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Emeutes à la Réunion

UNE PETITE LUEUR DANS LA NUIT

Par Kalus sur Médiapart
UNE PETITE LUEUR DANS LA NUIT

Après les manifestations de rue de la semaine dernière concernant l’emploi la télévision publique se devait de marquer le coup. Ce fut chose faite le Jeudi 28 Février sur Réunion 1ère lors d’un débat animé par une journaliste de la station, Valérie Filain. Ce fut à la fois pathétique , instructif et désespérant.

Une fois de plus le fossé entre les « décideurs » et les « victimes » a été manifeste. Aux vraies questions de la vie réelle les institutionnels présents (Recteur , Président d’Université , élus , responsable de Pôle Emploi , patrons) ont répondu par des silences ou des arguments connus et convenus qui n’ont en rien fait vraiment avancer la cause des révoltés.

Dès le début le décor est planté , la nature du problème explicite. Un chômeur de 37 ans , père de famille , cafre , comme par hasard , décrit son parcours d’enfant mal encadré , au parcours scolaire médiocre qui se termine en classe de 5ème , qui connaît ensuite la prison , sans emploi et qui ne se cache pas de travailler au noir de temps en temps. Quand les institutionnels proposent comme solutions la mobilité vers la métropole ou ailleurs , les emplois aidés , la formation (60 % des chômeurs n’ont pas de qualification dit l’un d’eux) je vois mal cet homme entre dans leur cadre. D’ailleurs on a entendu sur le plateau fuser des termes sans équivoque comme « enfumage » , « peinture »… C’est une erreur de croire que , parce qu’ils sont peu cultivés , ils font une analyse erronée de la situation. On touche en fait au problème de la différence de perception du décideur dans son bureau climatisé et aseptisé et celle de l’acteur de terrain qui prend le réel de plein fouet. Mais nos institutionnels n’ont pas d’autres alternatives. Ils ne peuvent que proposer les solutions que le système leur autorise. Si on ajoute à cela que ces décideurs , parfois , ne connaissent pas grand-chose de la société réunionnaise on imagine facilement la pertinence de leurs discours.

Ensuite arrivent les discours démagogiques paternalo-colonialistes du genre : « il faut vous bouger » ou bien « on ne peut pas tout attendre du gouvernement, … » ou encore « j’en connais des jeunes comme vous qui , à force de travail , s’en sortis et roulent maintenant en 4 x 4 ». On croirait entendre ce bon vieux papa Sarda Garriga qui tenait à peu près ce langage en 1848 après avoir affranchi les esclaves : « On vous donne la liberté mais soyez de bons travailleurs…pour vos anciens maîtres ». On a vu un champion sportif qui a réussi se faire applaudir (il a été le seul) après un discours de « grand frère » qui n’a rien apporté de concret mais qui a joué habilement de sa proximité ethnique avec les jeunes en question , qui a fait vibrer un peu la fibre affective et a fait appel aux grands principes qui de toute façon ne peuvent pas faire de mal à personne. Ce qui prouve que la manipulation affective a encore de beaux jours devant elle. Comme au temps des « commandeurs » le plus grand danger pour les masses populaires est celui qui vient de leurs rangs , qui a réussi , qui ne les comprend plus et qui se fait le porte-parole le plus redoutable de celui qui les oppriment.

Viennent ensuite les motifs de satisfaction légitimes mais qui ne sauraient tenir de modèle pour toute La Réunion.Ainsi, on peut saluer les 67 % d’insertion revendiqués par le colonel responsable du RSMA , les 90 % de succès de tel lycée professionnel ou les 80 % d’embauche chez les jeunes en alternance. Force est de reconnaître cependant que tout cela représente une goutte d’eau dans la masse des besoins.

Enfin restent les questions sans réponse qui traitent des problématiques récurrentes de la société réunionnaise et qu’on préfère ignorer. On fait , comme on dit en créole, « zoreil cochon dann’ marmite pois »qu’on peut traduire par « faire la sourde oreille ». Ainsi , dans les reportages diffusés ou sur le plateau on en a vu de toutes les couleurs. Par exemple un terrain de foot , dans un quartier déshérité , construit par erreur sur une fosse septique et qui a été abandonné , sans solution de rechange. C’est le problème de l’incompétence et de l’irresponsabilité dans la gestion des affaires publiques , engendrant gaspillage , pression fiscale , corruption et inefficacité sociale.

On a aussi entendu cette question : « Y a-t-il à La Réuniondu travail pour tout le monde ? ». Personne n’a vraiment répondu à cette question. Il n’est certes pas très facile de répondre par la négative. Dès lors surgit le serpent de mer du débat sur le chômage à La Réunion : « Pourquoi ne pas embaucher en priorité des Réunionnais ayant les compétences requises ? ». Sujet ultra-sensible. Ce qui explique que personne ne s’est étendu sur la question. Mais ce n’est pas parce qu’un sujet est difficile qu’il faut se mettre la tête dans le sable et ignorer le problème. Le réveil risque d’être encore plus douloureux.

J’ai déjà évoqué , indépendamment de la contrainte légale , un des obstacles à la régionalisation des emplois , c’est la surrémunération qui pervertit la société réunionnaise dans son ensemble. Un autre facteur tout aussi prégnant à mon avis mérite notre attention : c’est le facteur culturel. Je m’explique.

A chaque fois que la question de l’embauche régionale est évoquée , ceux qui en parlent sont immédiatement taxés par nos maîtres à penser qui ont pignon sur rue de xénophobes , d’arriérés , de paresseux , voire de racistes , y compris par certains Réunionnais eux-mêmes. Il s’agit , à mon sens , de la transposition pure et simple d’une problématique européenne à la société réunionnaise. Raisonner de cette façon quand il s’agit de La Réunion est tout simplement un symptôme supplémentaire de notre aliénation intellectuelle.

Je rappelle que l’exclusion sociale concerne majoritairement une catégorie bien précise de la société réunionnaise : il s’agit des groupes ethniques concernés par l’esclavage et son abolition , c’est-à-dire les Cafres , les Indiens , les Blancs des hauts et les métis de ces trois populations. Ces gens-là n’ont jamais vraiment trouvé leur place dans la société coloniale post-esclavagiste. A cela il convient d’ajouter , pour les descendants d’esclaves et d’engagés , l’héritage du traumatisme de la déshumanisation qui n’a jamais été réparé.

Dès lors , la problématique du « vivre et travailler au pays » est la traduction d’un enjeu un peu particulier : celui du nécessaire enracinement dans un pays mis en valeur par nos ancêtres qui ont été « importés » ici comme des bêtes , y ont vécu et y sont morts comme tels. Quand on nous dit : « Partez pour gagner votre vie » , cela ne peut être que mal vécu par la plupart d’entre nous , même si nous discernons mal la nature de notre trouble. Dans notre mémoire l’exil n’a rien de positif. Pour nous c’est le malheur absolu. Mais ce sont les autres qui décident de ce qui est bon pour nous. Si nous arrivons à entrer dans le cadre qui nous est proposé , alors nous survivrons. Sinon il nous reste la mort , physique ou sociale. Donc , depuis l’abolition , à quelques nuances près , nous restons fondamentalement des exclus pour qui l’avenir se décline , encore et toujours , selon deux options : la soumission à la pensée dominante et dominatrice ou la mort.

Que certains d’entre nous se laissent abuser par les sirènes xénophobes de certaines forces politiques françaises cela est malheureusement inévitable dans notre contexte mais ne change rien au bien-fondé de mon analyse. D’une certaine manière ce phénomène est encore un signe de notre aliénation : au lieu de chercher en nous-mêmes les causes de nos difficultés nous nous approprions une grille de lecture qui nous est étrangère et qui a fait le malheur de nos aïeux. Cela ne va pas nous aider à nous en sortir.

Dans ce débat ampoulé , rempli de formalismes , envahi par le silence assourdissant des non-dits , une petite lumière s’est allumée. Elle est venue d’une jeune , jolie et brillante Cafrine , étudiante, qui a lu Franz Fanon et qui , manifestement , s’y est reconnue. Il est vrai que de l’Océan Indien à l’Océan Atlantique l’humiliation et le mépris ont la même couleur , le sang et la sueur le même goût. Cette jeune dame a donc osé dire devant ce parterre de bien-pensants qu’elle se sentait colonisée. Là aussi , personne n’a relevé le propos. On préfère ne rien entendre. De peur de comprendre ?

Pour ma part , je trouve rafraîchissant que , dans la nuit et le brouillard du politiquement correct , une jeune voix réunionnaise s’élève pour dire à sa façon que notre société est gravement gangrenée. Le fait est si rare qu’il mérite d’être souligné. J’ignore ce que l’avenir nous réserve et ce qu’elle fera de cette lucidité mais j’espère de tout cœur qu’elle gardera cette honnêteté intellectuelle et cette capacité d’indignation.

Qu’en fera-t-elle ? Peut-être le sait-elle. En ce qui me concerne j’ai déjà donné mon point de vue sur l’évolution souhaitable de notre statut si nous voulons retrouver un peu de dignité. Je n’y reviens pas. J’ose espérer qu’elle ne sera pas victime des multiples pièges de ce système qui sait si bien détruire les hommes qui ne pensent pas selon les normes admissibles. Qu’elle évitera d’être détruite. Ou pire. D’être abimée.

Ile de La Réunion, le 02 Mars 2013.

In memoriam

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