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La Martinique après le débat sur les articles 73-74 : état de lieux

24. BREVE ANALYSE DE QUELQUES STRUCTURES ET DISPOSITIONS VIOLENTOGENES

par Jean Bernabé, professeur émérite des Universités
24. BREVE ANALYSE DE QUELQUES STRUCTURES ET DISPOSITIONS VIOLENTOGENES

{Tous les dirigeants qu’effraient les mouvements de foules se dressant contre les injustices et pour la liberté, tous ceux qui aspirent au pouvoir dans un monde de plus en plus formaté par les réseaux sociaux d’information sont de plus en plus à la bouche les termes « république » et « démocratie ». Vocabulaire inflationniste d’autant plus pernicieux qu’il confond « république » et « démocratie ». N’est-il pas scandaleux que même des politologues patentés parlent de la démocratie comme d’une essence et non pas d’une réalité à taux variable ? Dire, en effet, que tel pays est « une démocratie » est une aberration. Il serait plus judicieux d’évaluer les différents niveaux de démocratie à l’échelle planétaire. Il est évident que plus le taux de démocratie est proche de zéro, plus cela entretient et amplifie une violence réactive (contenue ou au contraire explosive).}

{{Petit décalogue de mise au point sur la violence }}

Au moment où les foules arabes disent « NON » à la violence multiséculaire de leurs dirigeants, je crois utile de rappeler en dix points les données suivantes :

1/ Phénomène multiforme, la violence caractérise l’être humain dans ses relations au monde : à lui-même, à l’Autre dans sa dimension physique ou mentale (qu’il s’agisse de ses semblables, la nature). Elle revêt une forme active et réactive.

2/ caractéristique de la condition humaine, la violence a des racines socio-économiques mais aussi métaphysiques. Elle peut être exacerbée tout autant que canalisée.

3/ un vocabulaire qui prône « la lutte contre la violence » s’inscrit aussi dans la violence. Ce qu’il faut, c’est la désamorcer, la désarmer. Voir du pacifisme dans révoltes arabes actuelles, c’est méconnaître la diversité des formes de la violence. L’effet de « foule » est une contre-violence. Conséquence des outils modernes de la mondialisation, cette contre-violence (relevant de l’expression créole « {bat an moun san menyen’y } ») s’assortit de composantes psycho-scociologiques qui peuvent être des armes autrement plus efficaces que les kalachnikovs et autres bombes. Mais un dictateur fou, c'est-à-dire fermé aux nouveaux codes, peut se lancer dans une « contre-contre-violence », au risque de décimer toute une population.

4/ désamorcer ou désarmer la violence devient une nécessité, mais ne relève pas du seul recours citoyen, c'est-à-dire reposant sur la volonté de la société civile. Cela est impossible sans une sphère de décideurs politiques capables d’accéder à une démocratie {{à la racine}} (c'est-à-dire en prise directe sur les mécanismes socio-économiques qui activent la violence en la portant à un niveau suicidaire) et non pas {{à la marge}}, comme c’est le cas dans la Martinique actuelle.

5/ la société civile se doit de prendre conscience de ses responsabilités propres et de mettre les instances politiques devant leurs responsabilités spécifiques, en leur qualité de détenteurs des leviers. Non pas simple réaménagement de l’existant, mais production d’une « modélisation sociale » nouvelle, inédite. Toute modélisation à visée améliorative suppose des perspectives utopiques. La société civile ne doit pourtant pas se montrer frileuse à cet égard.

6/ une partie du domaine dévolu au projet de désamorcer la violence concerne la culture, ses implications et ses prolongements éducatifs. Cela dit, elle ne saurait se substituer à la lutte révolutionnaire de l’ensemble des travailleurs en butte à l’exploitation, génératrice d’une amplification de la violence humaine inhérente.

7/ une société où les moyens de production contribueraient à la solidarité et la justice aurait pour effet d’amoindrir de façon très significative la violence, mais pas de la supprimer. En effet, l’homme est tout à la fois « {{homo sapiens}} » et « {{homo demens}} », comme le rappelle si justement le sociologue Edgar Morin.

8/ la transmission de valeurs humanistes constitue donc l’élément central de la démarche culturelle. En d’autres termes, la notion d’éducation au sens large (pas seulement en famille et à l’école, mais dans et par la société), même si elle n’est pas déterminante, reste indispensable.

9/ une méthodologie adaptée à la réalité concernée s’impose. Il me semble important de procéder à une démarche {{générique}}. {{Générique}} parce qu’il convient de ramener la violence à ce qu’elle a de plus essentiel et de plus radical : le non respect de l’Autre (quelle que soit la raison : abaissement du seuil de sensibilité à l’autre, haine de l’Autre, non-reconnaissance de l’autre comme Autre, etc…).

10/ mais il faut aussi une approche {{génétique }} de ce phénomène. {{Génétique}}, parce que ses différentes formes et les divers domaines où elle se manifeste), rendent compte de la logique des mécanismes à travers lesquels elle se concrétise.

{{Exemple 1 : l’école concentrationnaire}}

A la Martinique, la crise sucrière a provoqué une amplification de la violence du système économique de la plantation envers les ouvriers agricoles. Ces derniers ont eu recours à l’exode rural, dès le début des années 1960. D’où une {{gigantisation}} de Fort-de-France (ce que j’appelle une « foyalisation » de la Martinique). Ce mécanisme a donné lieu à un modèle qui ne fait que répercuter la violence initiale, transmise par la société d’habitation. Ce trait de gigantisation, relevant aussi, selon moi, d’un mécanisme compensatoire chez des Martiniquais complexés par la petitesse de leur territoire, se retrouve aussi dans la politique scolaire. Même si beaucoup répètent après Césaire, qu’ « il n’y a pas de petit peuple », tout se passe comme si peu y croyaient et que l’exiguïté géographique relative de notre île avait des conséquences sur leur psychologie. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir, par exemple, la taille des bus, dont les dimensions sont en contradiction avec la largeur des rues. N’y aurait-il pas moyen d’avoir des véhicules moins imposants, en rapport avec une réévaluation de la politique des transports et la remise en cause déterminée du lobby des importateurs de voitures ?

Mais… calmons-nous !

On s’étonne de constater la violence des lycéens, condamnés dans un nombre considérable de cas à des réveils matinaux précoces pour de longs transports générateurs de fatigue et de déstructuration, voire de dégoût pour la chose scolaire, source, parmi d’autres, d’échec. On ne critiquera jamais assez la dimension pharaonique des lycées, liée précisément une politique de construction aberrante insoucieuse de la bonne mesure martiniquaise. Avec des lycées plus petits, mais de proximité, permettant de neutraliser le handicap du transport et des réveils matinaux précoces des enfants des communes, avec l’extension de l’internat (personnellement, au lycée Schoelcher, j’ai accumulé les plus beaux souvenirs de mon adolescence), on aurait contribué à mettre un terme à la logique concentrationnaire des pôles éducatifs. Serait-il utopique de réaffecter leurs espaces supplémentaires à d’autres fonctions (associatives, ludiques, salles de spectacle, de rencontres, tout ce qui est de nature à créer du lien social à travers une véritable économie sociale renouvelée) ? Ne rêvons pas trop !

Le gigantisme des établissements ne concerne plus seulement Fort-de-France, mais constitue une constante des politiques architecturales scolaires. On peut comprendre le passage d’une violence active vers une violence réactive par absence de vigilance et de réflexion sur le système socio-scolaire dans sa globalité. Envisager de doter chaque commune d’un enseignement complet de proximité (du jardin d’enfant au lycée) peut paraître utopique. Mais une telle option aurait éliminé bien des causes de violence scolaire réactive. Il y a 60 ans, l’idée de mettre un collège dans chaque commune aurait semblé utopique, alors que c’est une réalité aujourd’hui ! Comme quoi, on peut quant même rêver !

{{Exemple 2 : le collège structurellement « violentogène »}}

Ce cycle est celui où la violence est devenue la plus forte. Que s’est-il passé ? La massification de l’enseignement qualifiée de démocratisation n’est pas seule en cause. La réforme Haby, généralisant le système du collège unique coupé du lycée, a accompli une violence active, tout à la fois concrète et symbolique, aux causes pour le moins démagogiques. Ce ministre avait été choisi par Giscard d’Estaing, au motif allégué qu’il avait été instituteur avant de devenir universitaire ! Pure démagogie, voulant accréditer l’idée qu’avec un tel profil, on ne pouvait que faire une bonne réforme. Dès lors, finie pour le collégien la perspective longue ! La troisième devient l’horizon des jeunes à un moment critique de leur évolution (adolescence) dépossédés de l’image positive de celui qui est en terminale, et se trouvant coincé dans un tête à tête avec l’adulte professeur.
Avant le collège unique, il y avait, dans les communes, le cours complémentaire, qui chaque année assurait la montée de seulement deux ou trois élèves vers le lycée. Ce nombre était largement insuffisant, mais la perspective courte offerte à la grande majorité par l’horizon « troisième » était compensée par l’activation chez les élèves les plus volontaires d’une énergie positive. Le collège unique était une très mauvaise réponse à l’inégalité que représentait le Cours complémentaire. Nécessaire pour motiver et dynamiser les élèves depuis le plus jeune âge, l’horizon du baccalauréat n’est fécond que si la diversification des filières et la réhabilitation des parcours technologiques sont incluses dans la conception organique de l’Education. Nous avons eu affaire, au contraire, à une politique antidémocratique, constituant une violence active, source partielle de ce contrecoup réactif de violence, que nous déplorons tous.
On peut trouver un contre-exemple au « collège Haby » dans la situation du lycée Schoelcher, antérieurement à ladite réforme. En effet, la petite-bourgeoisie foyalaise a bénéficié d’un système « extra-ordi-naire » consistant dans l’organisation de sa scolarité depuis le cours préparatoire (à l’époque, la maternelle n’existait pas) jusqu’à la terminale dans un seul et unique établissement. La scolarité n’y était pas totalement exempte de violence, mais la perspective longue proposée aux gamins, puis aux adolescents était de nature à les inscrire dans une dynamique d’élévation. Rappelons qu’à la même époque, depuis les cours complémentaires, seuls deux ou trois élèves brillants pouvaient arriver en seconde, en section M’, au lycée. Autrement dit, seuls leurs talents, leurs dons personnels et l’appel d’une certaine transcendance scolaire leur permettaient de dépasser l’horizon bas de la troisième. Aujourd’hui, le mal est fait, puisque le tissu scolaire a été tissé en fonction du « collège Haby ». Plutôt que de créer des structures de proximité (avec éventuellement réhabilitation de la notion d’internat), on a multiplié les collèges en les coupant du lycée, tout en favorisant des pôles concentrationnaires de deuxième cycle.

{{Exemple 3 : une éducation purement spéculative}}

La violence procède d’un mécanisme émotionnel. Or l’émotion n’est jamais prise en compte dans l’éducation, au sens large du terme. Un lieu commun veut que les jeunes tentent de reproduire la violence dont ils sont quotidiennement spectateurs à travers les médias. Paradoxalement, le travail sur l’émotion est largement biaisé par une éducation de type spéculatif, y compris dans l’enseignement de la littérature. De même, quand on analyse la pédagogie de l’éducation sexuelle, quand celle-ci est assurée, on peut prendre la mesure de ce manque. La violence au cinéma ou à la télévision, tout comme la pornographie, sont des fléaux, non parce qu’ils s’y expriment avec abondance, mais parce qu’il n’y a pas {{une éducation de base des émotions,}} qui permette aux jeunes de prendre conscience de leur rapport avec leur propre corps. La solution n’est pas dans la censure (d’ailleurs quasiment impossible), mais dans une vigilance du corps social tout entier, propre à désamorcer les effets de la violence représentée sur les écrans. La question se pose de savoir comment mettre en place la prise en compte par la société dans le cadre d’une vraie économie sociale, des mesures didactiques appropriées. On pourrait assurément multiplier indéfiniment les exemples d’inadéquations génératrices de violence active et réactive. Il demeure nécessaire de parvenir à un corpus de propositions qui s’inscrive dans une dynamique cohérente. Mais toutes ces propositions resteront lettre morte si on leur assigne à elles toutes seules la vertu de pouvoir résoudre la question de la violence.

Prochain article :

La Martinique après le débat sur les articles 73-74 : état de lieux

{25. Le volontarisme citoyen, instrument conditionnel du désarmement de la violence}

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