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Récit de vie d’un prêtre hindou commandeur d’habitation à la Martinique

Zwazo

Gerry L'Etang
Zwazo

Cet ouvrage est le récit de vie d’Antoine Tangamen, dit Zwazo (1902-1992). Sa compétence en matière d’hindouisme à la Martinique en fit l’interlocuteur principal de ceux qui s’intéressaient à cette religion. De ceux qui, ethnologues ou non, pressentaient qu’avec lui disparaîtrait tout un monde. Et surtout de ces dévots qui se pressaient la semaine devant sa porte pour le prier d’organiser leurs cérémonies. Car le dimanche, quand s’arrêtaient les tambours cultuels, l’homme dialoguait avec des dieux. Il a également vécu un siècle de reconfiguration hindoue, de condition indienne, de créolisation indienne dans un espace plantationnaire, une habitation du nord de l’île dont il fut un rouage essentiel: un commandeur, contremaître des récoltes de canne à sucre. Grand témoin d’un siècle et de ses mutations, il nous laisse ce document.

Gerry L’ÉTANG, né en 1961 à Fort-de-France, est ethnologue à l’Université des Antilles (Martinique). Il y dirige le Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines (CRILLASH).

Victorien («Toto») Permal, fils d’un prêtre hindou de Guadeloupe, est né au Moule en 1950. Établi en Martinique depuis 1973, il y a été longtemps enquêteur.

Introduction: Déviré épi latè-a!

Gerry L’Étang

En 1980, alors étudiant en ethnologie à Paris, j’avais lors d’enquêtes en terrain hindou martiniquais été frappé par la présence, aux rituels, d’un respectable vieillard: Antoine Tangamen dit Zwazo (ou Zazo). L’homme semblait jouir au sein de la communauté cultuelle d’un prestige supérieur aux autres officiants, en raison de son âge avancé, de sa qualité de dernier grand tamoulophone de l’île et du fait qu’il passait pour le véritable maître du sacré hindou local. Pressentant que cet individu constituerait pour mes recherches l’informateur idéal, je tentai de l’approcher.

Il me fut opposé une fin de non-recevoir. Ce refus qui émanait de son entourage autant que de lui-même, était inspiré par la méfiance traditionnelle des hindous à l’égard des observateurs extérieurs à leur communauté, prévention compréhensible pour qui sait la déconsidération dans laquelle furent longtemps tenus à la Martinique le culte et ses dévots1.

À mon retour au pays quelques années plus tard, mon ami Victorien Permal vint me trouver. Permal, à l’époque enquêteur, venait de réaliser avec son frère Bernard, sur recommandation de l’ethnomusicologue québécoise Monique Desroches, une enquête d’ethnomusicologie pour le Bureau du patrimoine du conseil Régional de Martinique. Il avait au cours de cette collecte été intéressé par le profil d’un de ses informateurs, celui-là même que j’avais autrefois essayé vainement d’approcher. Il conçut alors le projet de recueillir de cet homme le détail de sa pratique rituelle et me proposait de me joindre à lui pour ce faire.

Mon introduction auprès de Zwazo fut cette fois couronnée de succès. Les relations amicales que nous entretenions l’un et l’autre avec Permal, lui-même hindou, avaient abaissé les réticences de Zwazo à mon endroit. De plus, cet homme que j’avais connu par le passé entouré de nombreux obligés, se retrouvait relativement isolé. Peu auparavant, il avait, prétextant son grand âge, décidé de se retirer de l’office cérémoniel. Cette attitude lui valait l’incompréhension de certains qui admettaient mal de perdre leur officiant le plus qualifié. Il se retrouvait donc esseulé, demandeur de contacts, d’échanges. Les entrevues hebdomadaires que nous lui proposions rencontrèrent son adhésion.

Notre dessein initial devait cependant subir une réorientation. L’entreprise consistant à recueillir la pratique d’un prêtre aux fins d’une publication exposant par le détail l’organisation liturgique, symbolique et mythologique hindoue martiniquaise, se heurtait aux réticences de Zwazo à dévoiler ce qu’il considérait comme des secrets: des savoirs ésotériques dont la transmission devait se réaliser hors de tout enregistrement, à l’attention exclusive d’initiés, qui plus est issus de son seul groupe ethnique.

L’homme se montrait en revanche disert sur ce qu’avait été sa vie et celle de ses coreligionnaires dans les plantations de canne à sucre du nord de la Martinique. Ces éléments, sans grand rapport avec notre projet initial, ne présentaient pas moins un intérêt certain. D’abord parce qu’ils sont des récits d’expérience, et parce que l’expérience se forme dans la relation à l’autre et à la société, les récits de vie donnent à comprendre par-delà l’individu qui se raconte. Si la mémoire n’est pas la restitution fidèle des évènements mais l’effet laissé par ces évènements chez l’individu qui les rapporte, elle informe sur le ressenti des péripéties individuelles et collectives, sur les représentations de l’Histoire. Ensuite, parce qu’il s’agissait du parcours d’un homme issu d’un groupe longtemps exploité, que le fait colonial avait effacé en tant qu’individus. Enfin, parce qu’il s’agissait d’un dominé-dominant»: un Commandeur, c’est-à-dire un «entre-deux» modestement payé pour un emploi au pouvoir social important2. Je proposai donc à Permal de recueillir ce que cet homme était disposé à nous transmettre: les aspects profanes de sa biographie et du parcours du groupe dont il était membre. Nous n’en espérions pas moins grappiller au fil des entretiens des informations sur sa pratique d’officiant hindou.

En 1987, je commençai un cycle de voyages dans l’Inde tamoule, enquêtes sur les origines des pratiques hindoues de Martinique. Ces voyages allaient servir notre projet. En devenant celui qui pouvait attester de l’Inde et des rites qui s’y déroulaient, j’allais acquérir aux yeux de Zwazo une manière de légitimité en matière hindoue. Ce fut à mon tour de me prêter à ses questions sur l’hindouisme du pays tamoul, particulièrement sur les similitudes et différences entre variétés indienne et martiniquaise du culte. Ces discussions comparatives représentèrent le point de départ de développements sur son expérience de prêtre et sa vie de thésaurisateur des savoirs hindous locaux. Ces voyages allaient aussi permettre d’affermir une relation amicale esquissée lors de nos contacts antérieurs.

         
À l’occasion d’un de mes départs pour l’Inde, je proposai à Zwazo de lui ramener des images polychromes et des statuettes de bronze de divinités présentes dans son sanctuaire. Rien de cela ne l’intéressait: «Latè-a, Jéri, laté-a. Déviré épi latè-a!» («La terre, Gerry, la terre. Reviens avec la terre!»). Je lui rapportai un peu de cette riche terre noire des rizières du Coromandel que ses ancêtres avaient travaillée pendant des millénaires. Il la plaça dans un bocal en verre sur la table du salon, et je le surpris plus d’une fois en train de la humer, de la pétrir, plongé dans une manière d’extase. Autour de cette terre rapportée nos entretiens prirent une tournure chaleureuse. Ce fut le début d’une authentique amitié.

Cette relation de confiance conforta notre entreprise et permit à Permal et à moi-même d’aller au-delà de ce que ne l’avaient laissé prévoir nos premiers échanges. Nous obtînmes en effet des informations sur la pratique du culte.

Il n’en reste pas moins que Zwazo ne nous confia, en définitive, que ce qu’il voulut bien nous livrer. Certains pans de sa vie et de sa personnalité, comme ses rapports avec ses femmes (il eut deux épouses, d’autres compagnes), ses enfants, sa relation au catholicisme ou sa formation de vatialou3 ne furent pas approfondis. Il éludait tout ce qui lui paraissait par trop intime, qui ne correspondait pas avec ce qu’il voulait livrer de sa vie. Aussi ce document se donne-t-il pour ce qui est: le discours d’un homme sur le vécu et les pratiques qu’il a souhaité rendre publics.

Le recueil de ce récit de vie dura quatre années, de 1986 à 1990, à raison d’une entrevue d’une à deux heures par semaine, huit mois par an. Nous nous sommes efforcés d’arriver à saturation des différents thèmes sélectionnés, de parvenir au seuil où la fréquence des répétitions indiquerait que nous aurions épuisé les sujets en question, que nous n’apprendrions rien de plus de notre informateur.

Une fois ces données collectées, il fallut les traiter. À Permal revint le soin de transcrire sur papier, à partir des enregistrements, les propos de Zwazo. J’eus pour ma part la charge de les traduire du créole au français, d’assurer le passage du discours oral au texte écrit, d’ordonnancer le récit, de l’annoter.

Si Victorien Permal s’acquitta rapidement de sa tâche, il me fallut vingt-huit ans pour achever la mienne (des fragments de ce récit furent toutefois publiés à compter de 1994). Une thèse à boucler, d’autres d’ouvrages à écrire, de fréquents voyages n’expliquent pas cette durée. En vérité, ce temps fut long parce que l’entreprise m’était pénible. J’avais tissé avec Zwazo des liens forts. Sa disparition, peu après que nous eûmes recueilli son récit de vie, suscitait chez moi un grand vide. Replonger dans son parcours avivait le manque…

En 1991, peu avant la mort de Zwazo, je reçus la visite de Jean Gauthier, Noir créole de Guadeloupe qui vivait depuis cinquante ans à Pondichéry et dont j’avais recueilli là-bas l’histoire de vie (L’Étang 1994). Nous allâmes voir Zwazo, malade, sur son lit d’hôpital. Ce dernier, ravi de retrouver enfin un interlocuteur en tamoul, discuta deux heures durant avec lui dans cette langue. La conversation porta sur le vocabulaire tamoul de la modernité. Le vieux prêtre qui parlait l’idiome des immigrants, le tamoul du XIXe siècle, était avide de traduire Réfrigérateur, Automobile, Electricité, Radio, Télévision… Alors même qu’approchait la fin, Zwazo continuait à suivre ce qui avait été le fil conducteur de toute sa vie: accumuler des connaissances sur la culture dont il était issu.

Basile Antoine Tangamen dit Zwazo décéda dans sa case de Gradis aux premières heures du 22 avril 1992, au terme d’une série d’hospitalisations dont il était sorti épuisé. Il avait quatre-vingt-dix ans. Sa compétence en matière d’hindouisme martiniquais en avait fait l’interlocuteur principal de tous ceux qui s’intéressaient à cette religion. De ceux qui, ethnologues ou non, pressentaient qu’avec lui disparaîtrait tout un monde. De tous ces dévots qui se pressaient la semaine devant sa porte pour le prier d’organiser leurs cérémonies. Car le dimanche, quand s’arrêtaient les tambours cultuels, l’homme dialoguait avec des dieux. Il avait vécu un siècle de reconfiguration hindoue, de condition indienne, de créolisation indienne dans un espace plantationnaire du nord de la Martinique. Grand témoin d’un siècle et de ses mutations, il nous laisse ce récit.

Notes

  1. Ce point mérite d’être explicité car Zwazo se montra d’emblée ouvert à d’autres ethnologues dont il fut l’informateur, qu’il s’agisse du Français Jean Benoist, de la Canadienne Monique Desroches, ou même de l’écrivain indo-trinidadien Vidyadhar Surajprasad Naipaul, lequel, introduit auprès de Zwazo par l’ethnologue d’origine roumaine Anca Ionescu-Bertrand, lui consacra en 1962 un portrait dans un récit de voyage consacré pour partie à la Martinique, The Middle Passage. Les motifs de cette différence de traitement tiennent probablement à nos altérités respectives. Les auteurs mentionnés étaient tous étrangers à la Martinique et à ce titre étaient peu soupçonnables de participer de l’ostracisme de la société martiniquaise à l’égard des pratiques hindoues – ostracisme inspiré notamment par le discours de l’Église catholique incitant à les considérer comme des pratiques idolâtres voire sorcières. À l’opposé, ma position de Martiniquais non hindou, non indien, mon altérité relative, m’attirait une certaine suspicion: je pouvais être suspecté de partager les préjugés en question.
     
  2. Le mot «commandeur», dans cette acception propre aux Antilles, apparaît pour la première fois dans un texte du Révérend père Jean-Baptiste du Tertre de 1667-1671 (p. 445). «Dans ce sens particulier […], mandare, manum dare, c’est proprement mettre en mains. Le commandeur est la main du maître, qui par cette délégation se trouve séparé de sa conscience. Le commandeur comble la distance entre l’habitant et sa terre, il est son substitut vis à vis de ceux qui la travaillent. Sa fonction [à l’époque esclavagiste] consiste à obtenir du travail de gens qui n’y sont incités par aucune motivation» (Petitjean Roget 1980, p. 1087). «Les commandeurs sont l’âme d’une habitation; il dépend d’eux que les esclaves qu’ils dirigent aient un bon esprit et se conduisent bien: s’ils y travaillent avec succès, ils méritent des récompenses; mais dans le cas contraire, le planteur peut s’en prendre hardiment à eux, car le dérangement de l’atelier ou son indolence ne sont que le fruit de l’incapacité ou des mauvaises manœuvres des commandeurs [...]. Quand il n’y a point d’économe sur une habitation, le maître commandeur doit avoir la même portion d’autorité sur les autres esclaves, excepté, dans tous les cas, les domestiques qu’un planteur doit distinguer des autres esclaves, afin de leur inspirer un esprit de corps qui les lui attache et les éloigne des autres esclaves» (Poyen de Sainte-Marie, an XI de la République, pp. 13-14). Dans la plantation martiniquaise post-esclavagiste, le commandeur gardait des prérogatives considérables. En plus de contrôler le travail fourni, il donnait un avis déterminant pour l’embauche des ouvriers agricoles. Or en ce temps-là, «pour pouvoir manger, il fallait travailler».
     
  3. Les termes en italiques sont définis dans le glossaire en annexe.

Zwazo, Gerry L’Etang et Victorien Permal • ISBN 9782357204157 • HC Editions, Paris • 144 pages • 2019 • 15.50 €.

Extrait

https://fr.calameo.com/books/00405478445c459319258

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