de consommateur dans son pays Martinique d’aujourd’hui. Il nous suggère même encore pour en sortir une reprise sérieuse des productions locales de subsistance. Certes le fait-il avec quelque angélisme, vu le terrible problème de pollution de nos terres aujourd’hui, et vu l’absence de volonté de la classe béké détentrice des capitaux et des réserves foncières, de mettre en place une économie de subsistance, ce milieu préférant le commerce d’importation pour ses profits immédiats.

Mais Boukman attendrait plutôt de son spectateur, à partir de sa nouvelle conscience acquise des choses, qu’il découvre lui-même les actions (et les énergies avec) visant à sortir son pays de sa situation équivoque actuelle, source d’insécurité et de peur.

{{De la créativité esthétique de Boukman dans sa pièce}}

Maintenant que dire de la créativité esthétique dont a fait preuve Boukman à cette occasion ? Pour Roland Sabra « Son goût (de Boukman) pour le théâtre est assujetti à sa passion politique. L’art de la scène n’est en aucun cas chez lui une fin en soi mais un moyen au service d’une cause. ». En fait la rituelle critique dont on a presque toujours asséné le théâtre militant, le théâtre engagé. Bertholt Brecht, lui-même, n’a pas été épargné avant d’imposer finalement à tous son oeuvre.

Mais le théâtre comme une fin en soi, qui n’exprime pas des messages utiles au bonheur social de l’homme, ne le ravale-t-on pas au rang d’un simple et stérile divertissement ? Une société dont on a le souci de la voir vivre de manière un peu plus authentique, peut-elle se contenter du seul théâtre de pur divertissement ?

Boukman, au grand déplaisir de quelques-uns, a quelque chose à dire à son pays tel qu’il le perçoit, et se sert du théâtre pour le dire. Et je m’empresse d’ajouter que le théâtre n’y perd rien. Avec quelques artifices dramatiques, il a tenu en haleine son public. Un coup de chapeau en particulier au camelot interprété par Yannis Juste pour sa drôlerie mise à faire miroiter devant les Agoulous la perspective de la jouissance des derniers gadgets de la société industrielle (américaine) au point de les faire entrer en transes.

Autre prouesse de Boukman, est que sa pièce est écrite dans un créole riche sur un imaginaire du pays. Mais n’est-il pas plutôt curieux que Roland Sabra n’en ait fait la moindre mention en sa critique de deux pages pleines du Naïf ? L’exercice dans le genre n’est pourtant pas si courant en Martinique. Alors prudence ou rejet d’un revers de main de ce choix de Boukman ? J’incline pour ma part à croire très fortement que Roland Sabra doit avoir une maîtrise très incertaine du créole. Ses savantes citations de Baudrillard dans son article, n’apportent strictement rien quant à l’intelligence d’Agoulouland, et ce très probablement parce qu’il n’entend pas grand’chose au créole. Mais entreprendre pour le compte d’un journal la critique d’une pièce de théâtre écrite dans une langue que l’on ne connaît pas, aurait été assurément à mourir de rire, si ce critique par ailleurs n’avait pas hésité à asséner à ses lecteurs un jugement aussi mal fondé quant aux qualités de dramaturge de l’auteur en question. Le procédé est plutôt limite au regard de l’honnêteté intellectuelle. Fort heureusement les critiques n’ont jamais su discréditer une œuvre auprès du public si celle-ci est de qualité ; le bouche à oreille et d’autres moyens de communication, fussent-ils modestes, ont souvent su prendre le dessus.

{{Les mérites du metteur en scène Bérard Bourdon}}

Je ne voudrais pas terminer mon article sans dire à quel point Bérard Bourdon a su mettre en valeur le texte de Boukman. Son mérite est d’autant plus grand qu’il a travaillé avec de faibles moyens. Mais il a été grandement servi aussi par ses comédiens qui se sont tous employés dans leur rôle avec une spontanéité et une réelle maîtrise dans leur jeu dramatique qui n’a rien à envier aux comédiens professionnels.

Il faut encore remercier le Conseil général et le Conseil Régional qui ont aidé la troupe de Bérard Bourdon. Ce dernier a bien montré qu’il existe en Martinique des talents qu’il ne faut pas cesser d’épauler. Quant à la position obstinée de la DRAC de n’aider que les troupes professionnelles, celle-ci veut-elle nous signifier de manière définitive que l’argent public n’aurait aucune vocation à promouvoir la culture populaire ?

{{Il faut encourager ce théâtre pour une plus grande densité de notre vie culturelle.}}

Mais je ne saurais terminer cet article sans dire au public qu’il lui appartient de faire connaître par tous les moyens à sa disposition (journaux, radios, réunions associatives et non seulement le bouche à oreille) les critiques qu’il adresse aux auteurs et aux comédiens qui ne travaillent que pour lui. Ses commentaires leur sont éminemment utiles pour la poursuite de leur travail à votre adresse. Cet ensemble d’échanges entre public, auteurs et comédiens, est ce qui étoffe en profondeur la vie culturelle d’un pays et somme toute sa vie tout court.

De même, voudrais-je dire à nos maires et conseillers qu’aider les auteurs et comédiens n’est pas moins nécessaire à la santé du pays Martinique que leurs autres actions publiques. Sans eux, le travail de ces derniers restera confiné aux seules limites de Fort-de-France, au plus grand dommage de la majorité dans notre société.

Léo URSULET historien

Connexion utilisateur

CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain afin d'éviter les soumissions automatisées spam.